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Un jour, une œuvre : Mririda, «hétaïre» aux paroles rares

Un jour, une œuvre : Mririda, «hétaïre» aux paroles rares

Les poèmes de ce recueil ont été déclamés par une «aimable et discrète hétaïre», jeune berbère de la Haute-Tassaout, nommée Mririda n’Aït Attik.

 

Le hasard d’une halte à Azillal, en 1927, fit rencontrer René Euloge et la jeune poétesse pour en devenir l’un de ses plus dévoués serviteurs, comme l’atteste «les chants de la Tassaout».

«Elle n’avait pas atteint la trentaine. Jolie, elle ne l’était point, malgré des yeux immenses au regard expressif. Ses traits rudes donnaient à son visage au teint très clair précocement fané, un habitus singulièrement émouvant qu’on ne pouvait oublier», lit-on dans les prolégomènes de René Euloge.

Et d’ajouter : «moins pour essayer de plaire aux visiteurs que pour donner libre cours à sa propre satisfaction, Mririda chantait en prolongeant les syllabes finales de ces vers, comme si elle eût vocalisé les neumes d’un étrange plain-chant».

Les chansons de la fille d’Azilal comportent peu de refrains : une ou deux phrases reviennent en leitmotiv. «Elle aime et abuse parfois de redondances et d’inversions qui donnent à certains poèmes un étonnant relief».

Si selon Raymond Queneau (œuvres complètes, Tome I, « Bibliothèque de la pléiade », Gallimar) la mission de la poésie est d’exprimer et de transformer la totalité du réel ; c’est aussi «un moyen d’aider notre raison déficiente à accéder à l’enseignement sans voiles de la vérité».

L’imagination n’a qu’une faible place dans la poésie de Mririda. Elle est même complètement bannie des narrations et des petits drames domestiques retracés en un court récit, dont la conformité avec la réalité est le suprême intérêt. «Pour nous, ce sont là de curieuses études de mœurs grâces auxquelles nous pénétrons dans l’intimité des foyers», souligne René Euloge.

Et de remarquer que l’amour apparaît «fréquemment brutal et purement physique».Tandis que «la rudesse des monts explique la rudesse des gens qui les habitent, de ces esprits farouches en proie aux appétits violents de primitifs, de ces cœurs qui n’ont pas les loisirs de s’émouvoir -hormis celui de Mririda – au sein d’une nature ingrate, où le souci du pain quotidien subjugue toute une vie, de l’enfance laborieuse à la vieillesse résignée…»

Mririda exprime des propos frisant l’obscénité, et tout aussi osées qu’ils soient, ils ne sont pas là pour l’effaroucher. «Mais elle les dit avec un tel naturel désarmant, que l’on sent combien son apparente effronterie et sa naïve liberté de langage s’étonneraient d’un reproche d’indécence et d’impudeur.»

Quand Boileau faisait des vers, il songeait toujours à dire ce qui ne s’est point encore dit. Il y comptait tout ce qu’il avait fait depuis qu’il est au monde, rapportait ses défauts, son âge, ses inclinations, ses mœurs. «J’y dis de quel père et de quelle mère je suis né…»

Dans «les chants de Tassaout», il est probable que Mririda a trouvé l’inspiration dans ses propres aventures sentimentales, dans ses joies et ses déceptions. Elle se complaît à rappeler les chagrins de la séparation. «Dans ses chants naturels et savoureux, peinture réaliste et saisissante des foyers et de la vie des montagnards du grand Atlas, Mririda ne parle que des choses les plus simples, les plus quotidiennes, les plus humbles, mais elle en parle avec une émotion rustique, une exactitude qui les rend visibles et palpables. Elle les évoque telles qu’elle les a ressenties, et si l’élément poétique y fait parfois défaut, la sensibilité n’en est jamais exclus», s’emporte René.

«Les chants de la Tassaout» sont aussi empreints de superstitions préislamiques et parsemés d’invocations à Dieu, aux saints protecteurs, aux génies de la montagne. «Religion et magie s’y confondent. Il s’y rencontre plus d’amertume que d’enjouement et les accents en sont plus sévères que souriants. Mais ils gardent toujours un fonds de sensualisme et d’observation à la fois attendrie, ironique et désabusée».

Beaucoup demeuraient insensibles à cet art dont le plaisir était si différent de celui qu’ils venaient chercher auprès des filles du souk. Car s’ils en voulaient, ils auront droit à un infini de vers pleins de fraîcheur et d’émotion.

(Les Chants de la Tassaout, par la bouche de Mririda N’Aït Attik, traduits du dialecte tachelhaït par René Euloge. Poésie, Maroc Editions, 1972, 119 pages)

 

Par R.K.H

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