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Focus : Le parc cinématographique en plein doute

Focus : Le parc cinématographique en plein doute

◆ L’annonce de la création de plusieurs multiplex et les rénovations claironnées ne doivent pas faire illusion : malgré une nette amélioration en 2019, la fréquentation n’a cessé de chuter, mais sévèrement.

◆ La Chambre marocaine des salles de cinéma avait fait état d’une chute de revenus estimée à 85% de chiffre d’affaires annuel pour les exploitants et distributeurs de cinéma entre 2019 et 2020.

Par R. K. Houdaïfa

Cinéma Chahrazad, Casablanca, 2018. © Mehdy Mariouch

 

En août 2021, la Commission d’aide à la numérisation, à la modernisation et à la création des salles de cinéma a attribué une «aide à la numérisation» à trois salles casablancaises : Ritz (900.000 DH), ABC (900.000 DH) et Lutetia (740.000 DH). Les salles 2 et 3 du fameux Megarama de Rabat (ouvert en 2019) ne sont pas en reste. Une aide de 760.000 DH a donc été octroyée à la première et 800.000 DH à la seconde. Qui plus est, une subvention de 5.700.000 DH a été apportée pour la création d’un nouveau cinéma à Casablanca. Il s'agit du multiplexe Aeria Park, qui fait partie du groupe CinéAtlas.

Résumons-nous : 5 salles remises à neuf, une autre en voie de construction. Ferait-il temps clair au ciel des salles obscures ? En dépit de ces quelques lueurs fugitives, le doute est permis, tant la tourmente qui s’abat sur les salles de cinéma, depuis plusieurs décennies, semble inexorable.

A cet égard, les chiffres sont éloquents : 225 salles en 1990, 184 en 1995, 152 en 2002… 30 en 2019. La disparition des salles est la maladie endémique du secteur cinématographique. Pour l’heure, aucune véritable mesure n’est susceptible de l’enrayer. Et le pire est à venir, affirme un propriétaire de salles qui a requis l’anonymat. Victimes favorites : les villages.

Le saviez-vous ? Naguère, on pouvait s’offrir une séance de «cinoche» à Moulay Bousselham, Imintanout, Bhalil ou Sidi Yahia. Aujourd’hui, rideau sur les mirettes. Marche à l’ombre. Les villes moyennes sont à peine logées à meilleure enseigne. A El Jadida, par exemple, il y en a point. Il y en avait quatre. Mais, grâce à un certain distributeur français qui a mis la main à la poche, la douillette ville sera bientôt dotée d'un multiplexe de trois salles de cinéma. La portion congrue, quoi.

Cet homme-là s’appelle Pierre-François Bernet. En 2017, il ouvre son premier multiplexe : le CinéAtlas Colisée à Rabat. Le 16 mars 2020, les cinémas ont tiré le rideau. Certes, en dépit de l’annonce de la fermeture pure et simple des salles, du spectaculaire black-out culturel et des dommages colossaux, cet homme a continué à investir dans la construction et la rénovation des salles de cinéma au Maroc. A part celui d’El Jadida Corniche, deux autres multiplexes sont dans le pipe : CinéAtlasTanger Mauritania et CinéAtlas Rabat Colisée. Quant aux villes importantes, relativement moins affectées par le phénomène dévastateur, elles ont, parfois, la fâcheuse manie de jeter aux pourceaux leurs plus beaux atours. Ainsi en est-il du Saada et Farah à Hay Mohammedi; Al-Massira dans le quartier Adil; Royal, Mauritania et Zahra à Derb Sultan; Sahara à Aïn Chock; Al-Baida à l’avenue Mohammed VI; VOX, splendide salle à toit ouvert, réalisée par Boyer en 1935 et insensément détruite pour laisser place à un parking. Ne devaient-ils pas être placés comme patrimoine ?

«Je suis Casablancais, et très triste de voir tous ces souvenirs qui me rappellent ma jeunesse tomber en ruine. A Casablanca, qui fut la plus belle ville moderne du Maroc avec ses larges avenues et sa corniche façon Riviera, son architecture à la fois art-déco et mauresque, on y trouvait un cinéma dans presque chaque coin : le cinéma Apollo, le Triomphe près du Théâtre municipal, Lala Chafya du cinéma VOX… Dommage qu’on ne les a pas convertis en musées», note un parfait inconnu en se demandant si «les autorités locales ferment-elles les yeux ?»

Les raisons ? Au premier chef : la chute vertigineuse du taux de fréquentation. Depuis que le nombre de spectateurs a fléchi de plusieurs millions et que les sociétés de distribution ont fermé boutique, nombre de salles leur ont emboîté le pas. Et celles qui, courageusement, tenaient encore debout, vécurent des jours difficiles. Bref, un désastre sans nom dont les distributeurs et les exploitants paient le prix fort. Sans oublier les milliers de chefs de familles qui se sont retrouvés, brusquement, sans emploi.

A qui incombe la faute ? Il est de bon ton de montrer du doigt le piratage de films évidemment, la télévision et les plateformes de streaming. Ceux-ci seraient accaparants au point de détourner le public du chemin des salles. L’argument est insuffisant. Il ne rend pas compte, de façon convaincante, de l’ampleur sans cesse accrue de la morosité du marché du cinéma. Beaucoup de pays, confrontés à la chute de fréquentation des salles, ont su y remédier et, partant, contrer la dévorante puissance du petit écran, grâce à une politique efficiente. A titre d’exemple, en instaurant le mode de cartes d’abonnement illimité (voir autant de films que l’on veut à l’année, moyennant un forfait prépayé), la France a vu la fréquentation s’accroître. Non, la raison était d’abord à chercher ailleurs, du côté de la qualité des salles et des spectacles qu’elles proposent. Et là, il y avait fort à faire.

 

 

Flashback

Sièges bancals, charivari incessant, odeurs nauséabondes, bruits suspects, coupures abruptes, atmosphère suffocante, et tant d’incommodités qui feraient rougir les plus dessalés. Voilà ce qui nous attendait si l’envie nous prenait de pénétrer dans un de ces cinémas dits populaires. Nous en avons fait l’expérience. Le souvenir en est impérissable. Nous étions les seuls apparemment à s’en soucier du film. Notre voisin de droite pique un somme réparateur. Celui de gauche est engagé dans une conversation très serrée avec sa compagne. De derrière, montent des relents bizarres. Et l’on discerne, parfois, en dépit du tumulte, un bruit de bouteille qui se pose. Sur ce, notre voisin, enfin réveillé, s’ébroue, puis cherche la sortie. Nous avons fait de même. Nul n’ignore que ce genre de salles faisait office de tout sauf de cinéma. Lupanar, fumoir, dortoir. Parfois même, il suffisait de demander, on se charge de vous livrer fumette ou piquette. Hallucinant !

On comprend aisément, alors, pourquoi les spectateurs ont déserté les salles. Afin de leur en faire reprendre le chemin, des exploitants n’ont pas hésité à remettre à neuf, de fond en comble, leurs salles. Il faut dire qu’ils en furent encouragés par des aides, oui. Mais, un miroir aux alouettes sur lequel beaucoup se sont cognés. Car, compte tenu de la fréquentation, les aides demeurent inconsistantes. Autre chose : une rénovation entreprise dans les règles est extrêmement coûteuse. Rien que la cabine de projection coûte de 700.000 à un million de dirhams, voire plus. Si au moins les équipements importés étaient dédouanés à un taux raisonnable !

Tel n’est pas le cas, vous diront les exploitants de salles, dont certains parmi eux, pour l’importation des fauteuils, ont dû payer les droits de douane à 85%. A ce compte-là, il serait injuste de jeter la pierre aux exploitants qui regardent à deux fois avant de se lancer dans une opération de rénovation dispendieuse sans être forcément rentable.

Pendant ce temps, le parc des salles se désertifie irréversiblement, faute de chalands. Le secteur cinématographique est au bord de l’implosion. L’urgence est à la réforme. Pourtant, quelques initiatives sérieuses sont en vue. Mais, elles sont timides et demeurent insuffisantes. Les exploitants s’alarment en privé seulement, les producteurs s'empaillent allègrement, les cinéastes gèrent leurs intérêts à court terme, en évitant de penser au lendemain. Et l’Etat ? Il n’en a cure, apparemment.

Pour prendre la mesure symptomatique du désastre, fixons notre cap sur Ouarzazate, là où l’œuvre cinématographique se fait. ◆

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