Dans ce long entretien réalisé quelques jours après la clôture des travaux, Mohamed Berrada, professeur universitaire, président de la Commission scientifique des Assises de la fiscalité, analyse avec lucidité et pédagogie le travail de fond qui a été mené, les priorités actuelles et les mesures à initier pour doter le Maroc d’un système fiscal plus efficient et plus équitable.
Propos recueillis par D. William
Finances News Hebdo: Vous avez été l’un des artisans de ces 3èmes Assises nationales de la fiscalité. Tout le monde parle de réussite. Avec le recul que vous avez maintenant, quel est votre sentiment général et peut-on dire que ces Assises ont globalement répondu aux attentes de la collectivité ?
Mohamed Berrada : La réussite revient avant tout à l’esprit d’équipe, au ministre, aux membres de la commission scientifique et des comités thématiques, mais surtout aux femmes et aux hommes de la DGI et de la direction des collectivités locales, qui travaillent dans l’ombre, et qui nous ont alimentés de milliers de données essentielles pour nos analyses. Cinq mois de travail.
Les perceptions ont été souvent différentes, source de richesse, mais on aboutit finalement à un consensus où l’intérêt national prime !
F.N.H. : Le sujet est effectivement d’une grande sensibilité !
M. B. : C’est aussi un sujet d’actualité ! Et il le restera encore ! Partout dans le monde. Chez nous aussi. Ces assises ont généré de multiples attentes et doléances. Avec comme principale préoccupation du public, l'apparente contradiction entre le ras-le-bol fiscal et la demande de service public.
Mais est-ce vraiment une contradiction ? Je ne le pense pas. La baisse de la pression fiscale et l’amélioration du service public sont en fait liées par deux principes majeurs : l’équité fiscale, qui peut se traduire par une amélioration des recettes fiscales, d’une part, et l’efficacité dans la gestion de la dépense publique, qui peut se traduire par un développement et une amélioration des services sociaux, d’autre part. La question est donc de chercher comment peut-on réduire la pression fiscale tout en redynamisant la croissance et en améliorant le service public !
F.N.H. : En quoi ces Assises diffèrent-elles de celles qui les ont précédées pour susciter autant d’attentes et d’espoir ?
M. B. : Chacune des assises précédentes répondait à des problèmes du moment. Il faut bien comprendre d’abord qu’on ne part pas de rien ! Depuis les années 80, le Maroc a réalisé de grandes avancées au niveau de son système fiscal. Nous disposons d’un système moderne, d’un code général des impôts unique qui regroupe toutes les dispositions fiscales régissant l’ensemble des impôts, tous les aspects techniques relatifs à ces impôts et taxes comme l’assiette, l’évaluation, le recouvrement et le contentieux, tous les avantages fiscaux qui prennent la forme d’exonérations, de taux réduits, d’abattements, alors que ces avantages fiscaux étaient autrefois dispersés dans des textes spéciaux. Notre système fiscal a connu aussi des avancées importantes concernant les garanties données aux contribuables, notamment en matière de contrôle, ainsi qu’au niveau de la simplification et de la transparence.
F.N.H. : Pourquoi ces nouvelles Assises alors ?
M. B. : Des progrès, c’est vrai, mais cela n’empêche pas qu’on doit, de manière régulière, faire un bilan de ce qui a été fait, et de ce qui reste à faire. De ce qui a marché et de ce qui n’a pas marché.
Le problème est que souvent, après la mise en place d’une loi-cadre, différentes mesures se trouvent introduites dans les Lois de Finances successives, pour répondre à des préoccupations ou à des pressions sectorielles ou catégorielles du moment. Tout cela se traduit à la fin par des distorsions du système fiscal et par une atteinte à sa cohérence.
Je dois aussi souligner que le monde évolue à grande vitesse, les technologies aussi ! La mondialisation et la concurrence internationale que subissent nos entreprises nous demandent à faire le point régulièrement de nos stratégies afin de nous réadapter. On a vécu des assises en 1999, des assises en 2013, et voici aujourd’hui, juste 6 ans après, les 3èmes assises.
F.N.H. : Plusieurs recommandations ont été formulées à l’issue des travaux. Selon vous, quelles sont actuellement les mesures prioritaires à initier pour aller vers un système fiscal plus efficient et plus équitable ?
M. B. : Je vous le confirme, les recommandations retenues ont pour objectif de rendre notre système fiscal plus équitable et plus efficient. Mais, vous le savez, avant d’aboutir aux recommandations, il fallait d’abord faire le diagnostic de la situation présente pour réadapter la fiscalité aux problèmes actuels et futurs que vit notre société et chercher dans quelle mesure la fiscalité peut contribuer à les résoudre !
Les assises de la fiscalité ont été surtout un moment de réflexion, d’écoute, d’échanges et débats. On a reçu une multitude de propositions, d’études, on a rencontré et travaillé avec différentes institutions. Cette réforme est celle de tous ! Le but est de préparer une loi-cadre issue de ces débats et dont la déclinaison sera faite progressivement sur une durée de 5 ans. Elle définit des principes qui doivent répondre à nos préoccupations majeures actuelles et futures, et qui doivent s’inscrire en harmonie dans le nouveau modèle économique que Sa Majesté a demandé d’élaborer.
F.N.H. : Mais ce modèle n’existe pas encore.
M. B. : Si ce modèle est en cours de conception pour le moment, on s’est proposé de baser nos réflexions sur les problèmes structurels que nous vivons depuis un certain temps et qui ont été mis évidence par Sa Majesté pour expliquer les causes d’essoufflement du modèle actuel.
F.N.H. : Quels sont ces problèmes ?
M. B. : Notre société souffre de deux maux essentiels auxquels il faut remédier de toute urgence : le chômage des jeunes, en particulier les diplômés, et l’aggravation des inégalités. Le taux de chômage atteint 26% chez les jeunes diplômés, alors qu’il n’est que de 4,50% chez les sans-diplômes. C’est que les structures de notre économie n’ont pas évolué suffisamment pour être en mesure d’absorber les nouvelles compétences. En théorie économique, on explique que l’investissement génère de la croissance qui génère des emplois. Ce n’est pas le cas dans notre pays. Le taux d’investissement au Maroc est supérieur à 32% du PIB. Il ne crée pas suffisamment de croissance et d’emploi.
F.N.H. : Pourquoi ?
M. B. : Notre croissance est de mauvaise qualité ! Elle est irrégulière, insuffisamment inclusive et mal répartie. On sait qu’une croissance faible génère des inégalités dans la mesure où le facteur capital se trouve mieux rémunéré que le facteur travail. Regardez l’analyse faite par Piketty à ce propos. Si la demande publique et privée peut constituer un levier pour la croissance, pour reprendre le schéma Keynésien, dans notre cas, elle s’adresse en bonne partie à la production étrangère venant aggraver ainsi le déficit de notre balance commerciale.
Keynes avait pourtant bien souligné que sa théorie ne pouvait se vérifier que si la demande s’adresse en grande partie à la production nationale !
Les principes de la division internationale du travail et de l’avantage comparatif chers à Adam Smith et à Ricardo, qui ont fait du libre-échange une sorte de pensée unique, sont peu à peu remis en cause par les pays industrialisés qui en étaient les promoteurs, et même par des prix Nobel d’économie. Les technologies ne sont plus l’apanage de quelques pays et les pratiques de concurrence déloyale poussent peu à peu au patriotisme et à la production nationale. Car c’est par la production que se créent les revenus, la consommation, les investissements et l’emploi. Dans notre pays, il suffit de regarder la structure de notre TVA : la TVA à l’import est supérieure à la TVA intérieure !
F.N.H. : Mais le volume des investissements réalisés au Maroc est considérable !
M. B. : C’est juste ! Il est de 32% du PIB ! Mais ce sont surtout des investissements en infrastructure et faibles en création d’emplois permanents. Ils sont bien sûr essentiels pour notre développement. Mais les investissements productifs et créateurs d’emplois permanents ne sont pas à la hauteur de nos ambitions. Mises à part les branches automobiles et aéronautiques. Bien plus, la productivité n’évolue que très lentement. La productivité découle d’une combinaison ingénieuse entre le capital matériel et le capital immatériel. Elle est à la base de notre compétitivité.
Sa Majesté avait pourtant appelé à prendre en considération le capital immatériel dans toute décision stratégique, avec ses trois composantes: le capital humain, le capital institutionnel et le capital social. Nous enregistrons en effet un retard considérable sur ce plan, en particulier dans le domaine de l‘éducation, alors qu’il constitue le ferment de notre productivité et de notre compétitivité, source de création d’emplois.
Si le travail est d’abord une source de dignité humaine, avant d’être une source de revenu, le chômage alimente les inégalités et nuit à la cohésion sociale, qui est le ciment de notre identité et de notre unité.
F.N.H. : Alors comment une nouvelle politique fiscale pourrait-elle contribuer à résorber ces déficits et à promouvoir la production nationale ?
M. B. : C’est la croissance économique qui crée des emplois et qui alimente aussi les recettes fiscales. Cela se calcule en termes d’élasticité! Mais la politique fiscale n’est qu’un des instruments pour promouvoir la croissance. D’où la nécessité de l’inclure dans une vision globale en liaison avec d’autres instruments comme la politique monétaire, la politique des taux de change, l’évaluation des accords commerciaux, l’amélioration de la gouvernance, la rationalisation de la dépense publique, l’éducation, etc.
La croissance est tirée par les investissements productifs créateurs d’emplois permanents, en particulier ceux du secteur industriel. C’est à ce niveau que doit s’orienter notre stratégie fiscale. C’est notre principe de base. La fiscalité doit inciter ce type d’investissements productifs, et non créateurs de situation de rente! En créant des emplois, on participe à la réduction des inégalités.
F.N.H. : Qu’en est-il en particulier de la pression fiscale ?
M. B. : Une petite explication d’abord si vous me permettez. La pression fiscale représente le rapport des recettes fiscales au PIB. Il suffit donc, pour diminuer la pression fiscale, d’augmenter le PIB. Or le PIB représente la somme des valeurs ajoutées, c'est-à-dire la rémunération des facteurs travail et capital. Si la valeur ajoutée augmente, les recettes fiscales liées à ces deux facteurs augmentent aussi. Cela signifie que les recettes fiscales sont finalement liées à la variation de la valeur ajoutée, c'est-à-dire à la croissance économique. Notre objectif est de voir comment créer de la croissance et mieux la répartir entre ces deux facteurs de production.
Notre pression fiscale est de 22,50%. Mais toute comparaison avec d’autres pays est inadaptée ! Car si on écarte du dénominateur le PIB agricole et les autres activités exonérées, la pression fiscale serait de 25%. Mais le problème n’est pas là. Cette pression est inégalement répartie ! Il s’agit de déterminer la pression optimale pour un pays comme le Maroc, sachant qu’en Turquie par exemple, notre concurrent, elle n’est que de 19% ?
Moins de 1% des sociétés paie 80% de l’IS. Il en est de même de l’IR. 60% des recettes de l’IR proviennent des prélèvements à la source des salariés. 73% de l’IR sur salaires proviennent à peine de 4,30% des salariés. 50% du chiffre d’affaires déclaré proviennent de 387 entreprises seulement.
F.N.H. : Ce n’est pas juste…
M. B. : Oui, ce n’est pas équitable ! Nous sommes en face d’une concentration excessive des recettes fiscales, qui traduit en fait certaines réalités de notre économie : le poids inégal dans la production nationale entre les grandes entreprises, d’une part, et les PME-TPE et le petit commerce, d’autre part. A la base de la concentration fiscale, se trouve une concentration économique! Et c’est à ce niveau qu’il faut d’abord agir : soutenir la croissance de nos PME-TPE, leur compétitivité, leur rentabilité, tout en cherchant à ce que les grandes entreprises deviennent des locomotives des PME, pour une meilleure intégration du tisse économique, comme ce fut le cas en Corée du sud.
F.N.H. : Mais cela n’empêche pas que beaucoup d’entreprises et de personnes physiques ne contribuent pas aux recettes fiscales en proportion de leurs revenus.
M. B. : C’est vrai ! C’est notre préoccupation. Notre objectif est d’amener progressivement les entreprises et les personnes physiques à une meilleure conformité. Le principe retenu est de baisser progressivement les taux d’imposition, tout en procédant à l’élargissement de la base imposable. C’est le chemin nécessaire pour une plus grande équité fiscale. L’expérience menée dans plusieurs pays a montré que la baisse des taux, avec l’élargissement de l’assiette, a conduit à une amélioration significative des recettes fiscales et à une meilleure adhésion à l’impôt. Tout cela nécessite évidemment des dispositifs nouveaux pour lutter contre la fraude fiscale, la contrebande et l’orientation intelligente et progressive du secteur informel vers le secteur formel. Les recoupements informatiques à distance des données comptables des contribuables grâce à des liaisons interfaces informatiques -Douane-DGI-Conservation foncière-CNSS-TGR- permettent de mettre en évidence les failles. Les algorithmes seront bientôt à l’ordre du jour. Et c’est à ce niveau que doivent s’effectuer les recrutements humains de compétence.
F.N.H. : Parlons maintenant, si vous me permettez, des recommandations. Quelle recommandation avez-vous fait au niveau de l’IS par exemple ?
M. B. : Au niveau de l’IS, nous proposons de consolider le principe de progressivité, de baisser progressivement le taux marginal actuellement fixé à 31% sur cinq ans, en fonction de l’élargissement de l’assiette. Il faut donc arrêter une règle rationnelle pour la mesure de cet élargissement. Normaliser progressivement les taux bas sectoriels et ceux appliqués à l’export, aux ZFE et à la CFC, au secteur de l’industrie, des hautes technologies, de la recherche & développement et de l’innovation, et de l’économie verte.
Instituer une fiscalité de groupe, conséquemment à la mise en place d’un IS progressif. En facilitant le regroupement, on pousse le résultat aux taux supérieurs, pour une plus grande équité.
F.N.H. : Et concernant la cotisation minimale tant décriée ?
M. B. : La cotisation minimale nous semble un prélèvement injuste. 67% des personnes morales déclarantes déclarent des résultats déficitaires ou nuls. Il y a des entreprises qui fuient l’impôt et qui doivent être contrôlées. D’autres font réellement des pertes et souffrent pour survivre dans un marché concurrentiel à armes inégales et avec des problèmes de trésorerie continus. La cotisation minimale aggrave leur situation. Elle devrait être supprimée progressivement sur 5 ans.
F.N.H. : Je pense que vous avez adopté aussi des recommandations pour la TVA…
M. B. : C’est vrai. La TVA comporte des distorsions du fait de certaines exonérations et de la multiplicité des taux, ce qui conduit à une surcharge fiscale pour certaines entreprises. Elle est la principale composante de la dépense fiscale d’ailleurs. Il faut étendre le champ de la TVA à toutes les activités économiques, réaménager ses taux et garantir sa neutralité. Le butoir est appelé à disparaitre ou à être remboursé !
F.N.H. : Et pour l’impôt sur le revenu ?
M. B. : De même en ce qui concerne l’impôt sur le revenu. Le barème de l’IR revu pour tenir compte de l’abattement actuel sur les salaires en vue de situer le seuil de la tranche exonérée à sa vraie valeur pour que le système gagne en lisibilité. Étudier la possibilité de la mise en place, à terme, du «Foyer Fiscal». Lever la discrimination actuelle entre les salariés et les non-salariés, en particulier les professions libérales, en matière d’incitations fiscales relatives à la déduction des cotisations sociales ou de retraite complémentaire.
Le caractère global de l’impôt sur le revenu sera consacré pour une plus grande équité. Cela signifie que le caractère libératoire de certains prélèvements sera remplacé par un crédit d’impôt, dans l’attente de la déclaration annuelle de l’IGR.
J’ajoute qu’en élargissant la base imposable, on devrait élargir en même temps la base des prélèvements sociaux, pour une meilleure couverture de santé et de retraite d’une partie de la population dont le travail est précaire, située surtout dans le secteur informel. Il y a 1,68 million d’unités de production informelles qui emploient 2,4 millions de personnes. Il faut chercher comment les intégrer progressivement dans le secteur formel par un dispositif simplifié et clair qui leur permet de bénéficier éventuellement de la couverture sociale. On doit lutter contre la précarité. Il faut bien comprendre que notre vision fiscale est aussi d’essence sociale !
F.N.H. : Il semble que la fiscalité locale a été l’une des préoccupations majeures de la commission scientifique….
M. B. : Pour une raison bien simple ! C’est une fiscalité de proximité, et donc une source de mécontentement aussi bien pour les contribuables que pour l’administration ! Pourquoi ? Par sa complexité et sa pluralité. La taxe professionnelle, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, est un frein à l’investissement. Nous proposons de la remplacer par une taxe sur l’activité. La taxe d’habitation et celle des services communaux pourraient être remplacées par une seule taxe foncière locale.
Les 27 taxes locales pourraient être réunies en 2-3 taxes, avec une simplification et une clarification des rôles d’émission et de recouvrement. On doit s’orienter enfin vers une convergence des fiscalités de l’État et locale par la mise en place d’un seul Code, en y intégrant même la parafiscalité.
F.N.H. : Beaucoup de gens se plaignent que des exonérations sont données aux uns et autres en fonction des opportunités et des intérêts catégoriels. Et cela sans cohérence d’ensemble. Quel sort réservez-vous donc à la dépense fiscale dans vos travaux ?
M. B. : C’est vrai que la dépense fiscale a atteint un niveau considérable – 30 milliards de dirhams – sans qu’elle ne soit justifiée par rapport au principe édicté plus haut. Une évaluation de toutes les exonérations existantes est en cours. On doit veiller, dans toute décision d’incitation d’une branche d’activité donnée, à apprécier l’impact de cette décision sur le secteur considéré, mais aussi sur les autres secteurs. L’exemple de l’immobilier est révélateur de cette situation, sachant qu’un bon nombre d’industriels se sont convertis dans l’immobilier, pour se réfugier dans des projets plus rentables, créateurs de situation de rente.
Certaines exonérations pourraient être remplacées par des subventions contractuelles directes, comme une participation aux infrastructures industrielles que certaines entreprises sont amenées à effectuer sur leurs sites.
F.N.H. : Mais ne pensez-vous pas que cela fera fuir les investisseurs qui sont friands d’exonérations fiscales ?
M. B. : Je ne suis pas d’accord! En fait, réfléchissons un peu. L’entrepreneur ne décide pas d’investir en raison des exonérations qu’on lui accorde, mais parce qu’il dispose d’abord d’un marché potentiel en croissance, de moyens matériels, humains et financiers conséquents, et d’infrastructures externes qui lui assurent une compétitivité suffisante susceptible de lui fournir un cash flow conséquent pour rembourser ses crédits ! Il sera disposé à payer l’impôt sur son résultat net, après avoir déduit ses amortissements. Pour le pousser davantage à investir, il sera plus sensible à la possibilité de constituer une provision pour investissement déductible en partie du bénéfice imposable. Mais dans tous les cas, l’entrepreneur a surtout besoin de visibilité et de stabilité du système fiscal.
Je tiens à rappeler aussi dans ce contexte que nous sommes appelés à tenir compte des règles de conformité fiscale internationales, en particulier celles en relation avec nos partenaires. Il ne faut pas faire du n’importe quoi avec les taux et en faire un instrument de concurrence ou d’attractivité factice, comme ce fut le cas de la guerre des monnaies dans certaines périodes de l’histoire économique, conduisant à des distorsions dans le commerce mondial et à une crise économique et financière. Ces règles ne concernent pas uniquement la conformité de nos règles fiscales avec celles de nos partenaires, mais aussi l’organisation du secteur financier dans son ensemble. L’objectif est de lutter contre la fraude fiscale, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
F.N.H. : Vous n’avez pas parlé des autres mesures annoncées !
M. B. : Effectivement, notre mémorandum annonce plus de 80 recommandations. J’ai voulu mettre l’accent sur les mesures phares en mettant en relief la philosophie et les principes qui ont guidé nos travaux.
F.N.H. : Plus de 80 mesures ! Mais est-ce que vous tenez compte de leur incidence sur les équilibres macroéconomiques déjà si fragiles ?
M. B. : Évidemment ! Ces mesures sont d’abord appelées à être mises en œuvre de manière progressive sur cinq ans. Mais à chaque fois, elles feront l’objet de simulation quant à leur impact sur les recettes de l’État, pour sauvegarder les équilibres macro économiques. Théoriquement, vous le savez, les recettes fiscales doivent couvrir les dépenses publiques. Si ce n’est pas le cas, l’État s’endette. Si la dette s’accroit, un moment viendra où il serait obligé de rechercher de nouvelles recettes fiscales pour rembourser, sinon couper dans les dépenses… et l’expérience nous apprend quelles pourraient être les dépenses visées. Alors il vaut mieux prévenir que guérir ! D’ailleurs, je vous confie que nous disposons d’un outil performant, mis au point par les experts du ministère des Finances, en liaison avec l’université : un modèle économétrique permettant de mesurer l’impact du changement de chaque facteur sur le revenu, l’inflation, la consommation ou les recettes fiscales. C’est un outil fondamental pour préparer la décision. Je rappelle que la fiscalité n’est qu’un outil parmi d’autres et notre vision a, dès le départ, adopté une démarche globale mettant en relation tous les facteurs qui régissent le concept de développement.
F.N.H. : Comment envisagez-vous la mise en œuvre de ces recommandations ?
M. B. : Comme je vous l’avais déjà expliqué, une loi cadre sera élaborée au cours des deux prochains mois et reflétera l’esprit des travaux issus de ces assises. Toute mesure fiscale qui serait introduite dans les Lois de Finances à venir, devrait respecter les principes édictés dans la loi cadre. Elle doit passer par ce filtre : promouvoir l’investissement productif créateur d’emplois permanents, l’équité, l’efficacité, la neutralité, la stabilité, la simplification des procédures et la transparence.
F.N.H. : Pensez-vous que l’administration fiscale serait en mesure de répondre à l’esprit de cette réforme ?
M. B. : Vous savez, notre administration fiscale a réalisé de grandes avancées au niveau de son organisation, de la compétence de ses cadres et des techniques utilisées. Télédéclaration, règlement par Internet, développement d’algorithme et de systèmes de recoupement informatique, etc. Mais il reste encore beaucoup à faire.
Par exemple, si les textes sont souvent pleins de bonnes intentions, leur applicabilité sur le terrain pose souvent des problèmes. Toute mesure fiscale doit subir au préalable un test de son applicabilité sur le terrain. Souvent, les textes sont ambigus et donnent lieu à plusieurs interprétations, sources de conflits. Il faut qu’ils soient clairs et simples ! Il faut prévenir le conflit au lieu de subir un contentieux qui crée du mécontentement.
Il faut rechercher un meilleur équilibre des droits et devoirs du contribuable et de l’administration. L’administration ne doit pas être juge et partie, c'est-à-dire élaborer les textes, les appliquer et en contrôler l’exécution. Il faut renforcer l’indépendance des organismes d’arbitrage. La création d’un conseil national des prélèvements obligatoires pourrait constituer un terrain de concertation et d’évaluation des politiques fiscales et aider à cette mutation.
Mais, surtout, il faut veiller à ce que l’administration fiscale soit imbibée des principes édictés plus haut pour aider à une plus grande adhésion de la population à l’impôt, et ceci par une meilleure communication. Chercher à développer une administration à visage humain où la confiance devient une règle de départ.
F.N.H. : Vous pensez à des instruments en particulier ?
M. B. : Oui, investir en communication ! Les organes de presse ont d’ailleurs un rôle à jouer pour expliquer et diffuser ! La mise en place d’un guide fiscal simplifié, ainsi que l’institution d’un interlocuteur unique, quel que soit l’impôt, seraient nécessaires. Les enquêtes de terrain montrent que le contribuable n’a pas peur de l’impôt, mais de l’administration fiscale. Il ne comprend pas les règles fiscales dans leur complexité. Je me demande dans quelle mesure il serait possible de donner au vérificateur une formation sur la vie de l’entreprise, ses défis et ses contraintes, pour en devenir un partenaire, un conseiller, et l’accompagner dans sa croissance, surtout pour les TPE, pour les aider à grandir !
F.N.H. : Nous entendons souvent dire : il y a beaucoup d’attentes de ces assises, il ne faut pas les décevoir !
M. B. : C’est vrai, je le sais. Mais soyons réalistes. Les attentes, quelles qu’elles soient, doivent d’abord s’inscrire en cohérence avec les principes retenus. Elles doivent s’inscrire aussi en cohérence avec le nouveau modèle de développement tant attendu. Enfin, les réformes structurelles ne produisent pas des résultats dans l’immédiat, alors que les changements de comportement aussi bien de la part des contribuables que de l’administration demandent de la patience !
Regardez par exemple le temps nécessaire que prend toute mesure prise aujourd’hui dans le domaine éducatif pour donner des résultats. Le temps d’une génération !
D’ailleurs, je dois le dire, la réussite de tout programme fiscal reste profondément liée aux progrès que doit enregistrer notre système éducatif ! Et notre système éducatif est le vecteur principal du civisme fiscal. N’oublions pas que l’impôt revêt aussi une fonction politique, dans la mesure où il représente la contribution du citoyen au financement des politiques publiques d’intérêt général. Et où les opérateurs économiques sont appelés aussi à assumer leur responsabilité. C’est cette fonction qui lui donne d’ailleurs une légitimité politique, qui définit le pacte social, basé sur un consentement volontaire des femmes et des hommes, qui conduit au civisme fiscal, et au renforcement de la démocratie. Civisme fiscal et démocratie sont profondément liés ! ◆