Il y a de ces guerres qui ne font pas de morts, du moins en apparence. Silencieuses et souterraines, ces dernières ont pour champs de bataille les chancelleries, les organisations internationales (ONU, FMI,…), ou encore les marchés financiers. Il est question ici des guerres économiques. Cependant, la violence de ces dernières n’a, malgré les apparences, rien à envier aux plus sanglantes batailles de l’histoire. Le passé en regorge. Nous citerons à titre d’exemple la chute d’Allende au Chili. Bien que tombé suite à un coup d’Etat militaire mené par Pinochet, ce coup de force a été soigneusement précédé par une guerre de déstabilisation économique menée par Washington. Une révolution colorée avant l’heure. Ou encore la guerre spéculative menée par George Soros contre la Llivre sterling en 1992, et qui fut qualifiée de plus grand hold-up monétaire de l’histoire.
Sur un autre registre, l’écrivain et économiste américain John Perkins raconte dans son célèbre livre «Les Confessions d'un assassin financier», comment les services de renseignements américains l’ont recruté ainsi que d’autres économistes au début des années 1980, afin d’infiltrer des structures comme le FMI et la Banque mondiale. Le but était d’aboutir par différents mécanismes au surendettement d’Etats en voie de développement, afin de leur imposer par la suite des plans d’ajustement structurel. L’objectif visé était de les ouvrir de manière forcée aux capitaux américains et occidentaux. L’auteur de ce livre n’a jusqu’à ce jour jamais été poursuivi pour diffamation ni inquiété par la justice américaine.
Ayant conscience de cette dimension, beaucoup de pays se sont dotés de ce qu’on qualifie aujourd’hui d’«écoles de guerre économique», tout en développant leur capacité d’espionnage industriel et technologique. Marx Frisch avait raison en disant : «je crains plus le silence des pantoufles que le bruit des bottes».
Dans le cas du Maroc, beaucoup d’éléments suggèrent l’idée qu’un bras de fer stratégique entamé au moins depuis 2014 entre Rabat et Paris, se déroule de manière non conventionnelle. Rappelons-nous à l’époque, un froid diplomatique avait donné lieu à une crise aigüe entre les deux pays. Profitant de la présence sur le sol français de Abdellatif Hammouchi, l’actuel Directeur général de la DGSN, trois plaintes déposées à Paris par une ONG française sans aucun fondement juridique et en violation flagrante des us et coutumes diplomatiques, avaient abouti à l’envoi de policiers pour transmettre à Abdellatif Hammouchi une convocation émanant d’un juge d’instruction. Le Quai d’Orsay évoquera un «incident regrettable». Or, à ce niveau de prise de décision, les incidents ne sont jamais ni regrettables ni désintéressés.
Depuis cet incident, le Maroc a acté ce qu’il savait de longue date. A savoir que la France n’est pas un allié, mais un partenaire qui a tout intérêt à freiner le développement du Maroc afin d’entretenir un schéma de dépendance. S’en est suivie une nouvelle dynamique de diversification des partenariats stratégiques à travers des visites royales à Moscou, puis à Pékin. De même, le Maroc a renoué avec sa profondeur continentale à travers, entre autres, un retour au sein de l’Union africaine. Une nouvelle approche qui sera couronnée quelques années plus tard par la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara. Une pilule qui est très mal passée au niveau des chancelleries européennes.
Plus récemment, la réussite du Maroc en termes de gestion logistique de la pandémie de la Covid-19 (production de masques,…) en a agacé plus d’un à l’Elysée. Quant au nouveau modèle de développement qui, en 2020, était en cours d’élaboration, il fut l’occasion pour la France de provoquer à nouveau le Maroc sur le terrain diplomatique. Un tweet de l’ambassadrice de France au Maroc, Hélène le Gal, avait suscité à juste titre l’indignation des Marocains. Le Gal, à travers ce tweet, avait, probablement intentionnellement, laissé croire que la commission pour le NMD rendait des comptes à la France avant de le faire aux autorités et au peuple marocains. Une manière parmi d’autres de laisser croire à nouveau à une tutelle française sur le Maroc.
La liste des provocations et autres attaques sous la ceinture en provenance de notre partenaire français étant longue, nous nous contenterons d’évoquer le dernier incident en date. Celui des propos tenus par Gabriel Attal, Porte-parole du gouvernement français, concernant la réduction du nombre de visas octroyés par la France au Maroc, à l’Algérie et à la Tunisie. Ce dernier a parlé de «menaces» et d’exécution de menaces à l’encontre des trois pays, dont le Maroc. Or, depuis quand menace-t-on un partenaire stratégique et un allié ?
Par-delà la diversification des partenariats stratégiques, le Maroc semble, depuis quelque temps et à juste titre si cela s’avère être vrai, mettre en place ce qui s’apparente à une marocanisation graduelle de l’appareil productif national ainsi qu’une diversification des partenaires pour les projets majeurs, dans un souci de renforcement de notre souveraineté économique.
A titre d’exemple, la réalisation du titanesque projet du nouveau port «Dakhla Atlantique» était fortement convoitée par la France, comme en témoignent les déclarations en mars dernier de son ministre délégué des Transports en visite au Maroc : «La France souhaite prendre part aux projets portuaires et continuer d'être un partenaire privilégié du Royaume», affirmant avoir relayé un message dans ce sens au ministre marocain. Résultat : le marché a été confié au groupement marocain «Somagec-SGTM». Quant à la ligne LGV qui devra relier Marrakech à Agadir, bien que la France soit pressentie pour réaliser ce projet, il y a de fortes chances que ce soit la Chine qui l’emporte dans le cadre d’un partenariat avec un groupe marocain. Enfin, le rachat des parts du «Crédit Agricole France» dans sa filiale «Crédit du Maroc» par le groupe marocain «Holmarcom» pourrait peut-être s’inscrire dans cette même dynamique.
Dans ce contexte de guerre économique, la nomination de Mohamed Benchaâboun, ex-ministre de l’Economie et des Finances, en tant qu’ambassadeur du Maroc à Paris, est tout sauf anodine. Beaucoup le voyaient prendre la relève de Abdellatif Jouahri à la tête de Bank Al-Maghrib, d’autres le présentaient comme futur architecte de la refonte du HCP; le moins que l’on puisse dire, c’est que la nouvelle a surpris tout le monde.
Comme d’habitude, les rumeurs vont bon train. Certains y voient un exil punitif en raison du bras de fer qui l’a opposé à l’actuel chef du gouvernement, qui défendait une politique de relance économique quand Benchaâboun privilégiait le maintien rigoureux des équilibres macroéconomiques. D’autres y voient une gratification honorifique pour «services rendus à la nation» comme le voudrait l’usage. Cependant, nous proposons une troisième grille de lecture qui nous semble à bien des égards plus pertinente, si l’on prend la peine de situer cette nomination dans le contexte évoqué précédemment.
La première rumeur peut être évacuée d’un revers de la main. Premièrement, le Roi ne nomme pas les ambassadeurs pour faire plaisir à quiconque, ni à plus forte raison pour punir quelqu’un. La seule motivation du Roi est que la nomination serve les intérêts du Maroc.
Deuxièmement, vu le poids et la dimension stratégique des relations entre les deux pays, cette nomination revêt indiscutablement un caractère éminemment stratégique. Ce qui m’amène à penser que la nomination de Mohamed Benchaâboun relève de ce qu’on appelle dans le jeu d’échecs de «coup positionnel». Autrement dit, un coup dont l’effet n’est pas perçu immédiatement, mais qui s’avère décisif plus loin dans la partie. Car qui de mieux qu’un fin stratège comme Benchaâboun pour décrypter, anticiper et agir subtilement sur le terrain politico-économique au profit des intérêts du Maroc ?
Dans les dernières années de sa vie, François Mitterrand a confié en guise de testament politique que «La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l'Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment ».A notre tour, il nous suffirait peut-être de remplacer la France par le Maroc et l’Amérique par la France afin de pouvoir y voir plus clair.
Par Rachid Achachi, chroniqueur, DG d'Arkhé Consulting