La très séduisante galerie tangéroise, Kent, présente, jusqu’au 17 février, un ensemble d’œuvres (peintures et sculptures) d’Abdelkrim Ouazzani.
Par R. K. Houdaïfa
Abdelkrim Ouazzani n’a cessé aussi bien de se construire envers et contre toute idéologie artistique que simplement d’alimenter ses poissons, dragons, dinosaures… Il s’évertue dans un art libre, expérimental et profondément sensible. Rejetant tout formalisme stylistique, il est à la recherche d’une utopie artistique dans laquelle il pourrait s’exprimer librement, laissant cours à sa subjectivité, détachée des contraintes qu’impose une réflexion préétablie.
«Ouazzani est un poète. Un poète qui, au lieu d’utiliser des mots, souligne l’écrivain Tahar Benjelloun, s’empare des couleurs d’enfance. Il raconte aussi des histoires, brèves mais laissant à notre imagination le pouvoir de les continuer, de les célébrer ou simplement de les garder pour soi.» C’est dire d’une certaine manière, et quoi qu’il en soit : poèmes et peintures s’échafaudent en commun.
Dans l’une des acryliques sur papier de l’exposition; sur un fond pas trop lactescent avec quelques tâches de bleu ici et là, se dresse au-dessus d’une ligne horizontale une figure d’un orange clinquant entre l’animal et le dessin d’enfant. Cette «jument-vigogne aux mamelles de laitières normandes (dixit Philippe Guiguet Bologne)» qui nous tourne la tête, transporte un bocal contenant deux poissons rouges qui se regardent. Elle est là, au fait, comme si elle guidait ce bestiaire bigarré. D’une apparente naïveté, ces figures parfois sans bouche ou cul-de-jatte s’avancent en Bataillon, mais libres, et habitent les tableaux de Ouazzani. Ce sont des figures informes et larmoyantes qui interloquent notre regard.
D’apparence enfantine et bienheureuse, ses étranges et drôles poissons, poussins, chèvres, pélicans et oiseaux tiennent plus des freaks tirés des fables que d’un gribouillage gratuitement naïf. Toujours intrigantes, grimaçantes rarement, ces créatures, non contentes de siéger seulement dans les tableaux, se donnent à voir également en de véritables sculptures polychromes, toutes plus colorées et biscornues les unes que les autres. Bienveillantes, tout en conservant leur âme, quelques-unes ouvrent de gros yeux hagards, d’autres étirent leurs jambes tentaculaires et se dandinent dans l’espace immaculé de la galerie Kent. Elles sont faites de métal habillées d’une toile en peinture acrylique. Avec Ouazzani, le local prend des allures de cirque, loin d’être rébarbatif ou ennuyeux, l’art y est une fête !
Ses créations n’ont rien de silencieux : la couleur résonne et vibre, rehaussée quelquefois par les jaunes qui éclairent la composition et font jaillir la lumière. La puissance expressive du geste assène une brutalité qui ramène les scènes à un certain primitivisme. Le geste peut être rapide, comme peut se répéter mais jamais avec la même intensité.
Derrière l’importance du geste, se cache aussi la puissance de la couleur. Peut-être nul dessin préparatoire, nul trait de crayon prémédité ne vient architecturer sa peinture. La couleur est reine, elle jaillit et se déploie en elle-même, libérée de la contrainte du dessin. Au fur et à mesure qu’il éclate les couleurs, les toiles deviennent de plus en plus vivantes, vibrantes. Telle une sève sanguine, tantôt fragile tantôt scintillante, la couleur irrigue la toile et donne vie aux formes… C’est cela l’esthétique et la forme libre de Ouazzani !