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Quels prérequis pour un régime flottant et sont-ils remplis par le Maroc ?

Quels prérequis pour un régime flottant et sont-ils remplis par le Maroc ? Partie 1 : Les conditions générales pour un régime flottant

Cet article est le premier d’une série sur les prérequis du régime flottant.

 

Par Amine El Bied, MBA, PhD Économiste, expert en Finance et Stratégie

Introduction

Le Maroc est aujourd’hui à un tournant de son histoire économique et financière, ayant fait le choix de changer le régime de change qui régit sa monnaie, pour aller vers une flexibilisation et, à terme, un flottement du Dirham. Au jour d’aujourd’hui, le Dirham n’est pas totalement convertible, mais l’objectif affiché par les autorités marocaines est d’aller vers une convertibilité totale. Une convertibilité totale du Dirham signifie qu’il pourra être échangé librement contre n’importe quelle autre monnaie, et en particulier les grandes devises étrangères. Comme il est question de conversion d’une monnaie en une autre, se pose celle de la parité entre les deux, du mode d’évolution du taux de change entre les deux monnaies. Le régime de change de la monnaie nationale avec les autres monnaies peut être fixe, flottant, ou un régime intermédiaire. Si le régime est complètement flexible, la monnaie est laissée libre d’évoluer en fonction de la loi de l’offre et de la demande. La valeur de la monnaie dépend seulement de l’offre et de la demande. C’est donc le marché qui détermine la valeur de cette monnaie. Il n’y a plus de contrôle de change et la monnaie est censée être livrée à une convertibilité totale ou presque. Dans le régime de change actuel, le Dirham marocain est indexé à un panier de référence en devises (Basket peg), avec des pourcentages prépondérants en Euro et en Dollar. Cela fait une cinquantaine d’années que le Maroc a adopté ce régime fixe de panier de devises, qui était constitué autrefois d’un ensemble de monnaies fortes. Avec l’arrivée de l’Euro, le panier a été indexé principalement à cette monnaie et au Dollar américain, à raison de respectivement 80% et 20%. Depuis, la pondération a été modifiée, à 60% pour l’Euro et 40% pour le Dollar, et c’est cette pondération qui prime encore aujourd’hui.

Le Dirham est donc ancré à ces deux devises, avec cette proportion de 60-40. Ce qui veut dire que la Banque centrale fixe le cours central du Dirham sur la base de la composition de ce panier de référence. Le Maroc compte toutefois passer de ce régime de change, un régime fixe dont le cours est indexé à un panier de devises, à un régime flottant avec un Dirham marocain convertible. Ce changement de régime de change s’inscrit dans un programme de réformes économiques engagées par le Maroc et négociées avec ses créanciers internationaux, y compris le Fonds monétaire international (FMI). Le Dirham marocain n’est donc actuellement ni librement convertible ni soumis à un régime totalement flexible. Mais tel est l’objectif à terme des autorités marocaines, qui n’ont cessé de manière progressive de lever des restrictions et assouplir la réglementation de change pour aller vers plus de convertibilité et plus de flottement. Nous avons dans de précédents articles discuté des avantages, inconvénients et des risques associés au régime flottant. Nous avons mis en lumière les risques encourus par le Maroc s’il choisit de rendre sa monnaie totalement convertible et d’instaurer un régime de change flottant. Nous nous sommes également penchés sur l’histoire économique mondiale et avons mis en évidence qu’elle était en défaveur d’une flexibilisation du Dirham.

En recensant toutes les crises économiques et financières survenues dans le monde ces cinquante dernières années, on constate que le régime de change flottant a été directement ou indirectement impliqué dans près de la moitié des crises qui ont secoué le monde. D’autres articles que nous avons publiés en 2020 dans des revues internationales, telles que «Revue Banque» et «Banque & Stratégie», traitaient notamment des mécanismes en jeu dans les crises internationales et du rôle néfaste du régime flottant dans leur déclenchement ou leur aggravation. Nous avons ainsi montré que le choix de certains pays d’aller vers ce type de régime flottant, encouragés en cela par le FMI, n'est pas sans danger au vu des enseignements tirés des crises du passé. Ce régime flottant favorise la spéculation sur les monnaies et les rend plus instables. Nous allons à présent discuter des conditions à remplir par une économie avant de passer à un régime flottant, et pour le cas du Maroc, étant donné qu’il en a l’objectif, voir s’il remplit ou non ces conditions.

 

Un processus «progressif, volontaire, et ordonné»

Il y a un certain nombre de conditions préalables à remplir, en termes de fondamentaux macroéconomiques, avant d’instaurer un régime flottant. Une des premières conditions pour réussir ce changement de régime de change est d’y aller progressivement. On peut dire que le Maroc, de ce point de vue, fait les choses dans les règles de l’art. La réforme du régime de change au Maroc se veut être un processus non seulement progressif, mais aussi volontaire, et ordonné. Le Maroc a adopté depuis plusieurs années une politique de libéralisation des changes selon une approche graduelle. Ce choix prudent d’une libéralisation progressive a pour finalité la réussite du processus dans son ensemble, en permettant à l’économie de se réajuster à chaque nouvelle étape aux changements qui en découlent. L’histoire de la convertibilité témoigne de cette approche graduelle. Le Maroc a procédé par étapes successives qui ont permis d’ouvrir la convertibilité à plus d’acteurs économiques et à plus d’opérations. Dans un premier lieu, la règlementation de change était très stricte, à cause de la rareté des devises. Avant 2007, la levée des restrictions en matière de mouvements de capitaux a concerné les non-résidents, pour attirer notamment les investissements étrangers.

En 2007, elle a concerné les résidents, mais surtout les opérateurs économiques, et moins les particuliers. En 2019, l’Office des changes a poursuivi le processus de libéralisation et d’assouplissement de la règlementation, aussi bien pour les opérations courantes que pour les opérations en capital. Pour le passage progressif du régime de panier de devises au régime flottant, le Maroc a choisi de laisser flotter sa monnaie nationale à l’intérieur d’une bande de fluctuation. Le panier de devises permet de déterminer le cours central du Dirham, mais il est permis à la monnaie de varier à l’intérieur d’une fourchette de fluctuation par rapport à ce cours pivot fixé par Bank Al-Maghrib. Le Maroc n’a cessé d’élargir la bande de fluctuation au fur et à mesure du processus de libéralisation de son régime de change. La bande était autrefois de 0,6%, soit ± 0,3% autour du cours central. A la première étape du processus de libéralisation du Dirham, la fourchette est passée à 5%, soit ± 2,5% en janvier 2018, ce qui veut dire que le Dirham a été autorisé à fluctuer de 2,5% au-dessus et en dessous du cours pivot. Dans le cadre de la deuxième phase de la réforme de flexibilisation du régime de change, en mars 2020, la bande de fluctuation a été encore une fois élargie à ± 5%. La fourchette de fluctuation se fait toujours par rapport à un cours central fixé sur la base d’un panier de devises inchangé composé de l’Euro et du Dollar américain, à proportion de respectivement 60% et 40%. L’existence même de cette bande de fluctuation, aussi large soit-elle, montre qu’on est encore loin d’un Dirham abandonné à la loi du marché.

La Banque centrale se réserve le droit d’intervenir dès le moment où le taux de change sort des bornes qui lui ont été fixées, que ce soit à la hausse ou à la baisse. Elle ajuste alors la valeur de la monnaie nationale en achetant ou en vendant des devises pour ramener le cours du Dirham à l’intérieur de la bande. Si la valeur du Dirham tombe en dessous de la borne inférieure, la Banque centrale vend des devises, et si la valeur monte au-dessus, elle achète des devises. On reste donc, pour l’instant, dans le cas d’une monnaie pas tout à fait flexible, mais plutôt fixe tout en évoluant à l’intérieur d’une bande de fluctuation, somme toute étroite, et cette monnaie n’est pas non plus totalement convertible, étant soumise à un contrôle de change qui reste présent et restrictif. La flexibilité totale du Dirham n’est donc pas encore actée. Comme l’avait déclaré le wali de Bank Al-Maghrib, la réforme ne consiste pas simplement à élargir la bande de fluctuation. Il y a encore du chemin à faire pour arriver à une flexibilisation totale de la monnaie nationale. L’élargissement graduel de la bande de fluctuation, dans le cadre de la réforme du régime de change, s’inscrit toutefois dans un processus dont la phase finale sera le flottement du Dirham, avec une valeur de la monnaie détachée du panier de référence et régie uniquement par la loi de l’offre et de la demande. C’est par cette loi du marché que la valeur du Dirham sera déterminée, et non plus par Bank Al-Maghrib. Ce qui signifie que la bande de fluctuation disparaîtra, et qu’il n’y aura plus de marge de sécurité. On a dit que la réforme du régime de change au Maroc se veut être un processus progressif. C’est un processus qui se veut aussi ordonné. Mais cela ne garantit pas qu’il le soit parfaitement, et c’est pourquoi certaines voix s’élèvent aujourd’hui pour une «transition d’une convertibilité désordonnée à une convertibilité ordonnée». C’est également un processus qui se veut volontaire.

Le FMI est non seulement favorable à l’instauration du régime de change flexible au Maroc, mais il ne cesse de répéter que le contexte est favorable pour aller aujourd’hui plus loin dans ce processus de flexibilisation du Dirham, et opérer un assouplissement supplémentaire du taux de change. Il a appelé plusieurs fois le Maroc à accélérer le rythme de la réforme en passant à chaque fois à la phase suivante. Dans le cas présent, la prochaine étape serait d’élargir encore plus la bande de fluctuation. Mais les autorités marocaines ont maintes fois souligné que cette flexibilisation de la monnaie nationale était une décision volontaire et souveraine, et qu’elle ne saurait être dictée par le FMI. Le wali de Bank Al-Maghrib avait même rappelé que les autorités marocaines sont «les mieux placées pour décider des étapes de fluctuation du Dirham». Comme le Maroc a réussi sa deuxième phase, le FMI est revenu à la charge, mais les autorités marocaines tiennent bon et temporisent. Le processus sera non seulement graduel, mais il se fera dans le temps. Rien ne presse. La crise sanitaire de la Covid-19 a incité le Maroc en mars 2020 à passer à la deuxième phase en élargissant encore plus la bande de fluctuation, mais la troisième phase ne sera pas pour tout de suite. Le wali de Bank Al-Maghrib, lors du point de presse organisé après le premier Conseil de la Banque centrale de 2021, avait d’ailleurs répondu à une question portant sur un nouvel élargissement de la fourchette de fluctuation en disant que ce n’était pas le moment, et qu’il fallait déjà laisser du temps aux aides de l’Etat pour en récolter les fruits et relancer l’économie. On ne passera donc pas à la troisième étape avant quelque temps.

Peut-être longtemps si l’on en juge la remarque du wali sur un benchmark qu’aurait fait la Banque centrale, selon lequel des pays seraient passés à la deuxième et troisième phase dans des délais dépassant les dix ans, voire quinze, alors que le Maroc a effectué son passage à la première phase en 2018, soit il y a à peine trois ans, et à sa deuxième phase l’année dernière. L’économie marocaine a montré jusqu’à aujourd’hui une résilience à chaque nouvelle étape du processus de flexibilisation, ce qui peut donner, à juste titre ou pas, une certaine confiance dans la suite du processus. Ces étapes ont été marquées par un nouvel élargissement à chaque fois de la bande de fluctuation, mais le passage à la toute dernière étape de la flexibilité totale du Dirham, régi uniquement par la loi de l’offre et de la demande, reste une toute autre affaire. Les autorités marocaines ont donc tout à fait raison de temporiser et d’adopter une approche progressive et prudente.

 

Les prérequis pour un régime flottant

On peut discuter d’une manière générale des avantages et inconvénients liés au régime flottant, ainsi que les risques qui lui sont associés et qu’encourt un pays qui souhaite adopter ce régime de change. C’est ce que nous avons fait dans de précédents articles. Mais il faut tenir compte aussi de la situation actuelle et des caractéristiques économiques du pays, car le régime flottant n’est pas forcément bon pour toutes les économies. Il y a en fait, au vu des enseignements tirés des crises du passé, un certain nombre de conditions préalables à remplir, en termes de fondamentaux macroéconomiques, avant d’instaurer un régime flottant. Le taux de change de la monnaie nationale du pays devra aussi être en adéquation avec ces fondamentaux.

Toutes les conditions que nous allons citer devront être satisfaites pour donner au pays toutes les chances de réussir dans la durée l’adoption d’un régime flottant et limiter au mieux les risques d’instabilité financière. Parmi ces prérequis, et à la lumière des crises historiques déclenchées ou aggravées par un régime flottant, il y a la nécessité d’un cadre macroéconomique et financier interne favorable et stable. Il faut une croissance économique satisfaisante et stable, une inflation maîtrisée, à un niveau bas, l’absence de bulle spéculative, une balance commerciale pas trop déséquilibrée, voire positive, des échanges commerciaux diversifiés, sans prédominance d’un ou quelques produits, des finances publiques en bonne santé, une certaine discipline budgétaire, et une maîtrise du déficit, une dette publique soutenable, un endettement raisonnable en devises étrangères des entreprises, des banques, et du pays, des réserves de change à des niveaux appropriés et confortables, un bon dosage entre la circulation et le contrôle des capitaux, la confiance des investisseurs nationaux et étrangers, un secteur financier solide, un système de réglementation prudentielle adéquat, un climat social apaisé, une situation politique stable. Sans qu’au moins toutes ces conditions soient remplies, le passage au régime flottant ne doit pas être envisagé, car le risque serait plus grand d’un effondrement de la monnaie, entraînant une instabilité financière et conduisant à une grave crise économique. Un déficit de la balance commerciale tend naturellement, par la loi de l'offre et de la demande, à faire baisser la monnaie, puisqu’on a besoin d’acheter des devises pour payer ses importations. Une aggravation ou la génération d’un déficit du compte courant augmente la demande en devises, et si elle est supérieure à l’offre, cela va induire une dévaluation du Dirham. Le déficit du compte courant est compensé par des investissements étrangers et par l’endettement extérieur.

Dans le cas d’une balance commerciale déficitaire, la monnaie tend naturellement à se dévaluer et le pays peut chercher à la soutenir en payant ses importations avec des dettes contractées en devises, ce qui augmente sa dette. Pour soutenir le Dirham en cas de très forte dévaluation, on doit vendre des devises, qu’on peut choisir d’emprunter. La dette extérieure permet d’injecter des devises et donc d’augmenter l’offre et réduire les tensions sur ces devises. Mais il faut dans ce cas disposer d’une marge de manœuvre en termes d’endettement, avoir un niveau d’endettement qui ne soit pas déjà très élevé. Car la dette extérieure a ses limites. Si le niveau d’endettement est déjà trop élevé, on ne peut plus utiliser ce moyen pour apaiser les tensions sur les devises et amortir la dévaluation de la monnaie nationale. Et il faut aussi avoir la possibilité d’emprunter. S’il y a une perte de confiance dans l’économie du pays, les prêteurs vont plus difficilement accorder des financements, ce qui fait que le pays ne pourra pas soutenir sa monnaie en cas de dévaluation importante. Avec la perte de confiance, les investisseurs vont retirer leurs capitaux. Or le retrait des capitaux étrangers tend naturellement lui aussi à faire baisser la monnaie, puisque les capitaux sont convertis en devises étrangères pour être rapatriés. En ce qui concerne les investissements étrangers dans la Bourse, le danger d’un retrait massif de ces investissements dépendra de la proportion de la part du flottant détenue par les non-résidents, et du caractère de ces investissements. Plus la part du flottant des non-résidents est importante, plus le risque est grand.

Plus la proportion des investissements étrangers est à caractère spéculatif, et donc non stratégique, plus le risque est important. La dégradation de la balance courante et/ou la fuite des capitaux étrangers entraîne un manque de devises étrangères, et une baisse des réserves de change. Le pays peut en effet puiser dans ses réserves pour éponger une partie de son déficit courant. Pour soutenir la monnaie nationale en cas de très forte dévaluation, on doit vendre des devises, et donc piocher là encore dans les réserves de change. Cela suppose qu’on a un matelas de réserves confortable et suffisant pour pouvoir y faire face. Or ces réserves de change peuvent être relativement faibles à la base ou venir à manquer. On peut chercher à consolider ses stocks de réserve en débloquant des lignes de précaution et de liquidité auprès du FMI ou de la Banque mondiale et en utilisant ces lignes si besoin.

Mais malgré cela, ces réserves peuvent devenir insuffisantes. Si sa monnaie est dans une tendance de dévaluation qui devient excessive, et que le pays ne peut plus soutenir le taux de change, il sera contraint alors de la laisser poursuivre sa dévaluation. Ce qui, avec la libéralisation des mouvements de capitaux, va provoquer ou accélérer la fuite des capitaux étrangers et déstabiliser gravement la monnaie, qui va subir une dévaluation inquiétante, voire même s'effondrer, entraînant une crise monétaire ou des changes. La dévaluation de la monnaie peut également survenir en cas d’attaques de gros gestionnaires de fonds spéculatifs (hedge funds), si le pays ne dispose pas d’assez de réserves pour la soutenir. Il est donc très important d’avoir des réserves de change suffisantes, même si elles ne le sont jamais assez quand ça va mal.

 

 

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