Par Selma SIDKI
Professeur d’économie à l’Université Ibn Toufail
► En temps de crise, les politiques keynésiennes (politiques de stabilisation) réoccupent le devant de la scène à travers le monde entier, dans des tentatives de sauver les économies en détresse.
► La crise économique, déclenchée suite à la propagation de la pandémie de la Covid-19, ne fait pas l’exception.
► La globalité de cette crise, son ampleur et sa nature (chocs d’offre et de demande simultanés) mettent les acteurs publics devant l’obligation d’agir rapidement et efficacement.
Si la réponse par la politique budgétaire, qui consiste à augmenter les dépenses publiques et/ou baisser les impôts pour relancer la consommation et les commandes publiques et mettre en marche le multiplicateur keynésien, est jugée adéquate à l’objectif de relance économique, le rôle de la politique monétaire est sujet, désormais, à plusieurs controverses.
En effet, depuis la fin des trente glorieuses, où les politiques keynésiennes ont joué un rôle central dans la croissance de masse réalisée dans les pays occidentaux après la deuxième guerre mondiale, la règle de Mundell prend le dessus dans les décisions de politiques économiques : affecter à chaque objectif de politique économique un instrument (celui présentant un avantage comparatif par rapport aux autres).
La stagflation (récession et inflation en même temps), apparue pour la première fois, avec acuité au moins, à la fin des années 70, légitime la critique monétariste vis-à-vis des politiques keynésiennes, notamment par rapport à l’utilisation de la politique monétaire pour la relance économique, en usant du fameux arbitrage entre l’inflation et la croissance.
La stagflation montre au grand jour que cet arbitrage est sans utilité pour la relance et que la monétisation de la dette de l’Etat est créatrice de biais inflationnistes sans contrepartie sur l’économie réelle.
Sur le même registre, les travaux sur l’incohérence temporelle des politiques économiques menées par Kydland et Prescott à la fin des années 70, et qui leur ont valu un prix Nobel, montrent que l’utilisation discrétionnaire par les gouvernements des politiques économiques pour des fins électorales est source d’incohérence temporelle desdites politiques.
En matière de politique monétaire, le comportement discrétionnaire des gouvernements est créateur de biais inflationnistes lourds de conséquences.
Les travaux sur l’incohérence temporelle ont constitué les prémices de l’émergence des banques centrales modernes, dont l’indépendance (politique et instrumentale) est la clé de voûte.
Qui dit banque centrale indépendante, dit politique monétaire affectée essentiellement à l’objectif de stabilité des prix (par les statuts et par les faits).
Ce central banking, découlant de la nouvelle économie classique, se base aussi sur l’interdiction et la limitation de la monétisation du déficit de l’Etat, ou la fameuse «planche à billets», pour faire face aux tensions inflationnistes, inutiles pour la croissance, et d’instaurer une discipline budgétaire dans le cadre d’un policy-mix dont l’objectif final est le bien-être social.
Ceci étant, l’indépendance de la politique monétaire trouve tout son sens dans sa capacité à être flexible en temps de crise, pour rester fidèle à l’une de ses missions fondamentales : le prêteur en dernier ressort.
Toutes les grandes banques centrales ont honoré cette mission lors de la crise de 2008, sans pour autant que cela remette en cause leur indépendance.
Le maniement des taux directeurs, aujourd’hui proche de zéro (négatif dans certains cas), dans toutes les grandes banques centrales, est l’instrument conventionnel le plus utilisé.
Des mesures non conventionnelles, notamment l’assouplissement monétaire, différent de la planche à billets, ont aussi été mises en place pour élargir les marges de manœuvre de la politique monétaire, rétrécies par la politique des taux zéro.
Les réponses des banques centrales internationales à la crise économique actuelle s’inscrivent dans la même lignée.
Au Maroc, la banque centrale a changé ses statuts, pour la première fois en 2006, pour se doter de plus d’indépendance. De par le texte de loi, Bank Al-Maghrib, est interdit de monétiser la dette de l’Etat.
Les seules avances permises sont à hauteur de 5% des recettes fiscales de l’année écoulée, et au taux de marché.
La deuxième révision des statuts, ayant lieu en 2019, a permis de consolider l’indépendance de la banque centrale par rapport à ce critère et par rapport au poids de l’objectif de stabilité des prix, désormais l’objectif principal de la banque centrale.
Dans les faits, le recours au seigneuriage (la monétisation de la dette) n’a pas eu lieu depuis 1999.
Bank Al-Maghrib fait aussi preuve de flexibilité en ces temps de crise, en baissant à deux reprises son taux directeur, principal instrument de sa politique monétaire.
La première baisse de 0,25 point a eu lieu au début de la pandémie, lors du Conseil de la banque tenu le 17 mars dernier, alors que la deuxième baisse a été décidée lors du dernier Conseil de BAM tenu ce 16 juin.
Ces initiatives vont permettre d’influencer les décisions microéconomiques des agents en faveur de plus de consommation et de demande de crédits, et les actions agrégées conduiront au résultat macroéconomique recherché. La libéralisation du compte de la réserve obligatoire, décidée aussi lors de la dernière réunion du Conseil, va également permettre l’injection dans le compte des banques nationales de 10 milliards de dirhams, ce qui va permettre de relancer l’offre des crédits.
A la différence des banques centrales internationales, au début de la crise, BAM conduisait un taux directeur positif et loin de zéro, ce qui lui permet des marges de manœuvres satisfaisantes pour jouer son rôle dans la reprise économique, tout en restant vigilant en ce qui concerne la stabilité des prix.
L’enjeu, aujourd’hui, ne consiste point à un retour aux mécanismes anciens, mais à une transmission satisfaisante des décisions de la politique monétaire, aux variables réelles.
Cette transmission entravée aujourd’hui par la faible concurrence dans le système bancaire, par le poids de l’informel dans l’économie et par le taux non satisfaisant de la bancarisation au Maroc.
L’action par la politique monétaire devrait être accompagnée par une augmentation des dépenses publiques d’investissement et celles visant à soutenir l’emploi.
Creuser le déficit public n’est pas nocif en soi, surtout pour un pays «émergent». Ce qui peut être nocif, c’est l’usage qu’on fait du déficit.
Une bonne gouvernance, à priori et pendant l’exécution des investissements publics, augmentera l’efficacité du multiplicateur keynésien qui, dans des conditions favorables, ferait fructifier la dépense engagée et induira des effets bénéfiques sur l’économie.
Une affectation efficiente de la dépense publique en général, en gardant l’essentiel et en se passant de l’accessoire, témoignerait d’une rationalité des décisions publiques, en ces temps de crise.
Quand à la planche à billets, c’est une mesure d’autrefois.