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C’est (pas) que du voyage

C’est (pas) que du voyage
 
A Tanger, port au-delà des continents ; pont unissant l’Europe et l’Afrique ; ville trouble où les eaux se mêlent, l’exposition collective #Lmn’art, placée sous le signe du «voyage»; sous le signe de la création et de la résistance, est d’une beauté extrêmement jouissive. Elle en possède les atouts.
 
 
Par R. K. Houdaïfa
 
 
Vendredi 25 juin. Tanger, qui subjuguait des écrivains de bonne trempe (Charles de Foucauld, Saint-Exupéry, J.M.G. Le Clézio, Paul Bowles, et autres fines lames littéraires); charmait les Anges vagabonds (William Burroughs, Allen Ginsberg, Georgy Corso, Jack Kerouac…) et attrapait à son miel même les errants blasés tels que Jean Genet - tout ce qui compte dans le domaine littéraire, le dessus du panier, la crème de la crème posait ses pénates dans la Dream City - est inondée d’une douce lumière estivale.
 
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«Ils venaient à Tanger, écrit Daniel Rondeau, pour une histoire d’amour, pour un chagrin, pour se faire oublier, pardonner ou consoler, par plaisir, pour la lumière, pour rien, par vice ou par nécessité.»
 
Tanger passionnait également les peintres qui, comme chacun sait, ne se sentent dans leur élément que dans l’eau trouble. Le 25 janvier 1832, Eugène Delacroix débarque, avec armes et bagages, sur le sol tangérois. Dès l’abord, il est grisé par le pittoresque, émoustillé par le dépaysement, subjugué par la lumière. «Le sublime, écrit-il dans ses Carnets, vous assassine de sa réalité».
 
Qu’en termes lyriques, cette fascination-là est dite ! Le somptueux exil du peintre de La liberté guidant le peuple en terre mauresque le délivrera de l’incoercible influence de Gros et de Rubens, et imprimera indélébilement dans ses toiles une atmosphère solaire irradiant, selon le mot de Charles Baudelaire, une beauté surnaturelle.
 
La relation du voyage de Delacroix eut un effet retentissant : elle leva le voile sur les affriolantes séductions d’un pays resté jusque-là terra incognita. Des artistes avant-gardistes ne tardèrent pas à franchir en grande pompe le Détroit pour s’abîmer dans les étranges délices d’un Proche-Orient si tentateur : Keens Van Dongen, Albert Marquet, Charles Camoin, Henri Regnault, James Wilson y plantèrent leurs chevalets avec le secret espoir de voir leurs attentes confuses comblées. Leur port d’attache : Tanger.
 
Dans cette ville aux contours de carte postale, Henri Matisse pénètre le 30 janvier 1912, lesté d’une capricieuse épouse, d’un obstiné blues et de tétanisantes angoisses. Le peintre, à l’époque, bute sur une équation : le lien entre l’art et le décoratif. Lors de son premier séjour, il se laisse inonder, depuis la fenêtre de son hôtel (il pleuvait à flots sur Tanger), par le végétal qu’il capture à foison dans ses toiles. «C’est à Tanger, souligne le critique d’art Paul Schneider, que Matisse a vécu, avec une intensité sans précédent, l’éblouissement du végétal et son intime parenté avec l’humain». Par le miracle de cette «révélation», Matisse parvient à rendre imperceptible la contradiction entre figure humaine et décoration…
 
Faute de place, nous ne pourrons plus égrener la liste des personnages fantasques ayant fixé leurs voiles vers Tanger. Certes, nous établirons la raison de notre voyage - à nous.
 
Jubilation 
 
Il est à peine dix -huit heures. Gallery Kent s’est déjà animée. Ses amoureux insatiables sont installé(e)s aux premières loges pour se repaître du charme qu’exhale la performance du jeune cultivé et bourré de talent, Sofiane Byari de concert avec l’artiste culte Faouzi Laatiris : Brrah Digital.
 
Les passants s'arrêtent un instant et s’en délectent, tout en ne manquant pas de jeter un œil sur les excité(e)s qui ont pris d’assaut ladite galerie.
 
Nous avons pu reconnaître parmi les visiteurs les artistes Amina Rezki, Mariam Abouzid Souali, Faissal Benkirane, Ahmed Amrani, Mohamed Benyaich, Amine Asselman et Malek Sordo entre autres. Sans oublier l’écrivaine et l’écrivain, dont le verbe est à la fois poétique, vertigineux ainsi qu’implacable : Syham Weigant et Philippe Guiguet Bologne. Au milieu de la foule, apparaît le visage «espéreux», généreux, joyeux de la non moins superbe maîtresse de céans, Aziza Laraki. Délicatement punk, cette rare femme sert l’art et les artistes avec passion, la vraie. Le pari qu’elle a fait sur l’art contemporain marocain n’est-il pas hasardeux ? L'interrogation ne la taraude pas.
 
Pas de banane, d’ailleurs, dans cette exposition. Il n’y a d’ailleurs pas de raison particulière qu’il y en ait. A part celle-ci : sitôt qu’il est question d’économie dans le champ de l’art contemporain, il semblerait que la pointe de comparaison - est horizon. Or, chez notre galeriste : les vrais amateurs, aux budgets limités, tenant absolument à posséder une des œuvres de #Lmn’art, les prix sont – dits– «abordables». Et, à chacun selon ses moyens. Il y en a de tout, et cela part de 550 DH. Là, vous étancherez indubitablement votre soif.
 
Curation audacieuse 
 
A Gallery Kent, situé à Jbha Watanya, le commissaire Omar Saadoune a investi tous les espaces. Y dialoguent cinq artistes de la pointe contemporaine : Mounir Fatmi, Faouzi Laatiris, Batoul S’himi, Kenza Benjelloun et Abdelkerim Ouazzani. On leur a demandé de proposer des pièces sur le thème du «voyage», ils se sont emparés de l'invitation, non comme ils/elles l'auraient fait pour n’importe quel autre groupe show.
 
 
L’installation «From Where Comes The World», composée  d’un film immersif un peu long, mais les sons qui le hantent collent à l’esprit et nous prennent du collet. On reste hypnotisé, et le trip dans l’inconscient semble bel et bien opérer. Et pourtant, il n’y a pas de trame narrative à proprement parler. Aucune voix off, seulement – en grande partie - un cargo naviguant – telle une fuite en avant qui rime avec la liberté des horizons indéfinis -; rien ou presque rien d’autre qu’une maîtrise au scalpel du montage, une bande de son puissante – ambiance synchronisée à certains chants et rythmes traditionnels. C’est un film de son temps, un film de notre position présente. Il y a tout ce qui pourrait constituer un portrait du «voyage». Tout, et peut-être trop. Que dire, qu’éprouver après ce déferlement qui nous fait penser comme on touche, avec un cerveau au bout de mille tentacules, en glissant sur les choses sans jamais tenter de les approfondir ? … Le résultat est dense, addictif, hypnotisant. Il est aussi empreint d’un certain climat catastrophiste ambiant, mais on ne s’en rend compte qu’après être remonté à la surface, c’est-à-dire à l’air libre, hors de Gallery Kent.
 
 
Après son passage à l’Ecole nationale des Beaux-Arts (INBA) de Tétouan – dont il fut diplômé en 1983 -, Faouzi Laatiris, né en 1958, séjourne dans un foyer émigré de Saint-Denis et rejoint le cursus de l’École des Beaux-Arts de Bourges. De retour à Tétouan, où tout dans la médina le fascine, ce fils d’Imilchil accepte un poste d’enseignant à l’INBA, crée l’atelier Volume et installation, et pointe du doigt les problématiques, les concepts et les méthodes de l’art véritablement contemporain de son époque. Esthète, le dandy délicat las d’un monde moderne qui le déçoit et qu’il rejette, sera celui qui incarna la seconde réforme moderniste. Arrachée de son cadre, son œuvre s’échappe et part en quête constante vers de nouveaux espaces. «La ville, selon Philippe Guiguet Bologne, pourrait elle-même devenir une gigantesque – et somptueuse – installation de Faouzi Laatiris.» Son travail ? Une accumulation d'objets usuels. Une nouvelle manière de les regarder. Il s'évertue à les dépister d’abord, affleurer leurs logiques et leurs propriétés, pour les enfermer dans le temps sur chacune de ses séries de travaux. Son art est conceptuel. Sculptures, parfois monumentales, collages, installations, vidéo…la séparation conventionnelle entre les différents champs de l’art graphique n’a pas lieu de cité chez Laatiris. Les images, les objets sont détournés, colorés, associés. Et c’est tout à coup nos certitudes et nos a priori qui sont interrogés, ébranlés. La réflexion cède cependant le champ à la poésie.
 
 
Chez Batoul S’himi, qui a l’esprit délicieusement déjanté malgré son infinie douceur, on retrouve des cocottes aussi sophistiquées que des architectures. Nous exagérons à peine, d’autant qu’elles sont coupées, taillées et d’où sourde une beauté sublime. Elles se retrouvent enjolivées par des couteaux doucement iridescents, luisant de l’éclat du métal – car aiguisés et affûtés. Rien ne dépasse, ne s’échappe ni ne bouge. Les pièces confectionnées offrent autant de niveaux de lecture possible… Née à Asilah en 1974, Batoul S'himi eut comme premier amour : la peinture. Elle travaillait des monochromes de grands formats. Diplômée de l’INBA de Tétouan, elle s'intéresse au travail des femmes et fait du tissu l'un des objets privilégiés pour sa création. Le motif ornemental tel que l’utilise l’artiste avec ses tissus brodés de petits objets kitsch se répète. Tout son travail porte sur l’identité : notamment, de l’univers de la femme marocaine, cette artiste contemporaine pour de vrai tire des vécus, des feelings et des motifs qui nourrissent son travail. Au cœur de sa démarche : l’objet sublimé. La cocotte devient ainsi œuvre d’art conceptuelle. Décrit-elle par là un monde sous pression ?! Utilisant de nombreux matériaux, Batoul S'himi fait également de la photographie l'un des médiums préférés de son art. Elle procède avec sobriété pour créer des œuvres en rupture avec les sentiers battus.
 
 
Les interdits ne cessent de prendre une sacrée revanche en ce moment, avec le souci et les gestes retrouvés massivement de distinguer ce qu’il est «permis» ou non d’absorber, halal et pas halal, licite et illicite. «Dans ‘Les Amants de Magritte’, il est peut-être question de l’inconscient et de l’inhibition du désir de l’individu qui semble mis devant sa responsabilité. Or, dans ‘La Douane de la Morale’ je montre ce que la société marocaine impose à l’individu. Je puise dans ce qu’il y a de plus conscient, de plus réel jusqu’à l’absurdité ; faites ce que vous voulez, arrêtez-vous aux abords du ‘hallal’, mais cachez-vous et ne franchissez pas la frontière », lit-on dans l’étiquette, fixée à proximité immédiate de «Aux frontières du hallal, la douane de la morale», une installation audacieuse de Kenza Benjelloun, dont il s’agit non seulement de s’offusquer, mais surtout de dénoncer le regard que l’on porte rétrospectivement sur le baiser, grosso modo l’amour. Parmi ses installations, il y a également une qui illustre une Afrique avant et après 1492. Avant et après que les puissances européenne, américaine et chinoise ne la dépouillent d'abord «de sa force humaine (le commerce triangulaire) par l'esclavage ensuite de ses ressources naturelles à partir de la révolution industrielle. Pauvre Afrique !», se désole l’artiste. Tant et tant de problématiques et injustices, tourments et déchirures de l'histoire…que l’artiste défend avec ténacité et partage avec bienveillance.
 
 
Il y a dans l’univers pictural d’Abdelkrim Ouazzani, une forme mille fois répétée, mais jamais comprise autrement que poétiquement. Jouant avec les couleurs intenses (rouge, bleu, jaune, vert, ocre. blanc...), le résultat est toujours d’une naïveté subtile, une simplicité douce, une innocence lucide, une spontanéité ingénieuse… Moyennant figures pleines de poésie, figures vacillantes, oiseaux oscillants, poissons baignants, roues avançant, Abdelkrim Ouazzani raconte des fables, des contes, des histoires… peut-être même nous invite à un retour en arrière, aux rêves, désirs et plaisirs de notre enfance. Bref, c’est un univers étrangement d’une entêtante sensualité qui caractérise l’artiste : doux et fragile, infiniment grand et infiniment petit. 
 
Nous confessons une tendresse toute particulière pour cette incontournable expo phare : #Lmn’art. Les œuvres respirent, se pavanent, se contemplent, se racontent les unes sur les autres.
 
École des Beaux-Arts de Tétouan 
“Héritage de l'influence espagnole, défavorisée par sa situation isolée, elle eut également son soubresaut après 1995. Les professeurs et les élèves refusent de plus en plus la pratique officielle de l'art. Un vrai conflit de génération s'établit. Dans des rapports difficiles avec l'administration, la situation se simplifiera avec la nomination à la direction d’Abdelkrim Ouazzani (...) Le chemin est désormais ouvert pour une expression libre de chacun. Comment trouver un rapport entre soi artiste et le cadre quotidien de la vie, dans les médinas, dans la ville moderne, les banlieues, avec les traditions vivantes et les frictions douloureuses.”
 
 
*LMN’ART, jusqu'au 25 août, à Gallery Kent, à Tanger.

 

 

 

 

 

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