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Cap à l’Est: l’Arto ressuscite Cherkaoui

Cap à l’Est: l’Arto ressuscite Cherkaoui

 

Il y a près de 55 ans, le peintre Ahmed Cherkaoui s'est perdu dans la nuit. Il avait à peine trente-trois ans, l’âge du Christ en croix, l’âge où une vie entièrement neuve peut s'ouvrir devant soi. De cette perte brutale, notre peintre demeura longtemps inconsolable. Puis, le temps fit son œuvre. Cherkaoui tomba dans l'oubli. Ses œuvres furent longtemps ensevelies… L’Artorium en exhume une partie pour «Abstraction Est | Ouest» qui reconstitue – brièvement – le parcours, décapité flamboyant, de cette figure tutélaire de l’art contemporain au Maroc.

 

Un distingué confrère qui a le sens de la formule, aime à répéter que nous avons «le culte de la charogne». Par cette saillie ô combien désobligeante pour nos morts vénérés, il brocarde notre passion du passé. Or, celle-ci quand elle n'est pas exacerbée, auquel cas elle serait perverse, non seulement introduit la continuité dans le présent mais aussi nous arme contre l'oubli, contre l'amnésie collective. De surcroît, avouons-le, «elle nous restitue de la grandeur à compte d'ancêtres glorieux». Ahmed Cherkaoui figure largement dans ce panthéon. Son œuvre mériterait incontestablement l'estampille de lieu de mémoire…

De la calligraphie à la peinture figurative puis abstraite

Ahmed Cherkaoui naquit le 2 octobre 1934, à Boujaâd. Par la suite, sa famille émigre à Béni Mellal où il coule une enfance lisse et surprotégée. Le cocon se brise lorsque la mort lui ravit sa mère. De cette perte résultera une blessure indélébile, en compagnie de laquelle, il se transporte à Casablanca afin d'y effectuer des études secondaires. La métropole n'était pas encore la mégalopole vénéneuse qu'elle est devenue ultérieurement, pourtant, elle l'épouvante à tel point qu'il gomme la réalité ambiante pour s'enfermer dans son intériorité.

Très tôt, il ressent le besoin impérieux de s'extérioriser, d'exorciser ses tourments et son mal-être par le truchement d'un mode artistique. Aussi, s'initie-t-il à la calligraphie sous la houlette d'un maître réputé. Une version que récusait Edmond Amran El Maleh : «Si le hasard, la ruine de son père, conduit Ahmed Cherkaoui à apprendre un métier, la calligraphie, si le désir paraît s'accorder avec la nécessité, ce n 'est pas un détail biographique indifférent, s'ajoutant à d'autres pour constituer le récit d'une vie. Ce qui n'était que circonstance fortuite se change et se charge de signification, devient élément décisif dans le déploiement d'une œuvre». Quelles que soient les motivations de son apprentissage de la calligraphie, nécessité intérieure ou contraintes alimentaires, celle-ci infléchira sa destinée. En attendant, il la met à profit pour survivre : exécution d'enseignes et d'affiches publicitaires. Manière aussi de saisir sa planche de salut et plonger dans la création.

A 22 ans, le voilà parti pour conquérir l'absolu. Il éprouve son inguérissable mélancolie sous le rude climat parisien. Il opte pour l'Ecole des Métiers d'Art sur les bancs de laquelle il approfondit les techniques de la lettre, de la décoration et de l'affiche. Mais, en catimini, il flirte avec la peinture qui exerce sur lui une étrange séduction qu'il avait la pudeur d'avouer. En 1959, muni d'un diplôme de graphiste, il entre chez Pathé-Marconi pour dessiner les maquettes de pochettes de disques. De quoi assurer le gîte et le couvert et, surtout, cultiver son péché mignon : la peinture, son nouvel ancrage.

Paysagisme et style figuratif emportent, d’abord, sa conviction. Il ne tarde pas cependant à s’en déprendre à la suite d’une révélation : «Lorsque j'ai vu Bissière pour la première fois, j'ai été tellement ému que j'ai pleuré. J'ai éprouvé un choc terrible devant ses œuvres. J'avais devant moi la beauté incarnée». Bissière puis Klee, deux peintres «abstraits» lui montrent la voie à suivre, et c'est sur leur incitation qu'il choisit la toile de jute.

La même année, tout timide, Cherkaoui expose aux ateliers de l'imprimerie Lucienne Thalheimer. Et bien que Bissière lui ait confié dans un élan de tendresse : «Vous avez réalisé ce que j'ai toujours cherché à faire», il ne se sent pas encore au point. Dès lors, il prend la ferme résolution d'affiner son art jusqu'à ce qu'il parvienne à maturité. En 1960, il fixe son cap sur l'Ecole des beaux-arts, il y entre, encore mieux il fait partie intégrante de l'Ecole de Paris. Mais il est dit que sa nature démesurément exigeante l'exhorte à ne pas dormir sur ses lauriers. Pour s'accomplir véritablement, il faut qu'il s'illustre par un coup audacieux tel celui de réussir la synthèse entre l'art populaire marocain et les avancées de la peinture moderne. Gageure difficile qu'il gagne haut la main. La peinture abstraite marocaine est née, et dans la brèche ouverte, s'engouffreront tant et tant de ses compatriotes. 

L’héritage de Cherkaoui est des plus précieux

Artiste migrateur, Cherkaoui ne tient jamais en place, il aspire constamment à partir vers d'autres lieux. La France l'ennuie, il appareille en direction de la Pologne. Là, il s'inscrit à l'Académie des beaux-arts de Varsovie. Stajewski, un fleuron de l'abstraction géométrique le prend sous son aile : «Sa peinture évolue grâce à la connaissance des recherches graphiques polonaises très à l'avant-garde. Il laisse apparaître dans ses premières toiles la leçon de Paul Klee et de Mondrian, leçon reçue par tous les artistes de sa génération. Mais dans les tableaux suivants, toujours exécutés avec la technique mise au point à Paris, son vocabulaire de signes s'enrichit», écrit Brahim Alaoui.

Le surgissement du signe, réminiscence longtemps oblitérée de ses premières amours (la calligraphie) inscrit une profonde mutation du style de Cherkaoui. Elle est perceptible après son séjour à Varsovie : une profusion de taches en surface, des points parsèment l'espace de la toile, de même que des formes arrondies, quant aux couleurs, elles virent vers le vert foncé et le bleu cobalt. D'où la caractérisation de sa peinture de «nocturne». Il se lance à l'assaut de la gouache, de l'aquarelle et du dessin lesquels permettent la liberté du geste calligraphié : «Sur la surface blanche, le signe impose sa violence contrôlée. Il coule et s'amplifie. Instaure sa logique. Formes et images abrégées. Sémantique du cercle, du grillage, des points, des losanges, des ellipses. Effets magiques de la forme évoquée par des traits» (Toni Maraini).

Voilà, la boucle est bouclée, parti du signe, Cherkaoui, après une interminable quête et une douloureuse errance, est retourné au signe. Une révolution qui atteint sa plénitude en 1965, avec la série «Miroir». Des petits formats en acrylique sur contreplaqué où les signes envahissent un espace illuminé par des couleurs vives. La violence antérieure s'évanouit, cédant la place à une douceur insoupçonnée pour ne pas dire une tendresse réconfortante. Le peintre est au faîte de son art et ne va plus en redescendre. La consécration internationale s'ensuit sous forme d'invitations en Afrique du Sud, en Suède, au Maroc, en Espagne.

En 1966, il délaisse peu à peu le chevalet pour ébaucher des recherches sur le cuir teint. Serait-ce, comme d'aucuns l'ont analysé, une volonté de marquer sa différence et signifier son appartenance viscérale à un univers autre ? Cette thèse est plausible. Toujours est-il que grâce à cette technique, le signe, décidément obsédant, se détache du fond. L'exil, lui devenant pesant, il ne cesse de ronger son frein, puis, un beau jour, il ramasse ses cliques et ses claques et rentre dans son pays. Une page est tournée, il songe à inscrire en lettres d'or d'autres, telles que l'iconographie du Diwan d'El Hallaj et la formation des générations futures.

Nous sommes arrivés au terme de la vie de ce peintre qui va s'éteindre, le 17 août 1967, emporté par une sournoise crise d'appendicite. Mais n'est-ce pas que toute mort est bête surtout quand elle fauche des artistes qui ont eu la grâce difficile de répondre à nos questions les plus désespérées et les plus confuses ! Demeure le souvenir qu'il est toujours besoin de réactiver pour qu'il ne s'estompe pas… C'est désormais chose faite. Et nous avons assouvi notre passion du passé.

 

* «Abstraction Est | Ouest», présentée à l’espace d’art Artorium jusqu’au 13 mars 2021. L’occasion de plonger dans l’univers d’Ahmed Cherkaoui et Jilali Gharbaoui (lire aussi Jilali Gharbaoui, la rage de peindre dans Finances News Hebdo du 8 octobre, n°998).

 

 

 

 

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