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Histoire de l’art : Un conte de faits !

Histoire de l’art : Un conte de faits !

A l’occasion de son 110ème anniversaire, Société Générale Maroc s’allie avec la Fondation nationale des musées pour célébrer le mécénat culturel et l’engagement de la banque envers l’art, ainsi que la promotion de la culture. Elle donne à voir, jusqu’au 21 janvier 2024, au premier étage du Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain à Rabat, une part précieuse de son impressionnante collection, dont certaines œuvres n’ont jamais été montrées au public.

Outre son intérêt artistique pur, l’exposition «110 Ans, 110 Œuvres» présente un intérêt pédagogique, puisqu’elle reconstitue, avec une collection riche de 110 œuvres de très bonne facture, réalisées par une kyrielle d’artistes marocains, la naissance et l’évolution des arts plastiques au Maroc. Toute une histoire.

Par R. K. H. 

Photo : Mohammed Kacimi (1942-2003), "Les Atlassides", Technique mixte sur toile, 91,5 x 105,5 cm.

 

L'exposition en question ne se fourvoie pas dans l’exhibition folklorique et offre une expérience artistique d'une rare qualité. Elle mérite le détour pour trois raisons. La première tient à la richesse des pièces rassemblées : 110 œuvres soigneusement sélectionnées, issues de la précieuse collection de la SG. La deuxième raison réside dans la qualité exceptionnelle des pièces exposées, qui illustrent la bonne tenue des arts plastiques marocains. Alors que d'autres formes d'expression artistique montrent des signes d'essoufflement, l'art plastique maintient inébranlablement son engagement envers l'excellence. Enfin, la troisième raison se trouve liée à la portée pédagogique de l'exposition. En n’ostracisant aucun courant, style ou tendance, dans la mesure du possible, elle propose un panorama de l'art au Maroc, offrant ainsi une leçon d'histoire à travers ses différentes phases évolutives.

Le parcours invite à un voyage intemporel où convergent les époques. «Il retrace l’histoire de l’art au Maroc à travers quatre périodes; la première section présente l’émergence de la peinture moderne du début du 20ème siècle avec les premières tentatives artistiques de Ben Ali R’bati jusqu’aux années 50. Une deuxième couvre la fin de cette période ainsi que les années 60 et 70, qui correspondent à l’institutionnalisation de la formation et de la transmission dans le domaine artistique. S’ensuivent les années 80 et 90, marquées par l’affirmation de l’individualité artistique avec des démarches purement intimes et personnelles. La quatrième période s’amorce au début des années 2000 et s’étend jusqu’à aujourd’hui, caractérisée par des approches inscrites dans un contexte de mondialisation des pratiques artistiques», lit-on dans une note de présentation.

 

R’bati, quel art est-il ?

La naissance de la peinture au Maroc, celle dite «moderne», ne fit son apparition que vers la fin du XIXème siècle, ayant longtemps été freinée par des contraintes d'ordre religieux. Cependant, le pays n'était en aucun cas dépourvu d'expressions artistiques. S’y épanouissaient allègrement décoration architecturale, enluminures et miniatures. Et c'est justement par le talent exceptionnel d'un brillant miniaturiste, souvent comparé à l'immense Algérien Mohamed Racim, que la peinture marocaine prit son envol. Ce pionnier se nommait Mohamed Ben Ali R’bati. On peut dire qu’il fut le premier artiste peintre marocain.

«Le cas de Ben Ali R’bati résume l’histoire de l’avènement de la peinture de chevalet au Maroc. Il incarne la figure de l’artiste peintre autochtone qui, à partir des contacts avec les peintres européens de passage ou installés dans le pays, a fait son apparition dans le paysage culturel marocain au tournant du siècle. Ce nouveau personnage, qui va s’affirmer au cours des années 20 et 30, est très différent de l’artisan traditionnel, même s’il en garde la mémoire plastique ou iconographique et un savoir-faire lié notamment aux techniques de la miniature, des enluminures et de la décoration murale», peut-on lire dans Patrimoine et Symboles (éditions Oum, 1999), sous la plume de Mohamed Sijelmassi.

Son œuvre se présente sous forme de portraits de la cité tangéroise, croqués dans l’esprit des enluminures persanes et arabes. Une œuvre de la meilleure eau, qui forme aussi un précieux documentaire sur les us et les coutumes d’une époque révolue, mais obstinément présente. Au mieux, les autoproclamés critiques d’art voient en lui, non sans une pointe de mépris, un peintre «naïf». Sans doute peut-on déceler des ressemblances entre lui et Mohamed Ben Allal, Saïd Aït Youssef, Chaïbia Tallal, Fatima Hassan ou Mohamed Lagzouli, tous peintres baptisés «naïfs» ou «spontanés». Lesquelles ressemblances résident dans leur commune autodidaxie, le fait qu’ils furent mis en lumière par des Occidentaux, ou encore leur sens vif de la couleur. Cependant, R’bati se démarque des «naïfs» par son souci de la composition et le réalisme de ses représentations. «Il y a dans ses travaux, soulignait Mohamed Sijelmassi, une réelle tentative de représenter la troisième dimension en suggérant la profondeur de l’espace». En ce sens, il est un peintre figuratif, n’en déplaise aux sceptiques.

 

Est/Ouest

Soit. Pour avoir usé du chevalet, inconnu au Maroc à l’époque, Mohamed Ben Ali R’bati, auteur de scènes d’apparat, est considéré par certains comme le précurseur de l’art contemporain marocain. Honneur dont d’autres, occultant les vocations soudaines et secrètes du premier quart du siècle dernier où les peintres comme Abdessalam El Fassi Ben Larbi, touchés par le ferment moderniste, accordent au couple de l’élan brisé : Ahmed Cherkaoui et Jilali Gharbaoui.

Le premier, enfant de Boujaad, formé à Paris puis à Varsovie, était fasciné par le signe. Ses toiles, des monogrammes de couleurs, se présentent comme une invitation à un voyage spirituel. Après des études à Fès, Jilali Gharbaoui obtient en 1952 une bourse pour l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. Il rencontre et se lie d’amitié avec Pierre Restany et Henri Michaux. Il séjourne en 1958 à Rome, rentre à Rabat, puis retourne à Paris. Epuisé par ses tourments existentiels et l’alcool, il est retrouvé mort, à l’âge de 41 ans, au petit matin, sur un banc public parisien. Dès 1952, il s’est exprimé pleinement par une gestuelle alliée à la calligraphie, qui appelle dramatiquement à la vie. Une œuvre claire, lumineuse, riche, inépuisable.

On s’accorde à dire que Ahmed Cherkaoui et Jilali Gharbaoui sont les premiers peintres à ouvrir à l’art marocain la voie de la modernité. Certes, il y avait des peintres, mais il n’y avait pas encore une peinture assumant sa destinée et imposant ses lignes de démarcation. Un trio de rebelles va sonner la charge contre la mièvrerie, la fadeur et le folklorisme auxquels la peinture marocaine est, à l’époque, encline, selon le bon vouloir des consécrateurs illégitimes.

 

Artistes in(c)lassables

Nous sommes en 1964. Farid Belkahia, Mohamed Melihi et Mohamed Chebâa, tous trois jeunes enseignants aux Beaux-Arts de Casablanca, secouent le cocotier des valeurs esthétiques désuètes, affranchissent l’art du joug colonial et l’arriment à une modernité qui ne regarde pas de haut la tradition. Voilà. La «rupture épistémologique», voulue par le philosophe Abed El Jabri, est consommée.

Convaincu de l’urgence de la création d’un art contemporain réellement marocain, tourné vers la modernité tout en étant ancré dans la tradition esthétique marocaine, ces rénovateurs-là instaurèrent l’enseignement de l’histoire de l’artisanat marocain, du travail du tapis et du bijou à la céramique, tout en prenant le contrepied de l’art «légitime», qui privilégie l’orientalisme, le folklorisme et le naïvisme. «La modernité n’est perceptible qu’à partir d’une assimilation des valeurs anciennes», répétait à satiété Belkahia.

Mais qui sont ces trois trublions qui ont donné le jour à la peinture contemporaine marocaine ? Né à Marrakech, en 1934, Farid Belkahia s’éprend de la peinture, sacrifie l’enseignement pour s’y vouer pleinement. Après un séjour instructif à Paris puis à Prague, il rentre au Maroc en 1962, où il est nommé à la tête de l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca. Son œuvre s’adosse à un refus du mal que l’homme inflige à l’homme. Elle transmet les flux de la transe, la quête d’un salut que l’homme arrache dans son combat contre la mort. Avec la maturité, l’œuvre de Belkahia ne cesse de grandir dans un mouvement de lignes et de couleurs en évolution : recherche, affinement des rapports d’ombre et de lumière, concentration sur des thèmes (celui du malhoun, à titre d’exemple), approfondissement du sens des formes. Mohamed Melihi, lui, est une sorte de peintre picaresque. Doué d’une curiosité sans rivages, il se transporte d’un lieu à l’autre, afin d’affûter son style. Des études à Séville, Madrid, Rome, Paris et New York. Au bout, l’adhésion à l’expression abstraite, en raison de sa compatibilité avec l’essence de la culture arabo-musulmane.

C’est par rejet de l’enseignement, à tonalité coloniale, dispensé par sonprofesseur à l’Ecole des Beaux-Arts de Tétouan, Mariano Bertuchi, que le jeune Mohamed Chebaâ s’emploie à forger sa propre personnalité picturale. Mordu de folklorisme, orientalisme et paysagisme, Bertuchi les présente comme le fin du fin de l’expression picturale. Mohamed Chebaâ, en revanche, y lit une offense à la marocanité. Il s’en va chercher la muse dans l’argile, le plâtre, la sculpture et le dessin, éprouve son talent de peintre dans les natures mortes. A Rome, la puissance expressive du monochrome lui est révélée grâce à Jakson Pollok et Franz Kleine; il s’initie à la gestualité.

Farid Belkahia, Mohamed Melehi, Mohamed Chebaâ, trois itinéraires distincts, mais trois révoltés unis par la même aversion de la peinture folklorique, hissée au rang de référence par les services des Beaux-Arts. Isolés au début, ces francs-tireurs vont bientôt recevoir de précieux renforts : Mohamed Hamidi, Mohamed Ataallah et Mustapha Hafid. Se muant en émeutiers permanents, ces hussards montèrent à l’assaut de la cita- delle artistique. D’abord, en lançant une exposition nourrie de valeurs avant-gardistes, entièrement prise en charge par les artistes. Cette première se déroula en 1965 et fit école. Pour autant, le service des Beaux-Arts ne trembla pas sur son socle. Il convenait donc de secouer plus le cocotier. Ce qui fut fait, en 1968, par le biais d’un manifeste, au travers duquel ils disaient pis que prendre de ceux qui étaient en charge de l’art, les traitant d’«incompétents» et fustigeant la politique infantilisante des missions étrangères. Et, manière d’enfoncer le clou, ledit sextuor planta, un an plus tard, ses toiles, où sont explicitées les relations entre l’artisanat marocain et l’art moderne, au beau milieu de Jemaâ el Fna, à une centaine de mètres du lieu où se tenait l’inénarrable Salon de Printemps de Marrakech, ce tout-à-l’égout de l’art indigne.

L’effet en est heureux : les mœurs picturales établies se mettent à décliner, pendant que la nouvelle peinture commence à sortir de l’ombre. Le groupe s’étoffe. Mahjoubi Aherdan, Karim Bennani, Mekki Megara et Saad Cheffaj, entre autres transfuges de Rabat et de Tétouan, s’enrôlent sous la bannière. On se serre les coudes, multiplie les initia- tives, secouant de fond en comble la vie artistique. C’est ainsi qu’est constituée l’Association nationale des plasticiens marocains, dont la première exposi- tion regroupe, en 1976, une trentaine d’artistes. La peinture contemporaine marocaine prend réellement son envol.

 

Kacimi, héraut d’un art conscient

Mis en vive lumière, les «pionniers» poursuivent leur chemin de gloire sans peur et sans reproche, pendant qu’une génération relativement plus jeune émerge doucement. Mohamed Kacimi en était la figure de proue. S’il s’appuyait sur l’écriture et la calligraphie dans ses premières œuvres, cet artiste atypique (dont la première exposition à Meknès date de 1964) y échappa assez vite pour affirmer une œuvre peinte forte et originale, où gestuelle abstraite et fantôme de figuration se rejoignent.

Se détachaient aussi de la deuxième vague des pinceaux aussi délicats que Fouad Bellamine, Hassan Slaoui, Abderrahmane Meliani, Saâd Hassani, Mustapha Boujemaaoui, et d’autres encore, tels que Abdallah Hariri, Abdelkébir Rabi, Houssein Talal, Abderrahmane Rahoul ou Abdelkrim Ghattas, jaloux de leur discrétion, mais artisans éblouissants des seventies «riches en parcours individuels, vocations et recherches venant élargir les horizons de la création et témoignant ainsi pour les décennies suivantes – entre vieilles disputes et nouvelles actions – de la concrète, définitive et multiforme présence de la peinture et de l’art contemporains au Maroc», comme l’écrit Toni Maraini.

 

La relève, so what ?

Aux générations des Melehi et Belkahia, des Kacimi et Miloud, des Benbouchta et El Alj, succède celle d’Erruas, avec brio, comme le prouve son rayonnement au-delà des frontières. Ils avaient alors entre 20 et 40 ans, et ils formaient la quatrième génération de la peinture contemporaine marocaine, mise sur la rampe de lancement par Ahmed Cherkaoui (1934-1967) et Jilali Gharbaoui (1930-1971).

Ces artistes-là, se réjouissait le critique d’art Aziz Daki, «prennent le train de l’avant-garde occidentale. Ils ne sont pas entièrement dans la peinture, mais plutôt dans l’inclassable, le mélange des genres. Mohamed El Baz en est un fleuron. Il y a aussi les lauréats de l’Ecole des Beaux- Arts de Tétouan, Younès Rahmoun, Safaâ Erruas, Batoul S’Himi, Jamila Lamrani, et qui sont très bons».

De ces jeunes peintres, sachant peindre dans les règles de l’art, ou ne s’abandonnant pas à la facilité vénale que constitue la carte postale, il en existe, au bas mot, une quarantaine : Amine Bennis, avec son univers coloré, qui n’est pas sans évoquer celui des adhérents au mouvement Cobra; Abdellah Elatrach et ses scènes de transe animées par des créatures fantastiques, des reptiles et autres animaux venimeux; Abdelmalik Berhiss, dont les tableaux sont peuplés de chimères et de monstres; Noureddine Chater éprouve un plaisir certain à transfigurer les lettres arabes; Larbi Cherkaoui en impose par son art consommé du signe; Ahmed El Hayani fait de la calligraphie la raison d’être de sa peinture; Salah Benjkan intrigue par ses formes «défigurées»; Saïd Qodaïd décrit avec un souci du détail des scènes captées dans son pays; Khalid El Bekay surprend par la limpidité chromatique de ses compositions; My Youssef El Kahfaï surfe sur le spleen et la solitude à grand renfort de contraste entre tons vifs et sombres; Mohamed Nadif se dédie à la représentation du corps féminin...

Sans totalement bouleverser le paysage pictural, la jeune génération y apporte des touches nouvelles. La principale est l’introduction par certains artistes de technologies, telles que la vidéo, avoisinant la peinture, ou l’usage de la photographie mêlée à celle-ci. Les installations sont devenues des pratiques courantes chez un grand nombre de jeunes. Exercice dans lequel s’illustrent particulièrement Mounir Fatmi, Younès Rahmoun, Batoul S’himi et Mohamed El Baz - une autre grande pointure de l’art abstrait, dont l’esthétique minimaliste, support de son engagement en faveur des causes humanitaires, force l’admiration.

Oui ! Pour autant, l’abstraction n’a pas été remisée au grenier par la nouvelle génération. Elle règne en partage avec sa rivale. Et elle possède de brillants servants. Telle Safaa Erruas et ses toiles immaculées, fruits de son rêve d’enfant. A propos de cette jeune prodige, Nicole de Pontcharra, critique d’art, dit : «Elle incarne bien les vertus féminines qui, sans qu’il faille y voir la moindre mièvrerie, sont représentatives de ce que la femme porte en elle de capacité à s’émouvoir, à assumer des fardeaux, à donner d’elle- même, comme à s’extraire du réel par le rêve». On peut en dire autant de Rita Alaoui et de ses toiles épurées aux consonances mutines et badines.

De périodes novatrices, prolifiques, éclairées, l’histoire de la peinture marocaine est constamment semée. Faute d’espace, il serait malaisé de les évoquer toutes. Contentons-nous de répéter cette évidence : la peinture au Maroc ignore la léthargie et la sclérose, et sans cesse se renouvelle. 

 

Au début étaient les enlumineurs et les miniaturistes
Il convient de commencer par rectifier l’erreur selon laquelle «la peinture est arrivée au Maroc dans les malles du colonialisme». Ainsi que le rappelle Toni Maraini, dans le n°33, 2ème semestre 1999, de la Revue Noire, les maîtres artisans possédaient, bien avant le Protectorat, un outillage technique incluant couleurs, pigments, teintes, vernis, mélanges, solvants, huiles, spatules, différents genres et tailles de pinceaux, et de craie pour tracer les dessins sans lesquels ils n’auraient pas pu décorer avec art et savoir bois, plâtre, céramique et – surtout – enluminer les manuscrits, calligraphier les textes et peindre les miniatures. En outre, prospéraient déjà les imagiers populaires qui puisaient leur inspiration dans les sources vives de la Bible et du Coran et la vie des saints : Adam et Eve, le sacrifice d’Abraham, Joseph et Zoleikha, L’arche de Noé, Sidna Ali Ibn Abi Talib, Sidi Rahal Al Boudali, Sidi Ahmed Tijani... Sans parler des miniaturistes, dont certaines œuvres, telles que Bayad et Rayad, furent exécutées au XIIIème siècle. Bref, la peinture, du moins sous sa forme non savante, était présente avant l’irruption européenne.

 

 

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