Repositionner les profils non diplômés au cœur du marché du travail, tel est l’objectif affiché par le gouvernement dans sa nouvelle feuille de route 2025-2027. Portée par une ambition inclusive et des leviers concrets, cette stratégie entend valoriser toutes les compétences et faire du commerce extérieur un véritable moteur de croissance et de création d’emplois. Entretien avec Khalid Kabbadj, économiste et expert en investissement et en gestion de patrimoine.
Propos recueillis par Ibtissam Z
Finances News Hebdo : La nouvelle feuille de route sur l’emploi accorde une attention particulière aux jeunes sans diplôme. Quelles sont concrètement les opportunités qui leur seront offertes pour accéder à un emploi de qualité ?
Khalid Kabbadj : Le gouvernement a fait le choix d’un réalisme social assumé. Près de 70% des jeunes au chômage ne possèdent pas de diplôme de l’enseignement supérieur, et cette réalité structurelle a été pleinement intégrée dans la conception de la nouvelle stratégie nationale pour l’emploi. Trois leviers concrets et complémentaires leur sont aujourd’hui consacrés. La valorisation de la formation par alternance, pensée en étroite collaboration avec les fédérations professionnelles, permettra chaque année à plus de 100.000 jeunes d’être formés directement en entreprise, au plus près des besoins réels des filières en tension. Ce modèle d’apprentissage ancré dans la pratique constitue une passerelle efficace vers l’emploi durable. Ce système permet une acquisition directe de compétences opérationnelles en contexte réel de travail, facilitant ainsi l’intégration professionnelle dès la sortie du programme. Le déploiement accéléré des Cités des métiers et des compétences (CMC), dont douze sont déjà opérationnelles, vise à ancrer la formation professionnelle dans les dynamiques régionales. Ces CMC deviendront des hubs de compétences de proximité, adaptés aux spécificités locales du tissu productif, avec un accès élargi pour les jeunes non diplômés. Elles proposent des parcours modulaires, souvent co-construits avec les acteurs économiques locaux, et ajustés aux profils variés des apprenants.
Enfin, des dispositifs de reconversion qualifiante de courte durée seront mis en place dans les secteurs à fort potentiel d’exportation, qu’ils soient industriels ou liés aux services. Ces parcours, financés par des mécanismes dédiés via l’OFPPT et renforcés par l’expertise de Maroc PME, offriront une seconde chance à ceux qui aspirent à s’insérer rapidement dans l’économie formelle. D’autres outils renforcent cette approche, notamment la reconnaissance des acquis de l’expérience (RAE), inspirée du modèle norvégien, permettant de certifier les compétences acquises sur le terrain, y compris dans l’informel ou les métiers artisanaux, sans exiger un parcours scolaire classique. En parallèle, des incitations spécifiques sont prévues pour les entreprises formatrices, à travers des primes à l’encadrement, des subventions ou des allègements de charges, dans une logique d’investissement social à long terme. Une réforme ambitieuse est également en cours pour introduire plus tôt, dès le secondaire, des passerelles vers la formation technique, comme cela se fait en Suède ou aux Pays-Bas. L’objectif est de prévenir le décrochage scolaire et d’ouvrir précocement des perspectives concrètes d’emploi. Cette feuille de route ne promet pas un idéal abstrait, mais elle trace un chemin concret vers l’inclusion économique, en misant sur l’expérience, la proximité et l’agilité face aux mutations du marché. Elle porte aussi une ambition, celle de briser les barrières entre diplômes et compétences, et reconnaître la valeur réelle de ce que chacun peut apporter, audelà des parcours académiques. Ce mouvement touche également les territoires éloignés, où des initiatives locales en agriculture durable, artisanat ou tourisme alternatif redonnent à la jeunesse rurale des raisons d’y croire. Il s’agit là d’un tournant culturel profond, mais nécessaire, pour que chaque jeune puisse accéder à un emploi durable et porteur de sens.
F.N.H. : Quelles mesures ont été prévues pour inciter les entreprises à intégrer davantage de profils non diplômés, souvent exclus du marché du travail ?
Kh. K. : Des leviers incitatifs ciblés sont activés et seront renforcés pour transformer le regard des entreprises sur ces talents souvent invisibilisés. Le dispositif «Tahfiz», par exemple, prévoit une exonération des cotisations sociales pendant 24 mois pour toute embauche durable. Il s’ouvre désormais aux jeunes non diplômés issus de parcours qualifiants, marquant ainsi une reconnaissance explicite des compétences acquises hors des filières classiques. Par ailleurs, les entreprises tournées vers l’export bénéficieront de primes à l’insertion pouvant atteindre 30.000 dirhams par recrutement, à condition d’intégrer des jeunes formés dans les CMC ou via des dispositifs de reconversion. Cette mesure vise à conjuguer compétitivité économique et impact social, en intégrant ces profils dans des chaînes de valeur à fort potentiel. Enfin, des conventions de branche sont en cours de finalisation avec les fédérations de l’automobile, du textile et de l’agro-industrie, afin de former et insérer 150.000 jeunes d’ici 2027, sans exigence de diplôme académique. L’enjeu est de replacer la compétence pratique et l’expérience au cœur des critères de recrutement. Mais cette dynamique ne peut reposer uniquement sur la volonté individuelle. Elle suppose une mobilisation collective, structurée autour de mécanismes incitatifs ciblés, inspirés de modèles européens performants, comme en Allemagne, en Suède ou aux Pays-Bas.
À ce titre, plusieurs leviers concrets sont déployés, comme des primes à l’embauche et exonérations sociales pour les entreprises accueillant des jeunes sans qualification; des aides à la formation interne, suivant le modèle «Dual Training System» germanique; ainsi que des dispositifs d’accompagnement RH coordonnés par Maroc PME et l’Anapec, pour sécuriser les processus d’intégration, notamment dans les TPME régionales. Un projet de label «Entreprise inclusive» est également à l’étude. Il viserait à valoriser les employeurs engagés dans l’inclusion de profils non diplômés, leur offrant une reconnaissance dans les appels d’offres publics et auprès des partenaires institutionnels. Ces dispositifs visent à reconnaître une intelligence pragmatique, longtemps restée en marge, mais essentielle à la vitalité économique. Cette reconnaissance passe aussi par l’intégration des parcours non linéaires dans la commande publique. Ainsi, les entreprises qui valorisent l’inclusion bénéficieront de points supplémentaires dans les marchés publics, selon une logique d’achats socialement responsables. Au-delà des incitations financières, c’est aussi une nouvelle culture du recrutement qui s’installe, où l’expertise acquise sur le terrain est pleinement valorisée et où l’entreprise devient un espace d’apprentissage et de reconnaissance. Ce n’est pas une faveur, mais un pari économique lucide.
F.N.H. : La feuille de route 2025-2027 vise à faire du commerce extérieur un levier de croissance et d’emploi. Quelles retombées concrètes peut-on en attendre notamment pour les jeunes ?
Kh. K. : L’exportation ne doit plus se réduire à des indicateurs macroéconomiques. Elle est appelée à devenir un moteur actif de création d’emplois durables. Cette ambition passe par l’élargissement des écosystèmes industriels intégrés, conçus pour attirer les investissements et générer des milliers de postes qualifiés. Le secteur automobile à lui seul devrait créer plus de 45.000 emplois directs d’ici 2027, selon les projections du ministère de l’Industrie. Mais au-delà des chaînes de production, ce sont les services connexes à l’export qui montent en puissance : maintenance industrielle, logistique, numérique…, autant de segments en pleine expansion, qui offrent des débouchés concrets pour les jeunes formés. La plateforme Tanger Med skills center en est un exemple emblématique : elle forme chaque année plus de 3.000 jeunes à ces métiers d’appui, illustrant la convergence entre stratégie industrielle et inclusion professionnelle. À côté des grandes filières industrielles, des dispositifs spécifiques visent également à accompagner les jeunes entrepreneurs et créateurs, notamment via des plateformes numériques d’export, des hubs de formation digitale et des soutiens à l’e-commerce.
Cette stratégie s’appuie aussi sur une régionalisation active du développement exportateur, avec la volonté de renforcer les écosystèmes industriels dans les zones périurbaines et rurales. Cette approche territorialisée contribue à créer de l’emploi de proximité et à réduire les fractures régionales. Parallèlement, des parcours professionnalisants liés à l’export sont développés, inspirés des modèles nordiques, avec immersion en entreprise dès les premiers mois et des formats courts, qualifiants et adaptés. L’objectif est de permettre aux jeunes, même sans formation initialement longue, d’intégrer des filières à fort potentiel. Enfin, l’entrepreneuriat exportateur fait l’objet d’un accompagnement renforcé, coordonné notamment par l’AMDIE et Maroc PME, avec un accès facilité au financement, à l’appui technique, et à la mise en réseau avec des marchés internationaux. Plus qu’un moteur économique, l’exportation devient aussi un levier d’émancipation, en permettant à de nombreux jeunes de se projeter au-delà de leurs horizons initiaux, d’oser, d’entreprendre et de bâtir une trajectoire qui dépasse les frontières.
F.N.H. : Quels secteurs ou filières ont été identifiés comme moteurs pour la création d’emplois dans les prochaines années ?
Kh. K. : La feuille de route ne parie pas sur un secteur unique, mais sur un ensemble cohérent de filières à fort potentiel, capables de répondre à la fois aux défis économiques et aux aspirations de la jeunesse. L’automobile demeure un pilier avec 220.000 emplois directs déjà créés et une projection à 300.000 d’ici 2030. L’industrie combine chaînes de montage, composants électroniques, ingénierie et innovation. Ce modèle, inspiré des approches scandinaves, valorise l’apprentissage par la pratique, avec des formations courtes, professionnalisantes et largement ouvertes aux jeunes non diplômés. L’aéronautique, en pleine expansion, génère une demande soutenue en techniciens spécialisés dans l’usinage, la maintenance (MRO) ou l’assemblage. Avec une croissance de 20% par an en valeur exportée, ce secteur mise sur des profils opérationnels formés via des certificats de spécialisation ou des parcours modulaires. L’agroalimentaire, pilier de l’économie territoriale, se développe sur l’ensemble du pays à travers les industries de transformation. Il permet une insertion rapide dans les métiers de la production, de la logistique ou du contrôle qualité. Il s’impose aussi comme un levier de modernisation des filières rurales, notamment dans les régions à fort potentiel agricole. Le textile technique et écoresponsable se réinvente (tapisserie, cuir, bois, matériaux biosourcés).
Ces filières, souvent délaissées, retrouvent une attractivité grâce au compagnonnage, aux CMC et à la demande croissante pour des produits traçables, durables et de qualité. Les énergies renouvelables, la chimie verte et les matériaux avancés ouvrent de nouveaux gisements d’emplois dans l’installation, la maintenance et l’ingénierie locale. Ces secteurs allient innovation, durabilité et accessibilité pour les jeunes grâce à des formations qualifiantes courtes, en alternance. Loin de se limiter à la production, l’industrie manufacturière adopte une nouvelle dynamique. Ainsi, chaque usine devient un laboratoire, chaque chaîne de montage une opportunité d’innovation technologique au service de l’emploi. Le virage digital est également au cœur de la stratégie. En effet, les services IT externalisés gagnent du terrain dans les villes intermédiaires, offrant des débouchés dans le cloud, le support, la cybersécurité ou le développement. Des formations accélérées, notamment en coding ou en cybersécurité, permettent à de nombreux jeunes de s’insérer rapidement, y compris sans diplôme universitaire classique. L’artisanat haut de gamme, quant à lui, conjugue tradition et innovation. Il offre des emplois valorisant les savoir-faire dans des domaines comme la maroquinerie, la bijouterie ou l’ameublement, avec une forte orientation vers les marchés étrangers. Des secteurs comme le bâtiment évoluent aussi vers plus de durabilité, autour de projets de smart cities et d’infrastructures écoresponsables. Le BTP devient un champ d’innovation urbaine, créateur d’emplois qualifiés et porteurs de sens. Ces filières ne se contentent pas de recruter, elles forment, accompagnent, valorisent les parcours atypiques, et ouvrent la voie à une économie où chaque talent trouve sa juste place. C’est dans l’équilibre entre innovation technologique, relocalisation industrielle et valorisation des savoir-faire que se dessinent les emplois de demain.
F.N.H. : Au-delà des actions à court terme, quelles réformes structurelles sont envisagées pour améliorer durablement l’employabilité, en particulier celle des jeunes ?
Kh. K. : Le Royaume engage une refonte en profondeur de ses leviers de formation, d’orientation et de reconnaissance des compétences. La gouvernance de la formation professionnelle évoluera vers un modèle plus agile, intégrant pleinement les entreprises dans la définition des contenus pédagogiques. L’objectif est de rapprocher l’offre de formation des réalités économiques, et fluidifier les passerelles vers l’emploi. L’employabilité des jeunes ne peut plus reposer sur une vision rigide et dépassée. Elle devient un champ d’innovation, où l’audace et les compétences concrètes prennent le pas sur les logiques de diplôme. En amont, l’orientation scolaire sera progressivement rénovée, avec l’introduction de modules sur les métiers d’avenir, l’entrepreneuriat et les compétences numériques dès le collège.
Ce changement vise à décloisonner les parcours, et à offrir aux jeunes des perspectives concrètes dès le plus jeune âge. Le statut des auto-entrepreneurs fera aussi l’objet d’une modernisation, avec un appui renforcé à leur formalisation, à l’accès au financement et aux marchés publics. En parallèle, un chantier législatif est lancé pour reconnaître les compétences acquises par l’expérience, notamment pour les travailleurs informels ou issus de trajectoires non linéaires. Par ailleurs, plusieurs réformes s’inspirent des systèmes les plus performants en Europe du Nord, à savoir modernisation de la formation professionnelle avec des parcours en alternance plus accessibles; renforcement des partenariats public-privé pour connecter les jeunes aux entreprises; dispositifs d’accompagnement global de l’orientation à l’insertion centrés sur les besoins réels du marché. La promotion de l’entrepreneuriat figure aussi parmi les priorités. Des programmes dédiés permettront aux jeunes porteurs de projets de bénéficier d’un accompagnement stratégique, d’incubateurs et d’un accès facilité au financement, pour créer leur propre activité dans des filières émergentes. Avec cette feuille de route, le Maroc dépasse le constat, il bâtit un modèle d’employabilité fondé sur la compétence, la mobilité sociale et la dignité par le travail. Une ambition résolument tournée vers l’inclusion et l’avenir. La digitalisation du marché du travail permettra également de fluidifier l’accès aux opportunités, notamment à travers une plateforme nationale d’emploi facilitant la rencontre directe entre talents et employeurs, sans intermédiaires ni barrières administratives inutiles.