Par Rachid Achachi, chroniqueur et DG d'Arkhè Consulting
Le concept de «résilience» nous vient du champ scientifique de la physique, et désigne la capacité d’un matériau à résister à un choc en se déformant, sans pour autant rompre ou casser. Il permet par conséquent de mesurer le degré d’élasticité d’un matériau.
Très rapidement, ce concept se diffusa au sein d’autres disciplines telles que la psychologie ou encore le management.
L’idée demeure toujours la même, résister sans rompre, tout en acceptant de changer structurellement pour y arriver. Ainsi, qu’il s’agisse d’un matériau, d’un individu ou d’une entreprise, la résilience se trouve au cœur des processus adaptatifs.
Dans le cas d’une entreprise, la résilience implique une forte capacité d’adaptation et d’intégration constructive, de nature à permettre à l’organisation d’évoluer organiquement, en épousant les évolutions de l’environnement, voire en les anticipant. Cela implique aussi que ces changements ne doivent pas dépasser le seuil de résilience. Cependant, notre époque est caractérisée depuis à peu près deux décennies par une rupture de paradigme, dont on ne mesure pas encore pleinement l’ampleur ni les conséquences à moyen et à long terme. On parle désormais de plus en plus d’un environnement VUCA.
VUCA est un acronyme d’origine militaire qui sert à désigner un environnement hautement volatil, incertain, complexe et ambigu. Ce qui d’ailleurs caractérise les conflits modernes.
On pourrait dire a priori que cela définit le monde en tant que tel. Car qui pourrait affirmer que la complexité ou encore l’incertitude n’est pas le propre de la vie ?
Mais comme on dit, c’est la dose qui fait le poison. Puisqu’au-delà d’un certain niveau, la volatilité n’exprime plus un écart statistique par rapport à une tendance, mais devient le propre même du fonctionnement du marché, avec une incapacité à deviner ou à déceler une tendance. Autre exemple, au-delà d’un certain niveau, l’incertitude n’exprime plus une marge de risque raisonnable, mais devient paralysante en raison d’une absence totale de repères.
Ce type de paradigme, l’humanité en a connu plusieurs. Il caractérise toutes les périodes de ruptures historiques. Cependant, la temporalité, le rythme et l’ampleur ne sont fondamentalement pas les mêmes, puisque l’économie mondiale, autant que les sociétés humaines, ont été très rapidement, trop rapidement j’ai envie de dire, projetées ces vingt dernières années dans un environnement VUCA auquel on n’a pas été préparé.
Le premier saut qualitatif eut lieu avec les attentats du 11 septembre 2001, qui marquent la fin du moment unipolaire et le retour triomphant mais chaotique de la dimension civilisationnelle et religieuse, qui prit la relève des idéologies.
La crise de 2008 acta la remise en cause du capitalisme libéral et de la rationalité des marchés. La pandémie COVID-19 en 2020, et surtout les mesures politiques et sanitaires mises en place par les gouvernements, ont désarticulé une mondialisation déjà mise à mal par la crise de 2008, tout en projetant des centaines de millions de personnes autant dans la précarité économique que dans la détresse psychologique.
Et le paroxysme fut atteint avec la guerre russo-ukrainienne, qu’on nous présente de plus en plus dans une perspective apocalyptique, celle d’une guerre nucléaire totale, et sous un prisme médiatique fortement manichéen.
Il en résulte une situation d’anomie pour reprendre Durkheim (du grec a-nomos, qui signifie littéralement absence d’ordre, de valeurs communes, de loi,…), à laquelle les Etats et les médias tentent de répondre à travers un narratif manichéen et angoissant, faisant appel à notre dimension la plus archaïque, celle du désir de sécurité par le troupeau.
La guerre de la vie contre la mort, du bien contre le mal, de la démocratie contre la dictature ou encore de l’économie contre la finance, voilà des dichotomies auxquelles nous sommes désormais habitués, et qui empêchent la possibilité même d’une quelconque nuance. Un aphorisme de Nietzsche résonne aujourd’hui plus pertinemment que jamais : «Malheur à moi, je suis une nuance».
Si le recours à ces simplifications permet d’entretenir une certaine résilience, de mobiliser les gens et de retarder les mouvements dialectiques profonds qui traversent nos sociétés, le changement trop brutal et rapide de ces phases, finit par saturer nos capacités adaptatives et épuiser à terme notre résilience.
Le narratif devient inopérant voire paralysant, cédant ainsi la place à l’incertitude et à l’angoisse. Nous cessons d’être les sujets dans notre environnement pour en devenir les objets.
Dans ce contexte, les individus autant que les entreprises se retrouvent désarmés. Investir ou épargner, salariat ou entreprenariat, … et souvent ni l’un ni l’autre, à l’image de l’âne de Buridan qui ayant autant soif que faim, finit par mourir de soif et de faim devant du foin et un seau rempli d’eau.
L’approche empirique, celle fondée sur nos expériences passées, devient inopérante, et le recours à d’anciens schémas éprouvés par le temps est impossible en raison de la marche présentée comme irrésistible du progrès.
Le stress autant organisationnel qu’individuel devient contre-productif, autrement dit, il ne transmute plus en capacité adaptative. De même, l’ultra-spécialisation de notre époque, combinée à la division internationale du travail et à une approche de plus en plus techniciste, y sont pour beaucoup.
Notre environnement, faute de pouvoir être notre milieu, n’est plus perçu comme traversé par des faits sociaux totaux, mais comme un agrégat de réalités distinctes et séparées. Les simulacres s’accumulent, et la réalité dans toute sa complexité n’attend que d’être exhumée.
Car, pour reprendre l’idée d’agrégat, la réalité, notre réalité, est constituée d’une multitude de couches dans une logique de sédimentation, ces dernières (les couches culturelles, économiques, sociales, sociétales,…) fonctionnent dans une logique synchronique et non diachronique. Autrement dit, elles existent en synergie et non à tour de rôle ou de manière linéaire.
Car du point de vue structuraliste qui est le mien, chaque «fait social total» pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, est le produit d’une synergie complexe, où chaque strate communique en permanence avec les autres, à l’image d’une symphonie où plusieurs instruments jouent des notes différentes mais dans une alchimie qui produit du beau, et donc du vrai. Il s’agit là d’une polyphonie harmonieuse et non d’une cacophonie comme dans un environnement VUCA.
Ainsi, l’individu, fierté et héritage d’une modernité en crise, demeure malgré les postulats philosophiques, traversé et structuré par des dimensions profondes, voire archaïques.
Son imaginaire, son inconscient autant individuel que collectif demeurent toujours actifs, bien que latents. Car l’indigence symbolique dans laquelle l’individu évolue aujourd’hui ne lui procure comme exutoire que des schémas de compensations marchands et/ou libidinaux, qui ne sont pas de nature à développer sa créativité, sa curiosité et son élan vital.
Puisque les personnes, que je distingue des individus, sont avant tout des êtres sémantiques, soient assoiffées de sens.
Le sens est une motivation intrinsèque qui permet aux personnes durant les pires tempêtes de leur existence, de ne pas baisser les bras, en s’accrochant à ce qui échappe à l’absurdité, aux tragédies et à l’arbitraire du monde. Un peu à l’image d’un Ulysse, qu’une corde rattache solidement au mât du bateau, lui permettant tout en écoutant le chant hypnotisant des sirènes, de ne point leur succomber. C’est le fondement même de la résilience.
Or, nos sociétés autant que nos entreprises ont-elles un sens aujourd’hui ? En produisent-elles ? Nous nourrissent-elles à ce niveau ? Sont-elles seulement capables de les appréhender et de les identifier ? La question me semble par bien des aspects être rhétorique. Car appréhender le sens des choses revient à être outillé pour. C’est là que la transdisciplinarité intervient, non comme un cheveu sur la soupe, mais comme un Deus ex machina. Puisque appréhender la complexité de notre environnement ne peut aucunement se faire à travers la gouttière étroite d’une discipline unique, ou même de plusieurs, mises l’une à côté de l’autre.
La pluridisciplinarité est avant tout une disposition mentale à la synthèse. Elle implique une maîtrise relativement importante du corpus théorique et pratique de plusieurs disciplines, mais elle est avant tout, l’art de les agencer et de les combiner adéquatement en fonction de chaque situation.
Elle peut permettre autant aux entreprises qu’aux personnes, d’appréhender leur environnement dans ce qu’il a de plus complexe et de plus organique. Elle permet également de penser l’homme dans sa totalité, autrement dit d’un point de vue anthropologique.
Edward Bernays, le célèbre publiciste austro-américain et neveu de Freud, est le père fondateur autant de la propagande d’Etat que de la propagande d’entreprise qu’on appelle aujourd’hui marketing. Car là où beaucoup ont vu à juste titre dans la psychanalyse une thérapie de l’âme, Bernays y a vu une grille de lecture aux usages multiples.
Une pluralité d’autres disciplines naîtront sur le terreau fertile des synergies transdisciplinaires. La géopolitique, la psycho-sociologie, la médiologie (Régis Debray), la mésologie (Augustin Berques), l’anthropologie appliquée à l’économie (Emmanuel Todd), la socio-démographie,…
Ces nouvelles disciplines ne sont pas le produit du caprice de tel ou tel intellectuel. Elles constituent des réponses intellectuelles à une urgence, à un nouvel environnement qui ne peut désormais être enfermé dans les souliers étroits d’une discipline.
En permettant de capter de nouveaux pans du réel, cette approche permet de réduire les niveaux d’incertitude, de volatilité, d'ambiguïté et de complexité. Elles permettent donc d’augmenter notre résilience face aux chocs, qui de fait perdent leur dimension exogène, pour devenir endogènes, puisque désormais intelligibles.
Ainsi, le monde de l’entreprise ne peut continuer à entretenir une docte cécité dans un environnement VUCA, voué à s’installer dans la durée. Réconcilier le monde de l’entreprise avec les sciences humaines et sociales devient tout simplement vital.
Quitter la zone de confort, celle des certitudes et des schémas comportementaux habituels, ne doit plus être une réaction maladroite et improvisée aux changements de l’environnement, mais un dialogue permanent avec ce dernier, dont la transdisciplinarité est le langage.
Ainsi, la verticalité des structures doit céder la place à la souplesse et à l’horizontalité. L’ultra-spécialisation à la polyvalence, la rigidité structurelle à l’organicité, les règles aux rituels, le conformisme à la curiosité et à la créativité, l’enfermement mental à la transdisciplinarité.
La résilience n’est donc pas un acquis, mais une flamme qui s’entretient. Von Hayek disait qu’il serait un mauvais économiste celui qui ne serait qu’économiste. Il en va de même pour les managers et les chefs d’entreprise.