La loi 131-13 n’a visiblement pas atteint ses objectifs.
L’ouverture du capital des cliniques privées a surtout bénéficié aux médecins.
Les lobbies sont très actifs et plusieurs dispositions de la loi ne sont pas encore appliquées : l’accréditation, l’affichage des tarifs des prestations dispensées, la contractualisation des relations entre le médecin et la clinique….
Par David William
C’est parce que la loi 10-94 régissant l’exercice de la médecine au Maroc présentait d’énormes insuffisances qu’a été adoptée la loi 131-13. Objectif : doter le Maroc d’une médecine de qualité et de pointe qui réponde aux attentes de la population. Il s’agit, selon la note de présentation de la loi, «d’adapter le dispositif juridique actuel au progrès de la pratique médicale et aux profondes mutations du système de santé, tout en tenant compte de l’évolution de l’environnement médical et économique international, pour rendre le système de santé plus attractif à l’investissement».
Dans ce cadre, la loi 131-13 a apporté un ensemble de nouveautés se rapportant notamment aux établissements de soins privés. Des nouveautés qui touchent autant le statut de ces établissements que leur gouvernance. Ainsi, cette loi prévoit l’instauration de deux comités importants : le Comité médical d’établissement et le Comité d’éthique. De même, certains établissements qui n’avaient pas de statut défini sont désormais assimilés à des cliniques. C’est le cas des cabinets de radiologie, des centres d’hémodialyse…
Par ailleurs, a été décidée l’ouverture du capital des cliniques privées aux non-médecins. Cette initiative a-t-elle pour autant atteint ses objectifs ?
L’ouverture du capital des cliniques privées aux non-médecins, annoncée comme l’une des mesures-phares de la loi, a-t-elle cependant été une réussite ? Les avis à ce niveau sont divisés. Au ministère de la Santé, on nous assure que «depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 131-13, la cadence de création des cliniques et des établissements assimilés a connu une forte hausse» et que «le nombre de demandes reçues par le ministère et des autorisations délibérées dans ce sens au titre des années 2017 et 2018 est en évolution».
Impact de la loi 131-13 sur l'évolution des cliniques entre 2017 et 2018
Par ailleurs, selon la tutelle, l’analyse des statistiques fait ressortir l’installation des cliniques et des établissements de soins privés dans des villes, voire des communes dans lesquelles ne se trouvaient aucune structure de soins privée, notamment à chichaoua, el Kalaa des sraghna, Zagoura…. De même, il y a une «augmentation de l’offre de soins privée dans certaines villes, notamment à Fès, Kénitra, Tanger, Tétouan, Er-Rachidia, Nador… », souligne le ministère, non sans insister sur «la multitude de profils des investisseurs dans le domaine (des médecins et des non-médecins) et la hausse du niveau des cliniques, du point de vue des infrastructures, des équipements, et du personnel».
Le ton est un peu plus mesuré pour un médecin opérant dans une clinique privée et qui a souhaité garder l’anonymat. «Aujourd’hui, nous n’avons pas assez d’outils pour dire que cette mesure n’a pas abouti sur les objectifs escomptés. Il faudra encore attendre un peu, parce que cette loi est relativement récente (2015)», tempère-t-il.
Le professeur Redouane Semlali, président de l’Association nationale des cliniques privées, est, quant à lui, assez catégorique. «On peut dire aujourd’hui que c’est un échec», martèle-t-il, non sans argumenter son propos.
Pour lui, «la loi a été votée hâtivement et ses objectifs n’ont pas été atteints», notamment en termes de création de structures dans les zones de désert médical, de création d’emplois et d’attraction des investisseurs étrangers.
D’ailleurs, dans son avis de décembre 2014, le Conseil économique, social et environnemental laissait entendre que «le projet de loi, en ne prévoyant pas une disposition permettant l’orientation de l’investissement privé vers les régions sous-médicalisées et vers les spécialités les plus pointues par la création de pôles d’excellence régionaux, ne s’inscrit pas pleinement dans l’esprit de la loi cadre 34-09. En effet, cette loi vise la complémentarité des secteurs public et privé dans le cadre d’une carte sanitaire et des schémas régionaux de l’offre de soins».
En outre, il est vrai que les étrangers ne se bousculent pas pour investir le secteur de la santé au Maroc. A ce jour, un seul acteur étranger se distingue par sa présence sur le territoire national : le Français Eslan qui, avec deux Marocains, le docteur Aziz Chraibi et le professeur Mustapha El Fatihi, a commencé par un projet hospitalier à Bouskoura (Clinique Ville verte) inauguré en 2018, avant de réaliser fin février 2019 une opération stratégique avec la clinique Les Oliviers de Settat qui rejoint son réseau.
Par contre, certains acteurs locaux ont profité de l’opportunité offerte par la loi, comme le groupe Oncologie & Diagnostic (ODM), fondé et dirigé par l’ex-patron de Meditel (devenu Orange Maroc), Mohamed Elmandjra. Il est le premier groupe privé spécialisé en oncologie et imagerie médicale au Maroc, présent à Casablanca, Marrakech et Rabat, mais aussi à Oujda.
La loi a surtout bénéficié aux médecins qui avaient envie d’investir dans le secteur. «Certains médecins ont pu bâtir des réseaux de cliniques. Ils sont adossés à des banques d’affaires et à des fonds d’investissement», fait savoir notre source. L’avantage d’avoir ces bailleurs de fonds est qu’ils fournissent aux médecins des outils de management et de bonne gouvernance pour se développer, sans pour autant s’immiscer concrètement dans la gestion, l’important étant que leur investissement soit rentable in fine.
Par contre, d’autres opérateurs, comme le Groupe Saham, ont préféré se désengager du secteur.
Pour le Pr Semlali, dès l’ouverture du capital des cliniques privées aux non-médecins, deux phénomènes ont été remarqués. «Des investisseurs ont commencé à acheter des cliniques et d’autres sont venus, ont étudié le secteur, trouvé qu’il n’était pas rentable et sont repartis. Et malheureusement, la plupart de ceux qui ont investi dans ces structures sont en train de repartir, parce que leur approche n’a pas été bien perçue par le corps médical», regrette-t-il.
Cet apport de capitaux est néanmoins important pour accompagner l’investissement dans le corps médical, renchérit Semlali. Mais il prône une autre démarche. «Je pense que l’idée d’une ouverture des capitaux équilibrée, qui permettrait aux structures d’hospitalisation privées d’accéder à des financements sans s’endetter avec la banque peut être intéressante pour améliorer l’offre de soins au Maroc», suggère-t-il.
«Il faut donc que le capital soit mis en place comme alternative de financement pour les structures privées. C’est le meilleur schéma qui pourrait améliorer l’offre de soins au Maroc», indique-t-il.
Visiblement, il ne suffit pas d’avoir des mallettes pleines de billets pour saisir valablement les opportunités qu’offre le secteur de la santé au Maroc. «Ce secteur est particulier : vous avez beau avoir du cash et construire les plus belles cliniques privées, si vous n’avez pas de médecins, vous allez échouer», martèle notre source.
En effet, le Maroc n’a pas encore atteint ce stade de maturité où c’est la clinique, avec son standing et sa renommée, qui attire les patients. Non, c’est plutôt le médecin qui fait venir la clientèle. «Dans la grande majorité des cas, le patient suit son médecin, même si en apparence il a le libre choix. C’est le cas lorsque le médecin dit à son patient qu’il n’opère que dans la clinique X. Aujourd’hui, c’est le médecin qui décide. Autrement dit, le patient est son otage», poursuit notre interlocuteur, pour qui «cet élément important n’a pas été pris en compte par ceux qui ont fait le diagnostic du secteur qui a conduit à l’adoption de cette loi».
Par ailleurs, il existe dans ce secteur de grandes résistances au changement. «Il y a effectivement des médecins qui se sont opposés à l’ouverture du capital des cliniques aux non-médecins. Ce sont particulièrement ceux qui ont des établissements dont la qualité laisse à désirer», explique notre source.
Une affirmation que le président de l’ANCP réfute…, mais qu’il confirme en même temps (sic !). «Nous n’avons jamais été contre l’ouverture du capital des cliniques privées aux non-médecins. Nous étions contre le fait de confier la médecine de manière totale et sauvage aux porteurs de capitaux, parce que la médecine revient d’abord aux médecins», précise-t-il.
Le secteur semble subir aussi la pression de certains lobbies qui empêchent les établissements de soins privés de passer à un standard de qualité autrement plus important. Il faut en effet savoir que la loi 131-13 n’est pas la seule à réguler l’offre de soins au Maroc. Il y a aussi la loi 34-09 qui, dans son article 18, prévoit l’accréditation.
L’article en question stipule qu’«une procédure d’évaluation des établissements de santé, publics et privés dite «accréditation» sera instaurée en vue d’assurer l’amélioration continue de la qualité et de la sécurité des soins».
«La procédure d’accréditation vise à porter une appréciation indépendante sur la qualité des établissements de santé ou, le cas échéant, d’un ou de plusieurs de leurs services sur la base d’indicateurs, de critères et de référentiels nationaux élaborés par un organe Comité national d’évaluation et d’accréditation qui sera créé à cette fin», poursuit le texte.
L’accréditation est donc en quelque sorte un label qualité, qui nécessite un investissement pour se mettre aux normes. Elle incite aussi à construire de nouvelles unités selon les normes internationales. Elle intéresse plusieurs process de l’exercice de la médecine, qui vont de la construction à la pratique médicale.
En la matière, le Maroc a son référentiel élaboré pour les hôpitaux publics. «Il peut être amendé afin qu’il serve aussi pour le privé», renseigne notre source.
«C’est justement le couplage Loi 131-13 – Accréditation qui doit permettre de développer une médecine de qualité au Maroc. Mais la mise en place de l’accréditation traine, ce qui fait qu’aujourd’hui aucun établissement, qu’il soit public ou privé, n’est accrédité», ajoute-t-elle.
Pour notre médecin, «les établissements de soins privés plus particulièrement s’opposent à cette loi, qui va permettre de les catégoriser, puisque les citoyens auront un élément de comparaison objectif pour choisir leur établissement».
De même, poursuit-il, «la loi 131-13 prévoit de nouvelles normes, ce à quoi se sont opposées les cliniques. Actuellement, l’ouverture des cliniques obéit toujours aux normes de 2000». «Les médecins se sont opposés à l’élaboration du nouveau texte d’application sur les normes techniques des cliniques. Conséquence : ce texte n’est pas encore sorti. Il y a un lobby qui ne veut pas que les choses s’améliorent», conclut-il sur ce chapitre.
Autre problème existant : le non-respect des termes de l’article 75 de la loi 131-13. Cet article stipule, entre autres, l’affichage de la liste des médecins pratiquants au sein de l’établissement et celui des tarifs des prestations dispensées (voir encadré). «Malheureusement, très peu d’établissements le font, même si les tarifs sont réglementés», déplore notre source.
La contractualisation entre la clinique et le médecin vacataire s’inscrit dans la même veine. Elle est régie par l’article 87, qui stipule que «l'exercice habituel de la médecine dans une clinique doit faire l'objet d'un contrat entre le médecin concerné et la clinique conforme à un contrat-type établi par le conseil national, définissant les obligations et les droits réciproques des parties ainsi que les moyens nécessaires à l'accomplissement des missions du médecin et à la garantie d'un niveau de soins de qualité. Le contrat ne doit comporter, sous peine de nullité, aucune clause de salariat ou limitant son indépendance professionnelle. Aucune condition de remplissage des lits, de rendement, de rentabilité ou d'influence sur les malades ne peut y être prévue».
Par ailleurs, poursuit le texte, «il est interdit aux propriétaires de la clinique de résilier le contrat pour non réalisation de ces objectifs. Tout médecin exerce sa profession au sein de celle-ci en toute indépendance, dans le respect des dispositions de la présente loi et des règles de déontologie, en assumant sa responsabilité quant aux actes prodigués aux malades qu'il prend en charge».
«Jusqu’à présent, ce contrat –type n’a pas été élaboré, même s’il doit permettre d’instaurer des relations plus saines et plus éthiques entre les cliniques et les praticiens», fait savoir notre interlocuteur, qui estime qu’il est en réalité «préjudiciable pour les médecins. Ils n’en veulent pas parce qu’il doit contenir des éléments contractuels comme les engagements, droits et devoirs des uns et des autres, et surtout le respect des tarifications de référence…»
Malgré tout cela, notre source admet que «le privé reste la locomotive de la médecine au Maroc et fournit d’énormes efforts en termes de prestations, contrairement au public qui n’a pas évolué dans le même sens».
L’offre de soins privée a connu un développement rapide lors des dix dernières années, reconnaît aussi le CESE, chiffrant le nombre des cliniques privées à 332, avec une capacité d’environ 8.400 lits, soit 23% de la capacité litière totale. Le CESE déplore toutefois la répartition de l’offre de soins privée sur l’ensemble du territoire, qui accuse un important déséquilibre entre milieu rural et urbain et entre les régions.
Actuellement, pour soutenir le développement de ce secteur, le Fisc a particulièrement un rôle important à jouer : il s’agit de contraindre les cliniques à tenir une comptabilité sincère afin de favoriser une concurrence loyale. Le Fisc dispose de tous les outils qui lui permettent de verrouiller certaines pratiques, à travers les données qui lui parviennent des autres administrations. C’est le cas par exemple lorsque l’on enregistre l’achat d’un bien immobilier, d’un véhicule…
«Aujourd’hui, en se conformant à l’éthique, la déontologie et la transparence qui sied, la tarification actuelle permet, au meilleur des cas, d’être à l’équilibre», indique notre interlocuteur. Qui reste assez pessimiste à moyen terme. Car, pour lui, outre une concurrence déloyale et une tarification contestée, le médecin est tout-puissant parce qu’il est suivi par le patient, lequel ne choisit pas son lieu d’hospitalisation.
«Tant que le rapport de force ne changera pas, les investisseurs non-médecins ne se bousculeront pas pour mettre leur argent dans ce secteur», conclut-il. ◆
«La liste des médecins exerçant au sein de la clinique, à titre permanent ou occasionnel, ainsi que leurs spécialités doivent être affichées (…) à la devanture de celle-ci et dans ses espaces d’accueil.
Doivent également faire l’objet d’affichage visible et lisible dans les espaces d’accueil de la clinique et les devantures des bureaux de facturation (…) toutes les informations relatives aux tarifs des prestations qu’elle offre et aux honoraires des professionnels qui y exercent.
L'adhésion de la clinique aux conventions nationales établies, dans le cadre de l'assurance maladie obligatoire de base, ou sa non adhésion doit également être affichée dans les conditions prévues au 2ème alinéa ci-dessus.
En cas de tiers payant, il est interdit à la clinique de demander aux personnes assurées ou à leurs ayant droits une provision en numéraire ou par chèque ou tout autre moyen de paiement en dehors de la part restant à leur charge».
Lire la suite de notre dossier :
- Cliniques privées : La traque au cash (Partie 2/3)
- Cliniques privées : Rabatteurs en blouse blanche (Partie 3/3)