Les Éditions Orion viennent de publier un essai très actuel sur la société marocaine et ses complexités. Un périple sociologique doublé d’un regard psychosocial sur les mutations d’un pays et sur les atavismes, les fléaux et les grands travers d’une société qui se cherche.
Par Mounir Serhani, universitaire, spécialiste des littératures.
Essayer de faire la lecture de cet essai si particulier, présenté par Docteur Imane Kendili et Abdelhak Najib, revient à faire le solde de la société, non seulement la nôtre, mais celle globalisée, dans un monde de plus en plus clivé. Cela nous pousse à nous poser cette question, somme toute, incontournable : Où se situe l’homme aujourd’hui dans ce schéma psychosocial à la fois complexe et compliqué ? En guise de réponse, on peut avancer cette saillie du philosophe allemand disant ceci : «Souviens-toi d’oublier» (Friedrich Nietzsche). Car, il faut le savoir, n’oublie que celui qui se rappelle. Alors, partant de ce postulat de base, un humain formaté a-t-il encore cette fonctionnalité de rappel ? Ou alors, c’est le programmateur qui décide de ce qu’il doit mettre dans son logiciel, comme il décide de comment il doit s’arranger, s’ajuster.
De comment il doit aussi façonner une mémoire figée. Parce que l’homme ou son semblant est une matière malléable sur laquelle travaille un ingénieur, qui est la société et ses contingences multiples. Ce qui donne corps à l’homme d’aujourd’hui qui ne réagit plus. Un homme qui n’a plus d’autonomie. Un homme qui s’est impliqué sans limite dans la programmation annoncée de sa fin. Il y participe, avec toute l’énergie autonome qui lui reste. Il s’arrange. Il s’ajuste. Il s’adapte à sa fin. C’est partant de cette lecture du monde que Docteur Imane Kendili, psychiatre, addictologue, sexologue et auteure, et Abdelhak Najib, écrivain et journaliste, ont décidé de faire ce tour d’horizon dans notre société marocaine pour lever le voile sur certaines réalités dont on ne parle que peu, pour ne pas dire jamais.
Ils ont donc décidé de se lancer dans le beau rôle du reporter qui sillonne les rues pour capter des instants de vie, des instantanés vifs sur des thématiques comme la précarité, les maladies mentales, la prostitution, les violences quotidiennes, les dérives urbaines, la pédophilie, la sexualité avec tous ses travers et ses imbrications, les métiers improbables, la jeunesse en perdition, les femmes et leur combat de tous les jours, le mariage forcé des jeunes filles, les addictions et leurs ravages, la permissivité, l’agressivité sociale, la colère des uns et des autres, la criminalité galopante, le burn-out généralisé et systémique, la médiocrité devenue la norme, l’escroquerie pseudo intellectuelle, la bêtise et la connerie dans ce qu’elles ont de trivial et de dangereux pour une société marocaine qui donne des signes de grande fatigue et de dépression chronique. Le premier chapitre donne le ton de cet ouvrage.
Il porte le titre simple : Les Marocains et le sexe. «Le Maroc n’est certes pas différent des autres pays, mais peut-on parler de liberté sexuelle dans ce pays sans crier au scandale ? Pourtant, on le voit très bien et on le vérifie tous les jours, le sexe est étalé sur les canaux sociaux, sur la toile, avec une grande consommation de la pornographie, très prisée par les Marocains sur les sites porno, ce qui n’empêche pas l’hypocrisie, les fauxtabous, la pudibonderie et une certaine forme de puritanisme de mauvais aloi. Le tout déguisé sous couvert d’anonymat, de réseaux organisés de traite des blanches, de proxénétisme structuré, avec de nouvelles modes importées d’ailleurs, entre orgies, partouzes et autres parties dites fines. Sans oublier le commerce fructueux des gadgets de sexe, des godemichets et autres sextoys qui circulent dans les différentes franges de la société marocaine», affirment les deux auteurs de cet essai socio-psychologique, Docteur Imane Kendili et l’écrivain et journaliste, Abdelhak Najib. D’autres chapitres suivent et plongent au cœur des réalités de la société marocaine, dans ses variantes et variations, comme cette radioscopie faite au cœur du monde du trafic du sexe au Maroc. Les deux auteurs soulignent que «les métiers du sexe font recette et les travailleurs qui y officient ont leurs codes et leurs règles.
Dans ce milieu, entre Casablanca, Marrakech, Agadir et Tanger (sans oublier d’autres villes et localités marocaines qui ont aussi leur lot de ce commerce toujours rentable), plusieurs réseaux de proxénètes se sont organisés en syndicat du crime. La traite des blanches, le racket systématisé, l’organisation des passes, location des maisons, transports… et toute la logistique qui va avec le marché de la chair. Descente dans l’enfer du plaisir. Le monde de la nuit exige des règles strictes et une organisation pointilleuse. L’argent du sexe dicte aussi ses rites, entre violence et dérives urbaines». Une réalité connue de tous et qui devient de plus en plus criarde, à un moment donné de l’histoire du Maroc où l’on assiste à de nouveaux phénomènes urbains soutenus par la permissivité qui découle de l’usage des réseaux sociaux.
D’autres fléaux sociaux sont mis en lumière, toujours à travers des reportages et des enquêtes de terrain, avec des exemples vivants et des témoignages qui vont à l’essentiel. Dans ce sens, le chapitre consacré à la pédophilie lève le voile sur des traumatismes terribles : «Les associations qui œuvrent sur le terrain dans plusieurs villes au Maroc s'occupant des enfants des rues, des mineurs, et tentent de sensibiliser la société civile. Elles savent, grâce à un travail de proximité, que des milliers d'enfants marocains sont victimes d'abus sexuels par des individus plus âgés moyennant quelques dirhams. D'un autre côté, des associations comme l'ALCS ont diagnostiqué aussi les risques liés à la prostitution en rapport avec le virus du sida.
Sans oublier les réflexions de plusieurs pédopsychiatres et psychiatres, qui mesurent les traumatismes qui résultent des abus sexuels, des viols, de la prostitution et de la dégradation de l'image de soi», précisent les auteurs de «Choses vues derrière un écran de fumée». Ce qui nous conduit à un autre problème qui fait débat depuis plusieurs années au cœur de la société marocaine, à savoir l’avortement et les risques graves, voire mortels qui y sont liés. A ce niveau, les auteurs affirment que «chaque jour apporte son lot de tragédies. Avorter au Maroc est un acte criminel passible de plusieurs années de prison. Pourtant, malgré les effets dissuasifs des lois, des centaines d'interruptions volontaires de grossesse ont lieu chaque jour dans certains cabinets, dans certaines cliniques, chez des sages-femmes, entraînant parfois la mort de la mère.
Les conditions d'hygiène sont inexistantes dans la plupart des cas, surtout chez des médecins charcutiers pour qui le serment d'Hippocrate est un gage d'hypocrisie. Moyennant des sommes entre 4.000 DH et 8.000 DH, toute femme désirant avorter trouve un local pour se débarrasser de sa grossesse». Cette enquête sur un tabou entre mensonges et hypocrisie révèle d’autres pans de ce processus médical sur lequel les lois n’arrivent pas à statuer pour mettre un terme à tant de dérives et de drames humains. Car, il est vrai que des charcuteurs sévissent dans les villes marocaines, comme il est établi que plusieurs femmes ont payé de leur vie un avortement clandestin. La suite de l’ouvrage est de la même force, avec de nombreuses enquêtes touchant à une variété de problématiques épineuses dont souffre la société et auxquelles il faut trouver des solutions adéquates et dans l’urgence.