A la suite de la publication d’une série de papiers sur notre analyse des origines de l’inflation au Maroc, La Quotidienne a publié une tribune critique de nos thèses. Ce travail de bonne qualité contribue à enrichir le débat économique dans notre pays, partant du principe que personne ne détient la vérité. Toutefois, on peut regretter dans la démarche de notre contradicteur, beaucoup d’arguments sans preuves fondées sur des faits et des chiffres et des déclarations souvent sans références.
Ses reproches à notre thèse tournent autour de deux arguments majeurs : la critique de notre choix de l’indicateur M3/PIB en tant que mesure de la création monétaire et notre contestation de la thèse de l’inflation importée.
Pour rappel, pour nous, l’inflation au Maroc comme partout dans le monde est d’origine monétaire, déclenchée par la Covid-19 et accélérée par la crise énergétique consécutive à l’agression russe en Ukraine.
Première objection : pourquoi M3 ?
Notre contradicteur conteste notre choix de M3 en tant que mesure de la création monétaire. Il lui aurait préféré la composante liquide de la masse monétaire, à savoir M2, car selon lui : «le risque que j’aille acheter massivement des tomates ou un smartphone avec mon argent bloqué sur mon compte à terme, est me semble-t-il quasiment nul, vu le coût que je devrais supporter pour convertir cet actif non liquide en monnaie sonnante et trébuchante».
Premièrement, la composante liquide de la masse monétaire est M1 et non M2. Dans M2, on trouve l’argent bloqué dans le compte à terme de notre contradicteur et qu’il ne pourra pas ‘utiliser pour acheter massivement des tomates ou un smartphone’. Par ailleurs, toutes les composantes de la masse monétaire ont progressé plus rapidement que le niveau de production entre 2005 et 2020, et ce quelle que soit la période retenue.
Taux de croissance de la masse monétaire par rapport à la production
|
2005-2015 |
2015-2020 |
2005-2020 |
M1 |
8,0% |
7,6% |
7,8% |
M2 |
8,1% |
7,1% |
7,7% |
M3 |
8,5% |
5,3% |
7,4% |
PIB |
6,0% |
1,7% |
4,5% |
Source : ministère des Finances
Quant à l’explication avancée que : «le surplus monétaire constaté durant cette période à travers l’évolution de M3 a davantage nourri la croissance des marchés financiers que l’économie réelle», elle ne s’appuie sur aucun fondement factuel. En effet, les spéculations boursière et immobilière ont pris fin avec la crise de 2007, comme en témoigne le graphique suivant. Depuis, nous assistons à une fuite de capitaux de la Bourse et non vers la Bourse.
Source : Bourse de Casablanca
Troisièmement, l’inflation ne résulte pas de l’offre de monnaie (masse monétaire), mais de sa demande (contreparties de la masse monétaire). En d’autres termes, l’argent bloqué dans le compte à terme de notre contradicteur ne reste pas dans le bilan de sa banque pour «faire joli», il est transformé en crédits qui alimentent la demande globale et donc les prix. C’est la transformation qui fait l’inflation et non la création. Autrement dit, dans une économie moderne, c’est avec ce crédit qu’on achète ‘massivement des tomates ou un smartphone’ et pas avec le compte à terme de notre contradicteur. Ainsi, les crédits à l’économie ont progressé entre 2005 et 2020 en moyenne de 9,4% par an (source ministère des Finances), battant ainsi en brèche l’explication d’une création monétaire ayant servi uniquement les marchés financiers. La création monétaire a bel et bien été orientée vers l’économie réelle.
Quatrièmement, notre contradicteur explique la hausse de M3 entre 2015 et 2019 (découpage retenu dans l’analyse de notre contradicteur), comme suit : «Ainsi, au moment où les crédits à la consommation ont quasiment stagné durant la période, ceux destinés à l’immobilier ont connu une croissance importante, à l’origine certes d’une hausse importante des prix des biens immobiliers». Tout d’abord, ni les crédits à la consommation n’ont stagné, ni les crédits immobiliers n’ont pas augmenté plus que la moyenne des autres crédits. Leur structure est restée stable entre 2007 et 2020, comme le montre le graphique suivant :
Source : Bank-Al-Maghrib
En outre, contrairement à ce que notre contradicteur avance, les prix des biens immobiliers n’ont pas affiché une croissance importante. Ils ont progressé en moyenne de 1,3% entre 2006 et 2020 et de 1,8% entre 2015 et 2019, comme le montre le graphique suivant :
Source : Indice des prix des actifs immobiliers, BAM
Deuxième objection : Le choix du PIB
Notre contradicteur nous reproche d’avoir choisi le PIB comme dénominateur dans notre analyse de la création monétaire au Maroc. Il justifie son objection par le fait que l’économie marocaine comporterait une part importante d’informel qu’il a située entre 30% et 40% (sans citer de sources). Il reconnait que, même si la comptabilité nationale prend le phénomène en compte, il n’en demeure pas moins vrai que la démarche, selon lui, se fonderait sur des estimations sous évaluant son poids dans l’économie marocaine (sans apporter de preuves).
Par cette affirmation, notre contradicteur vient de donner un coup de massue à un pan entier de la recherche empirique fondée sur des estimations issues d’enquêtes. D’ailleurs, le PIB du secteur formel est lui-même estimé sur la base de différentes enquêtes. Dans ce cas, pourquoi accepter les enquêtes pour l’estimation du PIB formel et les rejeter pour le PIB informel ? Son seul argument est que «les plus belles estimations du monde ne peuvent donner que ce qu’elles ont» et de conclure sur la base de cet argument imparable qu’il «est fort probable que le poids de l’informel soit sous-estimé dans le calcul du PIB marocain».
Relativement à la part de l’informel, elle se situerait entre 11,5% du PIB (HCP, 2013), 21% du PIB non agricole (Roland Berger, 2014), 34% en moyenne sur la période 1991-2015, selon le FMI, et 31,3% du PIB sur la période 2006-2017, selon BAM. A en croire ce dernier rapport, cette part serait même en régression (40% entre 1988 et 1998, 34% entre 2009 et 2018 et 30% actuellement). Par conséquent, non seulement le PIB est correctement estimé, mais si on doit intégrer la part de l’informel qui baisse dans le temps, le niveau M3/PIB serait plus élevé à l’arrivée (2020) qu’au départ de la période que couvre notre analyse (2005), ce qui conforte notre thèse d’une création monétaire supérieure au rythme de production.
Troisième objection : l’origine monétaire de l’inflation
Selon notre contradicteur : «Si le mal, soit la politique monétaire prétendument laxiste de BAM, remonte à 2005, il a fallu quand même attendre environ 15 ans pour que cela produise ses effets».
Ce que notre contradicteur ignore, c’est que les phases de forte création monétaire ne déclenchent la spirale inflationniste qu’à l’occasion de chocs exogènes qui modifient le comportement des agents et leurs anticipations. Ce fut bien le cas en 1973 avec la crise pétrolière et à peu près 50 ans plus tard avec la Covid-19. En pleine pandémie, nous avions rédigé en avril 2020, ce qui suit : «Le ralentissement de la circulation monétaire consécutif au confinement plongera le Maroc davantage dans la déflation dont il n’est pas arrivé à se dégager bien avant cette crise. Mais en deçà d’un certain seuil de dégradation de la production nationale, toutes les composantes de la demande (consommation, investissement, dépenses publiques et exportations) s’effondreront concomitamment et surtout brutalement. Pour maintenir la paix sociale dans le pays, seul le recours à la planche à billets permettra de sauver la situation, pour un temps. Ensuite, nous assisterons rapidement à une hausse vertigineuse du chômage et à une forte inflation, dont on ne viendrait à bout qu’après plusieurs années et au prix de grands sacrifices économiques et sociaux». Nous savions que cette pandémie allait entraîner des conséquences inflationnistes et nous avions mis en garde contre ce risque. A ce moment-là, notre contradicteur, aux côtés de M. Lahlimi et M. Akesbi, appelaient à ouvrir les vannes de la liquidité pour créer de la croissance et des emplois.
Quatrième objection : le tropisme énergétique, puis alimentaire de l’inflation
Ensuite, notre contradicteur nous explique la dynamique inflationniste actuelle par la crise énergétique mondiale. Ce faisant, il confond déclencheur, accélérateur et racine d’un déséquilibre économique. Effectivement, la pandémie a été ce choc qui a déclenché l’inflation actuelle, tout comme la crise pétrolière de 1973 avait entamé la stagflation des années 70 et 80. La crise énergétique et le conflit ukrainien en étaient les accélérateurs. Mais cette inflation ne se serait pas autant propagée et surtout n’autant pas duré autant dans le temps, si la demande, financée à crédit par une création monétaire excessive, n’était pas là pour la soutenir. Et pour preuve, même avec la baisse des cours des hydrocarbures de 38,1% à partir de mars 2022, l’inflation a non seulement persisté, mais elle s’est accélérée.
Source : Trading Economics
Pour renforcer son propos, notre contradicteur a cité l’économiste Charles Gave, qu’il a qualifié «d’excellent» et pour lequel : «l’économie, c’est avant tout de l’énergie transformée». Il a juste oublié de préciser que Charles Gave est un éminent monétariste et disciple de Milton Friedman. Dans une tribune publiée sur son site en janvier 2022, il reprend intégralement à son compte l’explication monétariste de l’inflation actuelle, en étayant par des faits et chiffres à l’appui la phrase célèbre de son maitre : «l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire».
Toutefois, le cœur de son objection à notre thèse, dit-il, réside au niveau tropisme désormais alimentaire de la hausse des prix dont l’élasticité est rigide (variation des quantités d’un bien à la suite de la variation de son prix). Il illustre sa réflexion par la métaphore suivante : «Ainsi, que M1, M2 ou M3 augmentent, cela ne se traduira aucunement par une augmentation fulgurante de la demande de tomates, de carottes ou d'oignons. Il en résulte que non, les légumes ne coûtent pas plus cher car les Marocains ont plus ou trop d’argent». Pour lui, la hausse des prix des produits alimentaires serait expliquée par des lacunes de l’offre, dans le sillage de l’analyse de M. Lahlimi.
Toutefois, l’analyse des chiffres montre que si l’inflation concerne majoritairement les produits alimentaires, d’autres poches sont concernées. Ainsi, à fin mars 2023, l’habillement a progressé de 4,9%, le transport de 5,1%, l’enseignement de 4,5% et l’hôtellerie de 6,2%. Comment expliquer ces hausses dans ce cas ? D’autre part, l’expansion monétaire ne se traduira certes pas par une hausse de la quantité demandée de tomates, de carottes ou d’oignons, elle se traduira juste par une augmentation de leurs prix. En effet, leur élasticité étant rigide, comme le rappelle à juste titre notre contradicteur, les Marocains réduiront ainsi leurs dépenses ailleurs pour les acheter, car ils ne pourront pas réduire leur consommation de ces produits quand leurs prix augmentent. Quant aux problèmes structurels de l’offre, la forte volatilité de l’indice des produits alimentaires montre que ces problèmes ne sont pas aussi structurels que cela, sans parler du fait que ces lacunes ont toujours existé et pourtant, les prix n’avaient pas connu une telle envolée.
Enfin, nous arrivons au cœur de la thèse de notre contradicteur. Il explique la hausse des prix de l’énergie à l’échelle mondiale par : «les politiques monétaires, pour le coup réellement laxistes, menées par les plus grandes Banques centrales occidentales (FED, BCE, BOE) depuis 2008, et à des niveaux plus importants durant la période Covid». Selon lui, la dynamique inflationniste actuelle a bel et bien commencé avec la crise énergétique mondiale, ce qui donna un caractère éminemment importé à l’inflation que nous vivons. Cette crise énergétique est, toujours selon lui, à chercher dans les politiques monétaires réellement laxistes, menées par la FED, BCE, BOE, etc. En conclusion, l’inflation au Maroc n’est pas monétaire, elle est juste monétaire !
Nabil Adel (enseignant chercheur)