Hicham Matini et Saad Nazih, ces peintres inclassables parce que hors du rang, font l’objet d’une exposition d’importance, «How real is real ?», à la séduisante galerie casablancaise 38.
Par R. K. H.
La galerie 38 a connu dans la soirée du 24 mars une intrigante effervescence : va-et-vient incessants, foule de badauds, fanfares et trompettes (si ! si !). Une telle agitation, fort entraînante, ne ressemble nullement à ceux qui l’ont, malgré eux, provoquée : Hicham Matini et Saad Nazih, deux peintres d’une même génération, qui, selon la critique d’art Syham Weigant, «bien que parfaitement distincte l’une de l’autre, leurs deux peintures se distinguent surtout des thèmes et usages du postmodernisme par leur prédilection pour de minutieuses compositions sous formes de fresques hyper-détaillées».
A peine y avez-vous pénétré qu’une orgie de couleurs vives et hauts contrastes vous happent. Vos yeux une fois dessillés discernent un amas de gros pixels, saturations intenses, couleurs glissantes, images défragmentées en pièces. Soit, une ambiance «bug de l’an 2000», où l’on est encore transi d’admiration devant des défaillances visuelles. Mais ce ne sont pas là des images créées par des machines. Hicham Matini est un archéologue du bug. Dans ce sens où il s’évertue à dépister, à affleurer puis à peindre l'esthétique du glitch, ces drôles d'anomalies informatiques causées par la corruption de codes informatiques, qui détériorent, fragmentent, répliquent et transforment nos images. De là, il fait naître une forme de beauté abstraite ou totalement surréaliste, au-delà d’un art purement psychédélique ou résolument pop, dans le dessein d’explorer la chance, l’échec, l’anarchie et la nostalgie en mettant en évidence la dialectique traditions/ modernité moyennant des références populaires pour mieux se réapproprier et arpenter notre ère.
On y trouve par ailleurs chez Saad Nazih une farandole de figures mystérieuses où le visiteur est progressivement saisi d’un sentiment d’irréalité. Elles nouent entre elles d’hermétiques intrigues, se paient la tête du juge, du gendarme, du critique bien sûr, et sans doute du public ! Tout droit surgi indubitablement de son entourage, un homme en torse nu participe également au grand carnaval des vanités que Saad met en toile. Ils semblent tous danser un ballet de mort. Suprême émissaire de la dérision, la Mort ne serait donc que le masque ultime et vide de la turlupinante espèce humaine. En adoptant cette complice, Saad explore la mainmise du pouvoir de l’argent sur nos vies. Il aborde l’ensemble des enjeux socioéconomiques et moraux qui entourent «darham (le Dirham)». Ainsi, la monnaie est-elle liée – dans sa peinture comme en économie – à la question de la valeur, des échanges, mais aussi à la condition sociale, à la qualité ou aux vices de celui qui l’a entre les mains.
Saad Nazih et Hicham Matini nous font plonger dans un univers époustouflant. Devant leurs toiles, tout le monde reste hypnotisé, et le voyage dans l’inconscient semble bel et bien opérer. Il y a du dur et du doux, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, une once de farfelu… Il y a dans leurs univers picturaux, quelque chose de ce fameux idiome, mille fois répété mais jamais compris autrement que poétiquement : un battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut déclencher une tornade au Texas.
Le résultat est dense, addictif, hypnotisant. Il est aussi empreint d’un certain climat catastrophique ambiant, mais on ne s’en rend compte qu’après être remonté à la surface, c’est-à-dire à l’aire libre, hors de la galerie 38.