C’est un tissu économique avec des entreprises souvent fragiles qui aborde la crise du COVID-19.
L’industriel Noureddine Nour, qui dépeint un tableau peu reluisant de la situation économique actuelle et juge insuffisantes les mesures de soutien aux entreprises prises par les autorités marocaines, estime que cette crise est une opportunité pour réaffirmer nos valeurs et réorganiser notre société.
Il égratigne aussi les banques, jugeant qu’il aurait été plus raisonnable qu’elles ne comptent que des frais de dossier pour les crédits accordés durant cette période, d’autant qu’ils sont garantis par la CCG.
Propos recueillis par F. Ouriaghli
Finances News Hebdo : Comment vivez-vous, en tant qu’industriel et opérateur économique au Maroc et en Europe, la situation née du Covid-19 ?
Noureddine Nour : D’une façon surprenante, je ressens une certaine fierté lorsque je constate que sous la haute autorité de son Souverain, le Maroc a su prendre très rapidement les bonnes mesures sanitaires, économiques, sociales et solidaires, plaçant notre pays en exemple face à d’autres qui n’ont pas réagi aussi efficacement.
En cette occasion, la discipline du peuple marocain, que l’on sait par ailleurs très exubérant, est aussi à souligner.
F.N.H. : Ces remarques sont globales, mais plus précisément du point de vue économique, que ressentez-vous ?
N.N. : D’un point de vue macro-économique, les répercussions vont être d’une ampleur inégalée. A titre indicatif, la France planifiait déjà une récession équivalente à 3% du PIB par mois de confinement, c’est-à-dire une diminution de sa richesse nationale à minima de 6% et peut-être plus, puisque le confinement vient d’être prolongé d’un mois additionnel, jusqu’au 11 mai 2020 et jusqu’au 15 juillet pour le tourisme.
Au Maroc, nous disposons déjà des premières évaluations du HCP qui estime une récession pour 2020 qui se situerait à moins de 2%. Seul l’avenir précisera ce chiffre, car tout dépend de la durée du confinement et de la manière avec laquelle les marchés vont y répondre…
Nous savons tous que les facteurs négatifs se cumulent : mauvaise récolte, arrêt du BTP, arrêt du tourisme, des hôtels, des restaurants, des tours opérateurs avec l’apport en devises réduit à néant, arrêt de la production automobile et donc des recettes en devises, quasi arrêt du secteur aéronautique qui ne fonctionne qu’à l’export et, au final, la très forte réduction attendue des recettes en devises générées par les MRE qui auront moins de surplus à transférer vers la mère patrie.
Nous serons touchés sur le PIB, sur la balance commerciale, sur la balance des paiements, sur nos réserves en devises qui devront être reconstituées par des emprunts extérieurs.
F.N.H. : Dans ce contexte, qu’en est-il de l’entreprise marocaine ?
N.N. : Nous n’évoquerons ici que les entreprises marocaines du secteur formel qui se situent sur le territoire national, à l’exclusion des entreprises en zone franche.
L’entreprise marocaine vit en fait une très grave crise qui n’a pas démarré avec le virus. Elle a débuté avec la signature des accords de libre-échange qui, en supprimant les droits de douane, ont confronté nos entreprises à la concurrence frontale de géants internationaux qui bénéficient d’un diviseur incomparable et qui, de plus, peuvent se permettre de vendre au coût marginal.
Par ailleurs, une entreprise ne fonctionne pas de façon ‘’HORS SOL’’. Elle vient s’inscrire dans un Écosystème où le coût et l’efficacité des facteurs de production, au sens large, lui permettent d’être rentable ou ne lui permettent pas.
Si nous comparons notre Écosystème à celui de nombreux autres pays, nous constaterons qu’il n’est pas toujours favorable. C’est pourquoi, à partir de 2009, la population inactive est devenue supérieure à la population active. Situation que notre pays n’a jamais vécue auparavant et que ne vivent pas les pays développés vieillissants.
C’est donc un tissu économique avec des entreprises souvent fragiles qui aborde la crise du COVID 2019.
Les mesures de soutien mises en place sont-elles suffisantes ? Nous vivons dans un monde où tout est relié. On doit regarder ce que font les autres pays tout en élaborant nos propres stratégies !
Chez nos voisins européens, les mesures sont d’une ampleur inégalée. On annonce un plan de 2.000 milliards d’euros. Aux USA, c’est un plan de 2.000 milliard de $ que le Sénat vient de valider. Le plan européen est essentiellement financier par de la création monétaire. L’innovation, c’est qu’il ne va pas seulement soutenir la demande, mais qu’il va soutenir l’offre à travers les entreprises productives.
Il n’y a pas de tergiversations, ce sont des mécanismes de grande ampleur, faciles à mettre en œuvre, qui sont offerts sur initiative de l’État, par les banques commerciales aux PME. Elles ont pour mission de faire parvenir les aides ou les prêts à des taux proches de zéro aux entreprises.
Le tableau joint, non exhaustif, compare quelques points particuliers des mécanismes de soutiens disponibles en Europe, à ceux proposés au Maroc. A souligner tout particulièrement que l’entreprise française peut recevoir un prêt jusqu’à 25% de son chiffre d’affaires annuel, alors que l’entreprise marocaine ne reçoit qu’une aide pour payer ‘’ses charges’’. Ceci ouvre le débat et les interprétations sur ce que recouvre ce terme de ‘’charges’’.
Faut-il inclure les fournisseurs ? Les fournisseurs étrangers ? Ou seulement les charges directes d’exploitation. Les réponses sont variables selon les banques, ce qui accroît la confusion. En ce qui concerne le taux d’intérêts, sans vouloir entrer dans le débat GPBM/CGEM qui n’a pas lieu d’être tant nous nous devons d’être solidaires, il faut quand même remarquer que la banque du Maroc prête à 2% et que les prêts sont garantis à 95% par la CCG.
La justification de l’intérêt par la doctrine économique est la rémunération du risque. Dans le cas présent, il n’y a pas de risque, puisque le crédit est garanti par l’État. Il aurait été plus raisonnable que les banques ne comptent que des frais de dossiers.
En ce qui concerne les financements par les leasings, en France, on obtient le report de 6 mois d’échéance à la fin du contrat, sans intérêts. Au Maroc, ce report est limité à 3 mois et les sociétés de leasing appliquent ± 6% d’intérêts en plus.
On est donc en droit de se demander si les mesures financières prévues seraient suffisantes pour éviter la disparition de beaucoup d’entreprises, en particulier celles exerçant dans le tourisme, l’hôtellerie, la restauration, l’export. Sans parler du fait que leurs clients saisiront cette occasion pour retarder les paiements.
F.N.H. : Quelle évaluation faites-vous alors de cette différence de traitement entre la Maroc et les pays européens ?
N.N. : A mon avis, la vraie mesure de l’importance de la crise sur un tissu économique déjà fragilisé, n’a pas été bien évaluée. L’État, les banques et les entreprises sont les acteurs communs de l’Économie nationale qui doit créer la richesse de la nation. Nous nous trouvons à la fin d’un ‘’cycle économique long’’ tel que mis en évidence par l’Économiste Kondratiev (1892/1938). Il a été révélé par le Covid-19, mais il était sous-jacent.
La crise économique qui nous frappe doit être interprétée comme une crise cyclique comparable à celle de 1929 et les interprétations/actions de type microéconomique doivent laisser place à une vision macro-économique. Il s’agit aujourd’hui de réinjecter massivement des fonds comme cela fut fait lors du New Deal (1930) ou par le plan Marshall (1947), pour éviter que les économies ne soient précipitées dans un abime sans fin.
Les pays développés ont tout à fait conscience de cette situation. Ils savent, en Europe, qu’avant le problème sanitaire, le système bancaire était déjà prêt de défaillir. Certaines banques avaient prêté jusqu’à 25 fois leurs fonds propres. Il suffisait donc d’une défaillance de 4% des prêts pour détruire leur capital.
En période normale, ces prêts sont contre garantis mais, en période de crise, aucune garantie n’a plus de valeur car il n’y a plus de marché. Il n’y a plus de liquidités. Ce qui est fait aujourd’hui en Europe, c’est injecter des fonds pour soutenir les ménages, mais surtout, les entreprises. Ainsi, les défaillances sont évitées, le système bancaire est sauvé. L’effet Domino n’a pas lieu. Une situation exceptionnelle – assimilable à une guerre – appelle une réaction exceptionnelle où les critères de gestion du risque antérieur doivent passer au second plan.
F. N.H. : Et que ferez-vous de l’inflation ?
N.N. : C’est vrai, vous me direz qu’une relance monétaire importante fait craindre la renaissance du spectre de l’inflation. Dans ce cas présent, ce n’est pas du tout certain. Le ‘’quantitative easing’’ tant US qu’EU n’a pas réussi à faire renaître de l’inflation. Aujourd’hui, cette relance monétaire doit porter sur l’offre et sur le soutien de celle-ci. Plus on produira nationalement, plus l’offre s’élargira avant que la demande induite ne vienne à s’exprimer.
Pour qu’il y ait inflation, il faut un déséquilibre de la célèbre équation keynésienne M x V = P x Q où M est la masse monétaire que nous allons faire croître; où V est la vitesse de circulation qui ne fait que s’effondrer en période de crise; où Q représente la production qui sera soutenue par les aides aux entreprises. P, qui symbolise les prix, ne pourra dans un premier temps que rester stable. Et si nos prix marocains venaient à croître plus vite que l’inflation européenne (notre premier client), nous pourrions toujours recouvrir à des réajustements du cours de notre monnaie face à l’Euro.
F.N.H. : Votre seule proposition est-elle d’aligner les soutiens en faveur des entreprises marocaines sur l’exemple français ?
N.N. : Certainement pas ! Mais nous devons veiller à ce que la différence de traitement de nos entreprises n’entraine pas une aggravation des inégalités au niveau de notre compétitivité après la reprise. D’ailleurs, quelles que soient les mesures préconisées, elles doivent s’inscrire dans une vision globale, dans le cadre du nouveau modèle de développement demandé par Sa Majesté Mohamed VI, où la finalité humaine prendra une place centrale. Si on parle de relance monétaire, il ne faut pas qu’elle se traduise par une relance des importations, venant aggraver nos déficits.
Sans vouloir ou pouvoir être exhaustif, il ne faut plus croire que les accords de libre-échange doivent supprimer la totalité des droits de douane. Un accord de libre-échange doit rechercher l’égalité et l’équilibre à long terme des pays y participant. Il convient donc d’aborder un accord avec le concept d’une EGALITE ASYMETRIQUE qui, par des droits de douane, vient compenser la trop grande distorsion des Écosystèmes productifs et de la Compétitivité des facteurs de production.
F.N.H. : Pourriez-vous être plus concret et nous donner quelques exemples ?
N.N. : Regardez le secteur textile. Il était dans un processus d’intégration. Il n’y a plus que des usines de confection. Dans le passé, on fabriquait des pneus. Aujourd’hui, on est dépendant des seules importations.
Dans le passé, le Maroc produisait ses propres chauffe-eaux électriques au travers de trois entreprises. La suppression de toute barrière à l’import a fait qu’il n’y en a plus qu’une seule qui commercialise des articles en partie produits à l’étranger…. Si nous lui assurons une protection normative et douanière, c’est 100.000 chauffe-eaux qui ne seraient plus importés, sauvegardant ainsi des devises, mais créant à minima, dans un premier temps, une centaine d’emplois.
On a accordé des avantages fiscaux à l’habitat social, cela s’est traduit par des importations massives de portes, fenêtres, carreaux, sanitaires à des prix bradés, avec des conséquences néfastes sur nos artisans et nos entreprises, sans insister sur la célèbre affaire d’importation de babouches asiatiques qui sont venues narguer le savoir-faire séculaire de nos artisans !
F.N.H. : Un mot pour conclure
N.N. : Nous ne sommes plus au temps du libéralisme triomphant. Il faut développer un ‘’LIBERALISME ENCADRE’’ qui préservera l’emploi, et même le développera. Il nous faut aujourd’hui à la fois agir dans l’urgence macro-économique en soutenant l’entreprise, lieu de production de l’offre, mais aussi agir de façon plus structurante pour assurer le développement de la nation en ‘’inventant’’ un écosystème où les facteurs de production (au sens large) et leur efficacité permettront la compétitivité internationale, l’investissement, la création d’emplois et surtout une meilleure répartition sociale de la richesse.
Cette crise, qui marque la fin d’une ère, est aussi le moment historique qui nous donne l’opportunité de réaffirmer nos valeurs et réorganiser notre société pour que son ultime finalité soit l’épanouissement de l’humanité. Tout comme le disait Monnet, co-créateur de l’Europe : ‘’Les Hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise’’.