Mohamed Berrada : Sans gouvernement, l’économie marocaine a pu fonctionner normalement à cause de la solidité de nos institutions. J’aurais souhaité que cette période de transition soit marquée par des débats d’idées sur les politiques à suivre en vue de dégager une majorité homogène sur des programmes et non par des conflits et des connivences interpersonnels. Ceci dit, au cours de ces dernières années, la croissance économique a suivi son rythme habituel fluctuant. Une croissance limitée à 1,2% en 2016, après une croissance forte de 4,8% en 2015. Pour cette année, l’optimisme est de règle. On s’attend à une bonne année agricole, mais aussi aux effets positifs liés à la reprise de la croissance de l’économie mondiale, tirée par les États-Unis et les pays émergents. Chez nos partenaires européens, la reprise est là aussi, entraînant un regain de l’emploi.
Au total, le nouveau gouvernement pourrait bénéficier en 2017 d’une croissance supérieure à 4%... sans en être le maitre d’oeuvre. Mais tout n’est pas gagné… Le redressement de l’économie mondiale auquel on assiste, s’accompagne aussi d’un certain nombre d’incertitudes qui risquent de fragiliser cette reprise.
M. B. : Vous suivez l’actualité. Les déclarations du nouveau président des États-Unis, avec sa volonté de revenir sur les accords commerciaux négociés, les risques d’éclatement de la zone Euro avec le Brexit, la poussée des mouvements nationalistes européens, la mode protectionniste qui risque de conduire à une guerre des monnaies. Si de telles choses se concrétisent, la croissance sera cassée ! N’oublions pas qu’avec la mondialisation, les économies sont plus interdépendantes que jamais ! Je pense que si la reprise de la croissance de l’économie mondiale semble certaine pour 2017, le flou reste total pour 2018 et 2019…
M. B. : Force est de reconnaitre que le souci de la maîtrise des déficits publics est devenu un élément inhérent à notre culture managériale depuis les années 80, et c’est une très bonne chose. Les dérapages budgétaires des années 70 ont coûté très cher au pays, on s’en rappelle. Dans ce contexte, je salue la réforme de la décompensation du fuel qu’il fallait, en fait, mettre en oeuvre depuis bien longtemps. J’espère que le prochain gouvernement ne reviendra pas sur cette mesure si le cours du pétrole flambe à nouveau. Et qu’il continuera sur le reste. Ceci dit, d’autres réformes comme celle de la retraite ont du plomb dans l’aile et on ne pense pas assez aux générations futures.
M. B. : En fait, le déficit budgétaire a baissé au cours de ces dernières années, en partie à cause de la baisse des charges de compensation et des dons reçus. Mais le Trésor profite aussi du niveau exceptionnellement bas des taux d’intérêts, qui s’expliquent eux-mêmes par le niveau bas de l’inflation, entre 1 et 2%. Ce qui lui permet de financer son déficit par un recours massif au marché monétaire. Il n’y a pas d’effet d’éviction pour le moment, dans la mesure où le marché est très liquide. Un déficit entre 3,5% et 4% est supportable dans le contexte actuel. Le problème ne réside pas dans le niveau de déficit, mais de son origine, de l’arbitrage entre les dépenses de fonctionnement et les dépenses d’investissement. C’est à ce niveau que s’exprime la politique économique et financière du gouvernement et son action sur la croissance.
M. B. : Je ne crois pas. Le dérapage budgétaire avec son corollaire la course à l'endettement n’ont jamais été source de croissance. La stabilité macroéconomique, au contraire, est nécessaire pour asseoir les conditions d’une croissance stable et durable. Tout est lié au niveau de ses composantes : niveau d’inflation, taux d’intérêts, déficits internes et externes, balance commerciale, réserves de change. Mais leur équilibre ne résulte pas de la seule politique des finances publiques. Il résulte aussi de la manière avec laquelle on régente les rapports entre les différents acteurs et secteurs économiques. A ce titre, le gouvernement doit éviter les approches sectorielles qui ne sont pas suffisamment intégrées dans une vision globale de développement, analyser suffisamment les liens entre les parties, avant de mettre en oeuvre sa politique de croissance.
M. B. : Il suffit de poursuivre le programme considérable imprimé par Sa Majesté le Roi depuis la fin des années 90. De grands projets structurants ont été réalisés ou en cours comme le port de Tanger-Med, le réseau autoroutier, et une série de stratégies sectorielles ambitieuses couvrant l’ensemble des secteurs de l’économie : agriculture et pêche, énergie et mines, bâtiments et travaux publics, industries manufacturières et services, notamment le tourisme et les technologies de l’information et de la communication, la valorisation de l’exploitation du phosphate, de l’agroalimentaire, de l’industrie pharmaceutique, de l’automobile, de l’aéronautique et des autres nouveaux métiers mondiaux du Maroc.
En 2017, le Maroc ouvrira la première ligne ferroviaire à très grande vitesse du continent africain. En 2018, le port Tanger-Med deviendra, après son extension, le plus grand hub de transit maritime en Méditerranée et en Afrique. Et demain, un grand complexe industriel chinois à proximité de Tanger. À bien des égards, l’évolution du Maroc au cours des quinze dernières années fait figure d’exception dans une région du monde en proie à de très grandes difficultés politiques, économiques et sociales. Et cela continue. Au titre de cette année, on prévoit près de 65 milliards de dirhams d’investissements au niveau du Budget de l’État et 150 milliards de DH d’investissements au niveau des établissements publics. C'est au niveau des secteurs productifs qu'il faut orienter désormais l'action.
M. B. : On enregistre effectivement un taux d’investissement exceptionnel d’environ 32% du PIB. Cela se reflète à travers les réalisations considérables d’infrastructures dont je viens de parler. Principalement de la part de l’État et des entreprises publiques. C’est nécessaire pour la croissance à long terme. Mais ces investissements n’agissent pas en direct sur la croissance et ils ne sont pas créateurs d’emplois permanents. En dépit du niveau d’investissements, cette croissance fluctue d’année en année, et reste largement dépendante des aléas climatiques et de la conjoncture économique chez nos partenaires. Nous avons un véritable problème de qualité de la croissance ! Le défi du prochain gouvernement est d’élaborer une stratégie à long terme pour une croissance plus régulière, inclusive et équitable.
M. B. : Pour stabiliser la croissance, il faut accélérer le processus de diversification de notre économie. Y compris du secteur agricole. Cela se fait déjà. Mais on assiste aussi à une évolution directe et rapide du secteur primaire au secteur tertiaire. Les services se développent plus vite que l’industrie, alors que cette dernière est le véritable moteur créateur d’emplois directs et indirects. A côté de l’essor des nouveaux métiers comme l’automobile ou l’aéronautique, un pan important de notre secteur industriel traditionnel et employeur de main-d’oeuvre s’essouffle : textile, cuir, sidérurgie, mécanique, plastique. L’industriel redevient parfois commerçant, importe de Turquie ou de Chine ce qu’il fabriquait avant, et avec moins de problèmes. Mais il faut aussi renforcer les liens entre secteurs. Créer les conditions d’une croissance inclusive, pouvoir mesurer l’impact de chaque investissement réalisé dans un secteur donné sur les autres secteurs. Dans les faits actuellement, l’excès d’ouverture commerciale fait que toute politique de relance économique ou sectorielle se traduirait plutôt par une perte pour l’économie sous formed’importations, bénéficiant ainsi aux entreprises à l’étranger et non pas aux entreprises nationales. Comme toute chose par ailleurs, il serait utile que les gouvernements prennent l’habitude de faire régulièrement l’évaluation de leurs politiques publiques pour se réadapter. Il en est ainsi par exemple de certains accords commerciaux bilatéraux.
M. B. : Avec des mesures de sauvegarde rapides contre les pratiques de dumping camouflées. Des soutiens financiers pour moderniser les équipements devenus obsolètes. Des baisses de prix de l’énergie. Les industriels ne comprennent pas pourquoi le prix international du baril baisse alors que celui de l’électricité augmente tous les ans. Cela nuit à leur compétitivité. Aider les entreprises industrielles en difficulté à se restructurer pour une plus grande compétitivité, à rebondir autrement. Une sorte de destruction créative schumpétérienne… Regardez notre balance commerciale, elle reste largement déficitaire, en dépit des exportations massives de voitures. Ce déficit structurel traduit la faiblesse de la compétitivité de notre économie dans un environnement de plus en plus agressif.
M. B. : On parle d’abord de flexibilité du Dirham. Ce projet s’inscrit dans cette perspective. Il serait de nature à réduire les chocs exogènes que pourraient subir nos entreprises sur le plan monétaire, mais aussi à renforcer dans une certaine mesure leur capacité concurrentielle. Mais cela ne suffit pas. Car la faiblesse de notre compétitivité actuelle réside surtout dans la très lente progression de la productivité. C’est ce qui explique le fait que l’accumulation du capital fixe, telle qu’on l’a enregistrée au cours de ces dernières années, n’a plus autant d’effet sur la croissance et la création d’emploi. Elle est saturée et doit être relayée par autre chose si l’on veut qu’elle soit productive !
Théoriquement, vous le savez, la production dépend des deux facteurs : travail et capital. Mais surtout de l’efficience de chacun de ces facteurs et de leur combinaison. Au stade actuel de notre économie, je pense que l’intensité du capital fixe a atteint ses limites. Il faut de plus en plus de capital pour une unité de produit. Pour améliorer la productivité, il faut investir dans un autre type de capital : le capital immatériel. C’est par ce biais que le PIB pourrait progresser de manière significative et donner lieu à des créations d’emploi. On entre dans le génie de la créativité, de l’organisation, du savoir, de la flexibilité.
Je ne pense pas que beaucoup de gens aient compris la profondeur du message de Sa Majesté le Roi, lors de son discours du Trône de juillet 2014, sur la façon dont le capital immatériel pourrait devenir le «critère fondamental dans l’élaboration des politiques publiques afin que tous les Marocains puissent bénéficier des richesses de leur pays», et donc le facteur fondamental d’amélioration de notre productivité et de notre compétitivité. Voilà à mon sens un élément essentiel de la feuille de route du gouvernement de demain.
M. B. : Manifestement, le niveau de chômage qui touche nos jeunes et leur faible insertion dans la vie économique et sociale sont alarmants ! Environ un jeune sur deux âgés de 25 à 35 ans dispose d’un emploi, souvent informel et précaire. Six chômeurs sur dix ont entre 15 et 25 ans et un tiers des chômeurs a un diplôme supérieur. On a l’impression que plus on fait des études, plus on risque de ne pas trouver d’emploi ! Et ce chômage touche dans une grande proportion les femmes !
M. B. : Oui, c’est vrai, mais en partie. La qualité de notre enseignement laisse à désirer à un moment où l’économie a besoin de compétences. On a privilégié depuis le début, et c’est un peu logique, la quantité à la qualité. Notre système éducatif a besoin d’être réformé. Surtout au niveau des méthodes d’enseignement, de la maîtrise des langues, des capacités de réflexion et de l’esprit d’entreprise. On y travaille depuis longtemps sans d’ailleurs beaucoup de résultats. En fait, c’est un travail de longue haleine qui exige une vision globale incluant le préscolaire et une implication de toutes les composantes de la société. Ce qui ne semble pas facile à réaliser. Tout le monde se plait à reconnaitre que l’éducation est au centre de notre développement, mais les méthodes divergent…
M. B. : Vous savez, les opérateurs économiques ont l’habitude de faire endosser la responsabilité du chômage des jeunes diplômés à l’inadéquation de notre système de formation par rapport à leurs besoins. Ok. Mais je dois vous avouer que cela est dû aussi aux spécificités actuelles de notre économie qui ne crée pas suffisamment d’emplois qualifiés.
La dynamique structurelle de l’économie marocaine fait apparaître d’abord une difficulté d’allocation du travail non qualifié qui découle d’une industrialisation globalement insuffisante, malgré les succès dans certains secteurs émergents. J’en ai parlé tout à l’heure. Mais aussi des difficultés d’allocation du travail qualifié résultant de la lenteur de la montée en gamme du tissu économique. N'oubliez pas que nos entreprises sont majoritairement de taille modeste, peu dynamiques et où la recherche et l’innovation ne sont pas toujours d'actualité. De ce fait, nos diplômés s’expatrient. Quant à la création d’entreprise par nos jeunes diplômés, je vous renvoie à une enquête effectuée par le professeur Khalid Ouazzani au niveau de notre université qui montre des résultats mitigés.
Comment faire face donc a au problème du chômage ? Bien sûr, tout est lié. Les gains de productivité constituent la clé de voûte d’une croissance forte et viable à long terme susceptible de créer des emplois de qualité et d’améliorer le bien-être de la population. Ces gains de productivité, il faut les rechercher à tous les niveaux : société, administration, justice, collectivités locales, etc.
M. B. : Comme les autres gouvernements. Il faut qu’il ait une vision claire de son programme pour éclairer l’opinion. Il y a des priorités. Vous savez, par exemple, on parle beaucoup de croissance, mais pas assez de développement. J'ai parlé de chiffres et d’indicateurs macroéconomiques qui sont dans l’ensemble satisfaisants. C’est bien ! Mais cela ne suffit pas. Pour moi, la question fondamentale reste l’insertion des jeunes dans la société. Car au coeur de toute stratégie se trouve l’avenir de notre jeunesse. Il détermine l’avenir de notre pays. Les opportunités données aux jeunes, leur participation à la vie économique et sociale, leur épanouissement sont les indices les plus révélateurs pour évaluer le niveau de cohésion sociale. Quel avenir pour notre pays si la cohésion sociale se disloque peu à peu à travers les ans ? ■
Propos recueillis par Imane Bouhrara