Il faut avoir la foi bien chevillée au corps pour exercer le métier de libraire, tant celui-ci se retrouve exposé à un marasme galopant. La profession se porte mal. Plongée dans un monde incertain.
Par R. K. Houdaïfa
«S’ils avaient un brin de lucidité, ils auraient monté un fast-food. Sûr qu’ils auraient gagné énormément d’argent, alors que maintenant ils ne font que perdre». Ainsi, s’exprimeront les gourmets du livre qui adorent lécher les vitrines des librairies, se délecter les yeux des nourritures spirituelles qu’elles affichent, ultime jouissance avant d’en faire provision. Des propos amers qui en disent long sur la détresse des libraires.
Ultime qualité d’un libraire : être informé, être au fait de toute nouveauté
Quel est le profil d’un libraire ? C’est quelqu’un qui est, tout d’abord, doué d’une vertu essentielle : la bibliophile. Il nourrit une passion effrénée pour la lecture, fréquente les grands esprits, fait des livres son pain quotidien. En outre, il doit être plein de soins pour sa clientèle, à qui il doit prodiguer des conseils, lui transmettre son intérêt pour telle ou telle parution, adapter ses acquisitions à son plaisir et à ses goûts.
Le métier de libraire est incertain à plusieurs titres. Vous qui entrez dans le livre, laissez toute espérance de fortune. Par la force des choses. Le livre étant une denrée précaire. Quantité de nouveautés tiennent la route trois à quatre semaines, puis subissent une décote. Une parution durera un mois au maximum. Si elle n’est pas écoulée pendant cette période, le libraire la gardera sur les bras. Car trois mois après, elle sera éditée en format de poche et vendue au tiers de son prix initial. Soit.
«Tout dépend du succès du livre. S’il n’est plus dans les top ventes, il est édité en poche mais tant qu’il figure parmi les best-sellers dans le pays où il a été édité, ils continuent à le proposer en grand format. Mais le problème au Maroc est que les gens commencent à réclamer le livre dès son apparition et le temps que le libraire le reçoive avec 2/3 semaines de retard, la fièvre est déjà tombée. Par ailleurs, beaucoup ne sont pas pressés de l’acheter et préfèrent attendre la sortie du format poche», nous dit Karima Benjama, propriétaire de la librairie «Bloom Books & more», à Casablanca.
Cet avatar auquel échappent seulement les livres de «fond» (encyclopédies, dictionnaires, œuvres majeures, ouvrages de référence), et les embarras qui s’ensuivent, ont amené la plupart des librairies à exploiter le filon que fait miroiter le livre scolaire. En vérité, juste de quoi glaner un pécule maigrelet. Car la marge consentie sur cette catégorie est sévèrement réduite (10% sur le livre scolaire local, 25% quand il est importé).
Seul oxygène : le livre scolaire
De surcroît, les programmes ont la fâcheuse manie de changer sans crier gare. Toujours est-il que la rentrée scolaire rapporte à un libraire quinze à vingt millions de centimes de marge bénéficiaires (c’est un chiffre qui peut varier d’une librairie à une autre). Une bouffée d’oxygène, il faut dire.
Malheureusement, l’asphyxie se profile à l’horizon déjà brouillé des libraires. Maintenant, ils sont court-circuités. Les diffuseurs s’adressent directement aux écoles et aux facultés. Celles-ci sautent sur l’aubaine, d’autant qu’elles ne paient pas un sou d’impôt sur les ventes et qu’il leur est loisible de fixer le prix qu’elles désirent. Rien qu’une école, elle peut récolter, pour la rentrée, 70 millions de centimes de bénéfices. Appréciez le manque à gagner pour les libraires.
Et si la jeune «Bloom Books & more» ne propose pas de livres scolaires, c’est parce que «cela demande une grande connaissance des circuits et une grande expertise, d’autant plus que les maillons de la chaîne du livre sont cassés au Maroc et il existe une confusion des rôles», nous confie la maîtresse de céans.
Revenons aux fameuses marges. Si l’on prend en compte le fait que la quote-part du libraire est de l’ordre de 30% sur les beaux livres, les ouvrages de littérature et de sciences humaines 25% lorsqu’il s’agit du livre scientifique et technique, on s’aperçoit qu’il se taille la part du lion puisque 10% du prix sont versés à l’auteur, 35% à 40% sont absorbés par le coût de fabrication, entre 10 et 15% reviennent au distributeur, et seulement 5% à 10% à l’éditeur. Seulement, c’est aussi le libraire qui prend le plus de risques; comme il n’y a pas de retour, il est condamné à conserver un titre non écoulé.
«Pour compléter cette distribution de marges, il faudrait préciser que tous les facteurs supplémentaires devraient être pris en considération (I) c’est le libraire qui finance la totalité du stock et (II) les invendus viennent grever la marge (III) les livres exposés et manipulés sont généralement invendables. Au final, la marge réelle du libraire est bien inférieure à celles de beaucoup d’autres acteurs du livre», précise Karima Benjama.
Or, mis à part les manuels scolaires, ou quelques heureuses révélations, les titres réalisent des scores peu flamboyants.
«Certains articles deviennent très rapidement obsolètes comme les agendas, les guides touristiques, les éditions annuelles et tous les livres de fond réédités sous de nouvelles couvertures en plus des lectures scolaires proposées par les prescripteurs sous des éditions spécifiques», commente Benjama.
Faute de lecteurs ? L’idée, fort répandue, que le livre ne fait pas partie des habitudes de consommation marocaines, est battue en brèche par une enquête sur les pratiques culturelles des Marocains, initiée en 2016 par l’Association Racine pour le développement culturel au Maroc et en Afrique. Le sondage réalisé établit que 64,3% de Marocains n’ont acheté aucun livre au cours des 12 derniers mois qui ont précédé l’enquête alors que 35,7% ont acheté des livres durant la même période.
Incroyable ! On croit tenir un paradoxe, il est vite levé : un grand nombre des enquêtés estiment que le prix du livre est trop élevé. N’étant pas prêts à se vider les poches pour gagner le droit de se cultiver, ils recourent aux bibliothèques ou traquent les prix bradés, délaissant ainsi les librairies jugées inabordables. Sauf celles qui, de guerre lasse, se sont métamorphosées en lieux où on propose des produits bon marché.
Un Balzac à 10 DH est toujours un Balzac
Aujourd’hui, plusieurs librairies font office de braderie. Fini les vitrines savamment meublées et les présentoirs alléchants ! A la place, un empilement de livres proposés à vil prix et vendus comme des petits pains, témoignant d’une faim de lecture à laquelle des vendeurs intuitifs ont voulu répondre.
Comment atterrissent ces titres brandis à 10 ou 20 DH ? Il s’agit, nous a-t-on expliqué, soit de livres destinés au pilon (c’est-à-dire à être détruits), soit d’ouvrages déstockés. Décryptage : le stockage revient cher à l’éditeur, alors il se débarrasse des titres qui encombrent les lieux en les refilant à bas prix. Il n’empêche que le concept du livre bradé a fait irruption dans de nombreuses villes. Il a bouleversé la donne dans le monde de la librairie, déjà fort préoccupé par l’érosion du lectorat. Non sans avoir soulevé quelques vagues. Du côté des librairies, c’est un haro sur le baudet, légitime et compréhensible.
Les librairies ont beau les vouer aux gémonies, les braderies de livres poussent comme primevères au printemps. Sous les tentes, dans les parkings, et même au cœur de librairies naguère emblématiques. Au grand bonheur des amateurs du système D. Après tout, comme nous disait ce jeune homme, un roman de Balzac à 10 DH, c’est toujours du Balzac. Et pourquoi payer 200 DH un Houellebecq alors qu’on peut l’obtenir à 20 ?
«Nous essayons de faire un effort pour proposer les livres dans les meilleures conditions possibles pour relever le challenge de donner envie de consommer le livre. Seulement, nous nous demandons combien bien de temps nous allons pouvoir résister à la concurrence déloyale et au problème de la contrefaçon du livre que plusieurs sites de e-commerce et des étalages proposent à des prix cassés en toute impunité», s’indigne Karima Benjama.
Face à la tempête qui ébranle leur profession, les libraires réagissent différemment : certains, rudement éprouvés, jettent l’éponge; d’autres, plus pugnaces, plus passionnés, plus fervents, continuent de faire front. Grâce à eux, la profession a des chances de surmonter la tourmente.