Par Jean-François Clément
Critique, anthropologue et sociologue
C'est lorsque j'ai lu le recueil poétique intitulé Vitriol de Abdelhak Najib que ce dernier m'a demandé de lui proposer ma propre lecture de ce texte. Ce livre est le 34ème livre de cet auteur paru aux éditions Orion. C'est un recueil de poésie dédié à sa mère et à son père, tous deux décédés, ainsi qu'à sa fille. Il semble donc bien, d'emblée, qu'on se situe au centre d'un triangle familial. Et l'objectif est précisé immédiatement au moyen d'une citation de Gibran Khalil Gibran : «celui qui, calcémie, c'est extraire de son cœur, pour les refondre ensemble, compassion, respect, besoin, patience, regret, surprise et pardon crée cet atome qu'on appelle l'amour».
L'objet du recueil et donc très précisément de dépasser une mémoire qui charrie des sentiments extrêmement divers envers les deux parents de l'auteur afin de les métamorphoser en amour. Il est donc de procéder à une transformation alchimique visant à remplacer un tohu-bohu de penser et de sentiments qui peuvent partir dans toutes les directions en un ensemble mémoriel ordonné où tous les éléments sont orientés dans la même direction afin de transformer le désordre en ordre et ainsi, comme le demander Patrick Burensteinas, laisser enfin passer la lumière, ce qui implicitement n'aurait pas été le cas jusqu'à présent. Cela amène à porter son intérêt aux trois éléments de ce triangle. Quelles traces ont laissé dans l'écriture la figure paternelle ainsi que la figure maternelle ? Éventuellement, quel message pourrait recevoir la fille de l'auteur ?
Il s'agit donc très clairement de déconstruire un ensemble passionnel, et comme Friedrich Nietzsche a fait sa «mue philosophique» à Sorrente, l'auteur veut faire la sienne dans ce recueil intitulé vitriol. On sait que cet acronyme latin renvoie à la formule : Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem dont une des traductions pourrait être : «Visite l’intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée». On est donc bien, avec cette injonction à plonger au plus profond de soi-même, au point de départ d'un voyage initiatique qui mènera de la pierre brute à la pierre précieuse qu'est la pierre philosophale ou le diamant.
Comment développer l’initiation ?
Abdelhak Najib se donne deux moyens, ce sont les rêves et des symboles pour réaliser ce voyage intérieur, les rêves nocturnes et la rêverie diurne sur des symboles qui peut leur donner sens.
Les rêves
Comment procéder à ce voyage intérieur qui est une descente en soi dans son intimité ? L'auteur propose d'utiliser le matériel des rêves qui sont, en effet, le matériau le plus accessible pour une connaissance un peu décalée de soi-même. Mais il faut le faire en relation avec la conception que proposait Carl Gustav Jung. Pour celui-ci, la fonction générale des rêves est d'essayer de rétablir un équilibre psychologique. Toutefois, de prime abord, et incompréhensible il faut accepter de le traiter comme un fait sans idée préconçue.
Quelques rêves apparaissent. L'un construit une opposition entre une aile d'oiseau, l'odeur d'un soleil et une très longue pluie. Un autre montre un scorpion terrassé par un aigle. Un troisième évoque un homme barbu qui offre une pomme, mais aussi un rayon de miel. Ces éléments sont ininterprétables si on ne sait que l'oiseau en perpétuel voyage est l'écrivain lui-même.
Les symboles
De très nombreux symboles traversent l'œuvre. Certains sont des éléments cosmiques comme la lune ou le soleil. D'autres ont des sens directement liés à la construction identitaire comme le «chêne du cœur» dont la fonction est de dire «le secret en silence» ou de soutenir le «cœur frugal» de celui qui se met à écrire pour briser les souffrances qu'imposent ces silences. Il y a aussi le sel, le désert, la grotte, les nephilims, etc. On peut aussi citer parmi d’autres la «terre vierge», «le sang de la terre», «le cadran détruit», «le pommier du père», le «pays des sept tours» , la «montagne de l’aigle» ou la «main de givre» sinon «le givre des jours». Ce sont là des constructions génitives métaphoriques dont regorge l’œuvre de Friedrich Nietzsche (Rad des Seins, Jahr-, Haus-, ou Ring des Seins par exemple), ce qui n’est sans doute pas un hasard.
Le symbole de la lune
Comme il existe pour Dieu une théologie négative, l'écrivain va produire une cosmologie ou une anthropologie négative autour du symbole lunaire. La lune a ainsi des «montagnes sans sommets». On y trouve des «cols sans nom» ou des «mers sans mémoire». Ses rêves apparaissent dans «une nuit sans début», donc dans un temps qui «est un violon sans complaintes» et où les mots ne décrivent le monde qu'à travers «une dentelle sans couleurs» tout au long d’un «périple sans escale» ou dans une «ère sans statue». Il pourrait même y avoir, comme sur terre, des «villes sans porte». La lune devient ainsi le symbole d'une généalogie sans géniteurs. La lune devient ainsi le symbole d'une généalogie sans géniteurs. Et c'est à oublier ce vide que va s'employer tout le livre qui est donc l'inverse de mu’allaqât et de l'analyse qu'en faisait Ibn Qutayba.
La poésie préislamique constate le vide ou l'absence et le déplorait sans chercher à produire, le projet vitriol, un destin d'espérance. Ce que Abdelhak Najib ajoute à ses poèmes anciens, c'est une «parole secrète» qui embête est absente et qui ne peut surgir que si la lune se transforme en terre avec de véritables montagnes, dire une identité construite qui remplacera l'identité floue, esquissée, bricolée qui existait jusqu'alors. Les poètes de jadis cultivaient leurs «blessures anciennes». Abdel Najib souhaite s'en débarrasser et produire une fascination pour un monde plus coloré que le monde réel, bien évidemment celui que produisent les peintres même si le principe de réalité ne permet pas d'illustrer les poèmes avec des reproductions en couleur.
Imru' al-Qays, Tarafa, Zuhayr, Labîd, ‘Antara, ‘Amr ibn Kulthûm et al-Hârît b. Hilizza écrivaient pour se remémorer un fugace moment de bonheur. Abdelhak Najib fera rigoureusement l'inverse. Il écrit «pour ne pas se remémorer/ Ni la naissance / Ni l'instant après la mort».
Il écrit pour remplacer les souvenirs de sa mémoire épisodique, une des cinq mémoires présentes dans l’esprit, par ceux qu'il aura façonnés ou que les interrelations entre les différents systèmes de mémoire feront évoluer. Très clairement, l'écrivain souhaite modifier les états de sa conscience grâce à la plasticité synaptique et ainsi se créer avec une énergie très forte, un autre futur que celui qu’il aurait dû avoir avec ses souvenirs d’antan.
Le symbole de la lumière/soleil/chaleur
Ce symbole revient souvent, associé à l’opposition du jour et de la nuit, parfois à celle du froid (ou du givre et de la «gelée blanche») et du chaud. De fait, il existe deux soleils, celui de la journée et le «soleil de nuit», celui que «seuls les morts à eux-mêmes peuvent voir». Le but est très clair : Il s'agit de transformer les perceptions antérieures d'une existence perçue comme nocturne et d'y mettre une lumière qui permettrait même de voir «l'aube avant la nuit». Il s'agit d'effacer «les ténèbres». Voilà donc un enfant qui se perçoit comme n'ayant pas été mis au jour, mais mis à la nuit et qui doit ainsi, l'écriture, reconstituer sa propre parturition et se faire renaître, ce qui est une définition possible de l'initiation. Le symbole de la lumière et ainsi associé à ce qui est la création d'un mythe, en tant que «premier chant», c'est-à-dire en tant qu'équilibre entre des tensions, ce qui était la conception de Bronislaw Malinowski en 1954. Et c'est contre la primitive «langue de la discorde» que s'élabore le chant qui servira de modèle par la suite aux divers rites de l'existence redessinée. Le thème de la lumière permet ainsi d'interpréter ce qui a été conçu antérieurement comme mystérieux ou étrange, sa propre conception plus que l'infinitude du temps ou du cosmos, voire la mort. Et ce qui, bien qu'on est dans le mythe, c'est le fait que les personnages sont à la fois tout à fait humains et présentés comme surhumains. C'est ainsi que lorsque l'écriture recrée, après sa mort, la figure maternelle, elle se présente comme dictée «par une déesse folle».
Mais la lumière est également fragilité si le temps est cyclique. «In initio nox» peut être compris, d'un point de vue qui passe de l'observation réaliste à la fiction littéraire, «in initio lux». Et cette incertitude produit également une incertitude, donc, sur un éventuel retour du nocturne. «La nuit, tu verras dans le ciel le signe de mon départ». Le recours au symbole de la lumière n'écarte pas totalement la présence d'une mort possible, en particulier par temps de pandémie.
Le but du voyage initiatique
Le but est très clair : «voir ce qui s'est écrit en amont/ En silence».
L’initié part à la recherche du «premier temps»., à la recherche de l’enfant qu’il a été. Le mystère est ainsi d'emblée circonscrit, c'est celui de la rencontre, en amont, de la mère et du père. Celle-ci n'est pas véritablement connue et le recueil poétique consistera à mettre des mots sur ce qui était silence et qui aurait pu le demeurer. Ce voyage est donc ambitieux puisque le fils doit engendrer dans la fiction de l'écriture poétique son père et sa mère et ainsi comprendre les raisons de sa présence que l'on peut sans doute constater, mais non comprendre avant ce voyage où seront dits les non-dits.
Recréer un couple par la fiction de l’écriture face à son absence
Tout le recueil se construit sur l'opposition entre la «maison du père» et «maison de la mère». Ces deux maisons sont des constructions de l’imaginaire placées dans des endroits différents.
Donner une centralité à la figure maternelle
La mère est présentée comme ayant une grande beauté. Le poète perçoit son propre corps dans le prolongement du corps maternel. Il s'exprime fondamentalement par le symbole du tatouage. «Contre la nudité sarclée de ton sang désolé, femme aux mille détours, j'ai gardé sur ma peau ta carte de retour». Si, selon le hadîth, l'encre des savants est supérieure au sang des martyrs, ce que l'encre du tatouage exprime sur la peau du corps de l'écrivain est à la fois une dette et une continuité. Par-delà la mort, le corps de la mère est toujours présent. «L'amour restera ce tatouage sur le bras de ma mère/ ce poisson que j'ai imprimé dans le creux de ma peau pour l'éternité.»
La «maison de la mère» est celle où se trouve une «pierre première où ta mère avait coulé un filet de son lait». Cette maison (que l’on peut toujours voir à Hayy Mohammadi), possède à la fois une porte visible et une seconde porte invisible à tous dont le fronton est la «pierre première».
Cette maison possède à son entrée une «ligne en flamme» qui est l’énigme de la naissance de l’écrivain.
En même temps, cette demeure première est celle dans laquelle il est impossible de revenir habiter. Le retour ne se fera que furtivement et beaucoup plus tard à l'occasion d'une émission de télévision. Et ce voyage de retour vers la «cité oubliée» ne sera important que par ce qui sera compris par la suite. Il y a peu d'alliés dans le combat de la vie pour indiquer les routes à éviter.
Cette mère est présentée comme étant celle qui a lu, sur la table cachée, les parchemins ou les récits primordiaux. Car s’il y a des prophètes pour les hommes, il y en eut aussi pour les démiurges. Et ce sont ces secrets que cette femme transmet avant d'en clore les pages et de les enterrer.
Mais la mère revit également d’une autre manière, cosmique. Le microcosme maternel se projette d’abord dans le macrocosme solaire avant de déclarer qu’une constellation nouvellement découverte pourrait, immédiatement après sa mort, porter son nom. Et il est même proposé de l’appeler «Orion». Avant de se mettre à parler et de révéler que dans son linge sépulcral, elle invoquait le soleil puisque c'est dans cette lumière principielle que se trouve l'élixir philosophal, la teinture active, l'agent de transmutation capable de réaliser le grand œuvre, al-Kimyâ. Celui-ci transformera l'identité incertaine en une forme active, se manifestant par-delà la calcination ou le lessivage, par la sublimation ou l'incandescence. C'est cette rubedo qui est l'œuvre au rouge opérée sous le signe du soleil. Il y a là la propre transmutation de l'opérant que décrivait Carl Gustav Jung.
Dans les poèmes, très souvent, c'est la figure maternelle qui s'adresse à son fils. Et elle lui prodigue ses conseils afin de retrouver un amour perdu sans trop pleurer en souvenir de son absence. Et plus que la pulsion sexuelle, c'est la pulsion scopique qu'elle sait devoir prendre en charge. «Pourquoi veux-tu garder ton œil rivé à l'enclos du creuset où fondent ton cœur et ta sève?». En effet, un regard à ce point contraint risque de n'engendre que des pleurs en interdisant l’apparition d’une vraie liberté.
Célébrer le père hors de soi et en soi
Le père se définit par sa maison qui est présentée comme n'étant pas celle de la mère. Mais c’est aussi son pays qui semble ne pas être celui de la mère. La «maison du père» et un lieu complexe puisqu'il dissimule un «sanctuaire». Et elle commence par avoir un socle de mercure à son entrée, allusion à l’union des principes masculin (le soufre) et féminin (le mercure) lors de l’œuvre au rouge produisant la pierre philosophale. Mais elle cache aussi une autre femme nue qui ouvre à la parole de l’écrivain un «lit de silence» face à la culpabilité d’un désir. Et c’est cette femme qui révèle au fils qu’il pourra voir «le visage du père dans la splendeur du soleil». Il y a donc un interdit sur la vision directe. Il n’est visible que dans ce qui ne peut se regarder en face, au choix le soleil ou la mort.
Parler à sa fille
De fait, c’est la mère qui s’adresse à la fille de l’auteur, la transmission s’opérant par une silsila qui s’établit de femme en femme. Et cette grand-mère donne à sa petite-fille une perception de son corps. «C'est là que tu diras à ta fille que c'est dans son ruisseau que coule le sang de sa terre.» Mais elle lui dit également qu’elle est fragile dans son existence face aux enfants du passé qui n’ont jamais été enfantés et ceux du futur.
Conclusion
On est face à une très longue autobiographie qui prend la forme d'une succession de poèmes. Mais il pourrait également être question d’un traité de psychanalyse spécifique au Maroc, à ceci près que les situations sont hyperboliques, la crise identitaire initiale étant développée de façon exceptionnelle en fonction de distances ou d’inégalités sociales telles que la cohabitation des parents ne semble même plus possible, ce qui pourrait concerner un avenir assez proche.
D’un point de vue théorique, il y a là l’exposition de ce qu’est la situation psychologique d’un jeune marocain qui ne connaît pas ce que Freud appelait la triangulation familiale, donc les complexes décrits par la psychanalyse. A la place de cette triangulation, qui suppose le couple, il y a une biangulation opposant la maison de la mère présentée dans ses détails avec des dons maternels qui créent une dette inextinguible. Ne reste que l’action sur le corps propre dans une vaine tentative de séduction. Le père est présent par son absence et il faut construire une t’arîqa personnelle et non institutionnelle comme dans l’islam marocain afin de le rejoindre.
On pourrait aussi hésiter avec un long commentaire des œuvres de Jacob Boehme. Mais ce pourrait aussi être une lente découverte du monde imaginal où de pures idées s’incarnent dans le sensible en prenant à la fois formes et couleurs en commençant par les tatouages maternels pour finir par la découverte des pierres déposées par la mère.
L’auteur crée des carrefours où tous les chemins, voire tous les corps, sont possibles. Peu d’entre eux parviendront à l’existence. Et les chemins suivis précédemment deviennent des «routes oubliées». Mais les choix des chemins successifs renvoient moins à l'exercice d'une liberté qu'à «l'errance vers la vallée du verbe ancien», vers un «paysage inconnu».
Produire une identité
Une origine «mixte», dépassant donc l’opposition ou la coprésence du masculin et du féminin, crée une singulière fragilité chez celui qui se présente comme «épi infime», comme un enfant qui «ne sait pas son nom», donc sans chaîne généalogique claire, sans relation avec les écrits des «vieux sages». S’il devait écrire son testament philosophique, il pourrait écrire, comme Saint-Augustin dans ses Confessions, qu’il est une énigme pour lui-même. Et il pourrait justifier cette vision en arguant des anciennes insomnies. En attendant, il se perçoit comme un visage élusif, un visage «qui n’a pas tous les traits» comme ceux que proposeront Monia Touis ou Fatema Binet-Ouakka après le confinement dû au Covid-19. Écrire, ce sera retrouver et la forme précise («qui remonte à la mémoire du père») et les traits de son visage.
Et la réponse fournie à la question posée par le Sphinx tient de la surcompensation telle que la théorise la psychologie individuelle d’Alfred Adler. L’énigme devient un «lion vert que nulle jungle ne peut abriter». Telle est la «nouvelle naissance», hors de la «maison du père» et de la «maison de la mère» sur «un sol à définir». «Il faut sortir de l’eau qui scelle ton corps». Façon de définir l’initiation comme étant une «naissance hors sol», création d’une généalogie se surajoutant à la généalogie génétique.
Mais cette forme de surcompensation corporelle est aussi une façon de dévoiler publiquement une faiblesse. D’autant plus qu’elle tient du regard. Car ce qu'il faut maîtriser, ce n’est pas la tentation meurtrière, c'est cet «œil de toujours». Car ce qu'il faut maîtriser, tentation meurtrière, c'est cet «œil de toujours».
Que faire en l’absence de couple durable lorsque la procréation résulte d’un désir, d’une révolte, lorsque la communication se fait moins par des paroles que par un chant venu de la «vallée des femmes», lorsque le père, fasciné par la révolte de son amante, ce sur quoi il faudrait l’interroger, demeure silencieux sous son pommier sans péché originel.