Les restrictions imposées par les autorités dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire enfreignent-elles nos droits fondamentaux et sont-elles légitimes ?
Eclairage de Amina Bouayach, présidente du Conseil national des droits de l'Homme, qui estime que le succès de lutte contre la pandémie est tributaire de l’adhésion de la population aux mesures mises en place.
Propos recueillis F.Z.O
Finances News Hebdo : Quel impact la gestion de cette épidémie a-t-elle sur nos droits fondamentaux ?
Amina Bouayach : L’évènement inédit que nous vivons a changé nos habitudes et nos priorités, et est en train de changer notre approche d’agir face aux nouveaux défis relatifs aux droits de l’Homme.
Si la rapidité de la propagation du Covid-19 interpelle toute l’humanité, jusque-là confiante dans ses modèles figés, elle a surtout rappelé le sens des valeurs de la solidarité, de la compassion, du collectif en lieu de l’individu, pour faire face à ce virus. Nous sommes donc en train de vivre un moment charnière de l’histoire de l’humanité qui s’est trouvée obligée de revoir ses comportements et sa philosophie.
Dans cette course de lutte contre la pandémie, rien n’est aussi fondamental que le droit à la vie. Ce coronavirus a coûté la vie malheureusement à des centaines de milliers de personnes (plus de 200.000 vies dans le monde et 165 au Maroc jusqu’au 28 avril 2020) et le nombre des cas confirmés d’infection ne cesse d’augmenter. Pour préserver la vie dans cette situation difficile, il s’est avéré qu’il n’y a pas d'autres choix que d'adopter des mesures exceptionnelles, voire draconiennes, pour lutter contre la propagation du virus.
Il sied de rappeler que le droit international des droits de l'Homme permet la limitation ou la dérogation de certains droits à des fins légitimes, telles que la protection de la santé publique. L'ampleur et la gravité de Covid-19 ont atteint effectivement un niveau où de telles restrictions sont justifiées pour des raisons de santé publique.
Sur une période définie, les mesures restrictives adoptées par les autorités publiques restreignent bien évidemment un certain nombre de nos droits humains. Le plus évident est le droit à la liberté de mouvement, et par conséquence, la jouissance de nombreux autres droits fondamentaux.
En effet, on constate, dans les pays confinés à cause du Covid-19, dont le Maroc, les écoles fermées, les hôpitaux débordés, l’accès aux lieux de culte suspendu, etc. Nos droits à l’accès aux soins de santé (pas seulement pour Covid-19), au travail, à l'éducation, à la nourriture pour les plus vulnérables parmi nous, aux loisirs, etc. sont donc tous impactés.
F.N.H. : Comment peut-on veiller à préserver l’Etat de droit et les libertés fondamentales en ces temps de crise sanitaire ?
A.B. : C’est la première fois que le CNDH est appelé à agir dans un contexte de crise sanitaire pour assister à la préservation de la vie dans le cadre de l’urgence.
Durant cette épreuve, la protection des droits de l’Homme se trouve confrontée au défi de l’application de la loi sur le terrain et où la gestion journalière de la situation ne peut être résumée à des questions de droit.
L’un des défis propres à la crise que nous connaissons est celui de la communication qui se trouve impactée par les mesures de confinement. Ainsi, le CNDH, comme toutes les institutions nationales des droits de l’Homme, est appelé à réfléchir et agir pour la garantie des droits des citoyens.
Il n’est nul doute que cette pandémie ne constitue pas seulement un problème sanitaire, mais présente également des défis de très grande ampleur quant à la gestion des droits fondamentaux, et des problématiques liées au développement.
L’impact de cette pandémie sur nos droits humains est certes palpable et majeur. Néanmoins, on ne doit pas accentuer cette situation en mettant en péril les droits humains et l’Etat de droit. Le succès de lutte contre la pandémie est tributaire de l’adhésion de la population aux mesures mises en place; l’adhésion est une décision volontariste, basée sur la conviction que ces mesures sont fondées sur la règle de droit, qui ne devrait connaître aucune dérogation que par la loi.
On ne peut s’en sortir sans une réponse basée essentiellement sur le respect des droits humains et l’état de droit et sans des mesures d’atténuation des conséquences du Covid-19 sur les droits humains des Marocains et des étrangers vivant au Maroc.
C’est ce qu’on constate déjà dans cette mobilisation des autorités publiques et cette grande solidarité marocaine pour mettre l’être humain au premier plan, préserver la vie de nos concitoyens et faire face à l’une des plus grandes crises sanitaires à laquelle le Maroc et l’humanité sont confrontés.
Dans un rapport publié récemment (avril 2020), le Secrétaire général de l’ONU précise à cet égard que les réponses au Covid-19 qui sont basées sur les droits de l'Homme et les respectent, ont les meilleurs résultats dans la lutte contre la pandémie, dans la provision des soins de santé à tous et dans la préservation de la dignité humaine. Cette approche, selon le UNSG, permet de voir et se concentrer sur ceux qui souffrent le plus et de préparer dès maintenant le terrain pour sortir de cette crise comme une société solidaire et équitable.
F.N.H. : Quels sont aujourd'hui, en temps de crise, les moyens mis en place afin d'assurer les droits des personnes vulnérables, entre autres celles en situation de handicap, les sans-abris, ou encore les migrants ?
A.B. : Les mesures de confinement ont plus d’impact sur les catégories les plus vulnérables, particulièrement les plus démunies, les sans-abris, les enfants, les personnes âgées, les réfugiés et migrants, les personnes en situation de handicap (qui dépendent en fait du soutien des autres personnes pour subvenir à leurs besoins, et qui peuvent donc avoir de la difficulté à accéder aux produits de première nécessité, à la nourriture, aux médicaments, etc.), les personnes dans des lieux de privation de liberté, les femmes (surtout celles confinées avec un risque très élevé de violence domestique), entre autres.
Ces groupes vulnérables sont tous affectés différemment et nous avons l'obligation de veiller à ce qu’ils soient protégés et entièrement pris en compte dans la réponse à cette crise. En ce temps de crise, le Maroc a mis en place des moyens et pris plusieurs initiatives pour protéger et soutenir les personnes les plus vulnérables.
A titre d’exemple : le Fonds spécial pour la gestion de l'épidémie de coronavirus, créé sur hautes instructions de Sa Majesté le Roi, qui octroie des aides financières aux affiliés au régime d'assurance médicale du Ramed, et les personnes dans le secteur informel, en plus des autres mesures prises en faveur des affiliés à la CNSS, etc., la Grâce Royale au profit de 5.654 détenus et les instructions de Sa Majesté le Roi pour prendre toutes les mesures nécessaires pour renforcer la protection des détenus au sein des établissements pénitentiaires contre la propagation du coronavirus, la libération de 251 enfants placés aux centres de sauvegarde de l’enfance pour éviter la propagation, la prise en charge des milliers de sans-abris, etc.
Je voudrais saluer aussi, à cet égard, l’engagement manifeste de la société civile et les initiatives citoyennes qui se multiplient dans ces moments difficiles. En tant qu’institution nationale des droits de l’Homme, nous avons appelé, début d’avril, à l'extension des mesures prises de manière à soutenir toutes les catégories vulnérables, notamment les personnes en situation de handicap, les enfants, les femmes, les migrants, les réfugiés et les personnes âgées. Aussi, le CNDH a proposé que les migrants, les réfugiés ainsi que les victimes et les ayants droit de passé de violations graves des droits de l’Homme et qui ne sont pas bénéficiaires de Ramed, puissent jouir de l’appui de l’Etat.
Le CNDH s’est impliqué, également à travers ses Commissions régionales des droits de l’Homme (CRDH), dans plusieurs initiatives qui visent à soutenir des personnes vulnérables et faire le plaidoyer en faveur de la protection de leurs droits. A noter que l’expérience du CNDH et les actions qu'il a prises dans le contexte de l'état d'urgence sanitaire figurent parmi les bonnes pratiques présentées par l’Alliance globale des institutions nationales des droits de l’Homme dans son site web officiel.
F.N.H. : Plusieurs démarches dans le monde, et y compris au Maroc, sont proposées afin de faire face à la pandémie du Coronavirus (Covid-19). On peut citer le traçage des individus contaminés par exemple. Cela ne va-t-il pas à l'encontre des libertés individuelles ? Qu’en pensez-vous ?
A.B. : Le traçage des individus contaminés figure parmi l’approche globale, alliant tests, traçage et isolement, recommandée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), comme annoncé par son Directeur général le 13 avril 2020, dans le cadre des critères proposés aux pays qui envisagent de lever les restrictions. Face à cette pandémie, il est nul doute que les technologies peuvent et doivent jouer un rôle crucial dans la sensibilisation et la diffusion des messages de santé publique, mais aussi pour sauver des vies.
Les applications de traçage (ou de Contact Tracing) peuvent avertir des risques d'infection et aider donc à rompre la chaîne de transmission du coronavirus, en renforçant le mode de traçage actuel. De nombreux pays ont, en effet, opté pour l’exploitation des données et des applications pour tracer des individus dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Aussi, début d’avril, la Commission européenne a adopté une recommandation «concernant une boîte à outils commune au niveau de l’Union européenne en vue de l’utilisation des technologies et des données pour lutter contre Covid-19 et sortir de cette crise, notamment en ce qui concerne les applications mobiles et l’utilisation de données de mobilité anonymisées».
Je voudrais mettre en exergue, à cet effet, que l’approche basée sur les droits de l’Homme, que nous venons d'évoquer, permettrait d’évaluer les risques liés à l’utilisation des technologies et des données pour lutter contre la crise. Si strictement observée, cette approche doit prévoir, entre autres, des garanties solides en ce qui concerne le respect de la vie privée et la non-réutilisation des données à caractère personnel autrement que pour l’objectif affiché, les risques d'identification et de suivi réel et physique des individus, les risques liés à la violation du secret médical ou à la stigmatisation des personnes infectées et qu’elle soit volontariste, etc., et bien évidemment, le respect de toutes exigences de la législation marocaine en matière de contrôle et de la protection des données à caractère personnel.