Par Mohamed Zilaoui, écrivain-enseignant
«Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler», écrivait Proust dans «le Temps retrouvé». Que dire alors si toute une enfance est synonyme de souffrance ? Probablement, ça donnerait un roman imposant, fruit de tant de souffrances côtoyées en bas âge et qui mérite d’être au Panthéon de la littérature universelle. Certes, ça serait le récit d’un monde noir et morbide, dur et difficile, mais cruellement poignant et plein d’émotions.
«Les Territoires De Dieu» dépasse encore de loin le simple récit d’une souffrance enfantine aussi percutante soit elle, car, si en principe tout roman porte en lui l’expérience de son auteur, ce n’est certainement pas le cas du roman de Najib Abdelhak.
Ce roman est le vécu de tout un quartier déshérité et défavorisé de Hay Mohammadi à Casablanca. L’expérience de l’auteur n’est qu’un prétexte pour que s’étale tout un monde occulté et presque oublié. Cette réalité atroce de multiples personnages renait de ses cendres et prend forme au moyen d’une narration captivante, et qui sonde les tréfonds du bas-fond.
À plusieurs reprises, le roman ne s’en cache pas. En effet, le narrateur d’emblée informe son lecteur qu’il serait le «réceptacle de leurs parcours, tous aussi différents les uns que les autres. Oui, il a fallu que je devienne urne où ont été déposés les secrets des uns et des autres, leurs joies et leurs malheurs. Il a fallu qu’un jour une lucarne s’ouvre pour qu’un filet de lumière pure puisse trouver son chemin à nos cœurs.» P40
«Les Territoires De Dieu» est une constellation d’êtres en papier qui tournent autour du personnage-narrateur et le façonnent. Au récit de vie du personnage principal, s’ajoute l’expérience de tous ceux qui l’ont côtoyé de près ou de loin mais qui, à un moment ou un autre, ont eu une influence considérable sur le personnage principal.
Nous avons là un roman original où une narration rhizomatique prend forme à l’affut de tout traumatisme, de toutes réminiscences mnémoniques qui deviennent comme autant de filons. Des gisements saisis et sondés dans leurs moindres recoins.
De fil en aiguille, la narration dessine le cosmos d’un monde miséreux et odieux, et dresse, par conséquent, un tableau qui prend vie de tous côtés. C’est un magma mouvant de personnages iconoclastes qui s’enchainent et s’enchevêtrent, impactant durement au passage le personnage principal et participant à son apprentissage.
Dès lors, le narrateur autodiégétique ce n’est pas seulement sa vie qu’il narre mais c’est tout un univers animé qu’il déverse et reconstitue :
«Quand je pense à ces jours heureux, des noms et des têtes se bousculent pour occuper les moindres recoins de ma mémoire. Toute une ville qui habite encore mon esprit et qui demande à reprendre vie au-delà du temps et des jours. (…) Depuis vingt ans, je vis dans l’obsession de rendre un jour hommage aux hommes et aux femmes qui ont bercé mon enfance. Depuis de longue années, je nourris le besoin de témoigner de la grandeur d’une génération qui a été sacrifiée sur l’autel de la liberté, du mensonge, de l’hypocrisie, de l’arnaque, de l’exploitation, de l’incompétence, de l’embrigadement, de la trahison, de la tricherie, de la supercherie, de la haine et de l’ignorance.» PP39-40
Ce monde n’est pas déroulé selon le modèle traditionnel de la trame narrative en ligne droite mais par des ramifications qui progressent et s’étendent au gré de la narration, passant d’un personnage à un autre et tendent dans certains chapitres à mettre en second plan le personnage-narrateur.
Ainsi, dans le chapitre «le diable est dans les détails» le récit se focalise sur le personnage de Hassania :
«On disait qu’elle savait retenir les hommes avec son joli derrière» P89.
Les aléas de la vie en ont fait une borgne dégueulasse et s’est reconvertie ensuite à la voyance, puis elle a prédit la mort de Chouaib. La narration suit alors les aléas tragiques qui ont accompagné le personnage de Chouaib et puis ses turpitudes et ses démêlées avec la police aux côtés du narrateur. Cette narration permet de faire ressurgir une pièce d’un puzzle relatif à l’univers carcéral et aux années de plomb et reconstitue une part non-négligeable de cette époque.
D’autres exemples parcourent le roman comme la narration qui passe du frère à sa sœur «Alia» pour nous donner ensuite une histoire d’amour intense qui se rompt pour laisser place à son mariage avec un cinéaste anglais, ce qui entraine la narration dans une autre synopsis de la vie de l’Anglais jusqu’à son suicide. Un retour s’en suit alors vers le personnage «Alia» représentatif de l’injustice qui touche le sexe féminin à cette époque (tabassée pour avoir refusé d’épouser un type haut placé).
L’essence de l’autobiographie égocentrée est délaissée pour s’emparer du monde environnant. «Les Territoires de Dieu» devient ainsi une sorte de témoignage saisissant d’une époque révolue. Ce tohu-bohu énonciatif, comme l’a qualifié Mounir Serhani, donne de la profondeur au roman et enchaine les destins pour l’élaboration d’un tout représentatif d’un pan de l’histoire contemporaine (les années 70 et le début des années 80) à l’image de «la Comédie Humaine» d’Honoré de Balzac ou les «Rougon-Macquart» d’Emile Zola.
Ce monde impitoyable et atroce mais pas pour autant désespérant puisque le roman oscille constamment entre L’Eros et Thanatos, entre les jouissances et les réjouissances de la vie, et les peines dégradantes de l’être Le monde de la joie du vivre ensemble même dans la souffrance et la précarité : «les gens râlaient mais ils étaient toujours heureux».
C’est sans doute l’autre originalité de ce roman, loin de s’arrêter sur les souffrances, ce roman capte les nuances qui font les joies de la vie dans la douleur et dans la souffrance. Autrement dit, roman de la misère enrageante et dérangeante, de la misère contraignante et dépravante mais où au summum du calvaire se répand paradoxalement une douceur de vivre. Le texte nous propose une errance à travers un espace marqué par les ombres du passé pour que renaisse une œuvre féconde. Dans «les Territoires de Dieu», on se délecte de cette conception proustienne qui en émane, dans un style limpide, cru et sur de la pure réalité maghrébine.
Victor Hugo dit : «Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent».
Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourrions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur «déjeuner sur l’herbe».
Roman labyrinthe, certes, maudit mais d’où se transcendent les joies, les plaisirs et la célébration de la vie. Toute la question qu’on se pose dès lors si cette joie de vivre est due à «la perspective déformante du temps», après avoir échappé à l’hécatombe ou est-ce réellement une joie naïve qui éclate justement dans la fange et l’assoupli ?