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Crise économique : «La perte totale d’emploi pour l’année s’élèverait à 1,25 million de postes»

Crise économique : «La perte totale d’emploi pour l’année s’élèverait à 1,25 million de postes»
• Au Maroc, comme et partout ailleurs, cette double crise sanitaire et économique a généré un choc sur l'offre ainsi que sur la demande, mettant plusieurs activités au ralenti voire même à l’arrêt. A travers une étude intitulée «Crise sanitaire et répercussions économiques et sociales», un collectif de chercheurs de l’Université Hassan II de Casablanca s’est penché sur les difficultés imposées par cette crise au tissu économique marocain. 
 
• Interview avec Youssef Bouazizi, un des auteurs de ladite étude et chercheur à ÉRÉCA de l’Université Hassan II de Casablanca.
 
 
Par Badr Chaou
 
 
F.N.H : La crise actuelle a généré un choc sur l'offre et la demande suite, entre autres, à la baisse du pouvoir d'achat des ménages, ou encore à leur manque de confiance en l'avenir. Par quoi ce double choc sur l'économie nationale se traduit-il ?
 
Youssef Bouazizi : En réaction à l’apparition de la Covid-19 au Maroc, les autorités ont opté très tôt pour le confinement de la population, ce qui a conduit au gel partiel de l’appareil productif, à la fermeture des lieux de consommation (magasins, restaurants, etc.) et à la suspension des liaisons aériennes.
 
Les conséquences économiques de ces décisions se sont rapidement fait sentir à cause d’un double choc sur l’offre (arrêt ou baisse de la production des unités économiques) et sur la demande (baisse de la consommation et de l’investissement des agents économiques).
 
Avec une équipe de chercheurs, nous avons posé la même question que la vôtre et pour y répondre, nous étions amenés à estimer l’effet simultané des deux chocs en développant un outil adapté qui permet de simuler conjointement les deux types de chocs et à l’échelle des secteurs composants l’économie nationale.
 
Pour s’y prendre, nous avons dû établir des scénarii sur l’évolution de l’économie durant ce qui reste de l’année en cours. Selon le scénario retenu, nos estimations indiquent une perte de PIB en 2020 comprise entre -5% (scénario optimiste), -7,3% (scénario de base) et -9,6% (scénario pessimiste) par rapport à une situation où la crise de la Covid-19 n’aurait pas eu lieu.
 
Du côté des composantes du PIB, c’est la consommation des ménages qui devrait expliquer en premier lieu la perte du PIB durant l’année en cours, avec une contribution de -4,46 points de pourcentage (pp), en retenant le scénario de base. Suivie en cela par l’investissement, qui serait responsable d’une perte de production à hauteur de 2,78 pp.
 
F.N.H : Cette situation porte des répercussions sur certains secteurs plus que d'autres. Quels sont aujourd'hui ceux qui sont le plus susceptibles à connaître un impact négatif sur leurs activités ? 
 
Y.B : Justement, l’outil que nous avons développé, présente cette spécificité de pouvoir retracer les effets sectoriels de la crise. Ainsi, les secteurs de l’immobilier, de l’hôtellerie et la restauration et de la construction pâtissent le plus de la crise.
 
Leur perte en PIB, sur toute l’année et dans le scénario de base, serait respectivement de l’ordre de 20,3%, 16,3% et 13,14%. Suivis par les secteurs du commerce et des transports avec une baisse de production à hauteur de 7% et de 7,3% respectivement. 
 
Du côté de la demande, deux secteurs expliqueraient presque la totalité de la baisse de l’investissement. Il s’agit des BTP et de l’industrie mécanique, métallurgique et électrique. Quant à la consommation, la répartition de la baisse entre les secteurs serait plus égalitaire.
 
Néanmoins, le secteur de l’hôtellerie et restauration sort du lot et enregistrerait la baisse de consommation la plus élevée, de -18%. Par ailleurs, la crise aurait un effet récessif important sur la production de la branche «textile et cuir» (-16%) en particulier, et cet effet passerait par une baisse conséquente des exportations des produits de cette branche
(-12%).
 
Cette simulation a été réalisée sans la prise en compte du soutien de l’administration publique aux agents économiques à travers le Fonds Covid-19.
 
En fait, l’inclusion du montant de ce soutien public ainsi que l’hypothèse, retenue dans la Loi de Finances rectificative, d’une quasi-stagnation des dépenses publiques, n’altèrent guère les résultats de nos simulations aussi bien sur le plan macroéconomique qu’au niveau de l’effet de la crise sur les secteurs. Les résultats des différentes simulations sont à lire dans le rapport que nous avons mis à disposition sur le site de la revue «Réflexions économiques» (refeco.org).
 
F.N.H : Quels sont les retombées de la crise Covid-19 sur l’emploi ?
 
Y.B : Pour ce qui est du marché du travail, la perte totale d’emploi, selon le scénario de base et sur toute l’année, s’élèverait à 1,25 million de postes. Cela correspond à peu près à un doublement du taux de chômage national (pour un taux d’activité inchangé). 
 
Au niveau sectoriel et aux premiers rangs du classement se trouve le secteur de l’agriculture avec une perte de près de 416.000 postes. Ceci est dû au fait que ce secteur recrute beaucoup de saisonniers qui se sont retrouvés confinés et dont la mobilité a été réduite.
 
En effet, rien que pour cette catégorie d’emploi (les saisonniers), la perte d’emploi s’est élevée à environ 237.000 postes. En deuxième rang, arrivent les secteurs de l’industrie du textile-cuir et du commerce avec des pertes respectives de près de 204.000 et 165.000 postes d’emplois. 
Par ailleurs, par type d’emploi, la moitié de la destruction de postes serait parmi les salariés, notamment ceux travaillant dans des secteurs intensifs en main-d’œuvre comme le BTP, le tourisme et l’industrie du textile et du cuir.
 
F.N.H : En vue de dépasser cette crise, il faut encourager certains secteurs plus que d'autres, au regard de leurs retombées directes ou indirectes sur d'autres activités. Qu'en pensez-vous ? Et quels seraient ces secteurs, selon-vous ? 
 
Y.B : Plusieurs critères de choix des secteurs à soutenir pour dépasser la crise existent. Dans notre rapport, le choix a été établi sur la base de la densité des liaisons intersectorielles de chaque activité. Ainsi, le ciblage des secteurs les plus intégrés économiquement par l’intervention publique est en mesure de maximiser leurs effets d’entraînement. Cet exercice requiert au préalable un classement des secteurs selon à la fois leur poids dans le tissu productif national et les relations en amont et en aval qui les relient avec d’autres secteurs.
 
Cette approche est bien ancienne est remonte aux travaux de A. Hirschman, l’un des fondateurs de l’économie du développement dans les années 50 du siècle passé, et d’H. Aujac.
 
Les résultats des indices à la Hirschman suggèrent que seules l’agriculture et les activités du secteur industriel, plus particulièrement les industries du textile et du cuir, les industries chimique et para-chimiques et les autres industries manufacturières, ont de forts effets d’entraînement, aussi bien en amont qu’en aval de leur processus de production. Cela rejoint en partie la thèse défendue par de nombreux autres auteurs, notamment D. Rodrik et H. Chang, selon laquelle le développement économique passe impérativement par un processus d’industrialisation.
 
A l’appui de cette thèse, les deux arguments souvent avancés sont ceux des gains de productivité plus élevés qui caractérisent les activités industrielles et ceux des effets externes positifs sur les autres secteurs. 
 
Outre les liens productifs, si l’on retient comme critère de classement des secteurs et leur contribution aux recettes fiscales, ce sont encore une fois les secteurs industriels qui occupent le podium du classement suivis par les secteurs du tourisme, de la finance et des télécommunications.
 
Si l’on considère maintenant les secteurs selon leur effet sur la masse salariale, ce sont les activités tertiaires et en particulier celles de l’administration publique, l’éducation et la santé qui ont les plus forts effets en amont et en aval. Les activités de la pêche ont également des effets d’entraînement importants. En revanche, bien qu’intensif en main-d’œuvre, le secteur de l’immobilier ressort peu entraînant si l’on se rapporte à ce critère, du fait que la rémunération du travail occupe une faible part dans sa valeur ajoutée. La précarité du travail ainsi que la nature rentière de cette activité en sont les causes explicatives. 
 
Le quatrième et le dernier critère retenu concerne l’objectif de la maîtrise des importations. Conformément à l’intuition, nos estimations montrent que les secteurs dits protégés (BTP, pêche et activités tertiaires) sont ceux qui contribuent peu à creuser le déficit de la balance commerciale.
 
A l’opposé, les secteurs industriels comme celui des énergies sont dépendants des importations et peuvent être à l’origine de la dégradation de la situation du commerce extérieur s’il ne donne pas lieu à des exportations.
 
Au final, il importe de souligner que le classement des secteurs change selon le critère retenu, au même titre que les quatre objectifs/ critères ne peuvent être poursuivis conjointement. De ce fait, il revient aux décideurs publics d’arbitrer en faveur d’un ou plusieurs objectifs à poursuivre, tout en sacrifiant les critères restants. Mais ce choix peut s’avérer difficile à prendre car les quatre objectifs sont interdépendants et, dans certains cas, sont contradictoires.

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