Le Conseil du gouvernement, tenu le 12 septembre 2024, a approuvé trois projets de décrets relatifs à la transition énergétique. Selon la tutelle, ces décrets ont pour but de renforcer le cadre réglementaire national pour une transition énergétique réussie, généraliser l'accès à l'énergie à des prix compétitifs et mettre en valeur les énergies renouvelables pour offrir une opportunité de commercialisation de produits verts, au Maroc et à l’étranger. Dr Saïd Guemra, expert conseil en transition énergétique, analyse l’application, les défis et l’impact de ces mesures sur les acteurs du secteur...
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Comment voyez-vous l’impact de ces trois décrets sur l’accélération de la transition énergétique, notamment pour le premier décret 804- 21-2 relatif aux compteurs intelligents. Quel est l’apport de ce compteur pour les autoproducteurs ?
Dr Saïd Guemra : Le sujet des compteurs intelligents est un sujet qui me tient à cœur, dans la mesure où j’ai passé plusieurs années en R&D privée, pour développer l’un des premiers compteurs électriques intelligents au monde. Il a été breveté à l’OMPIC en 2003, et accepté en 2004. Le tout est de pouvoir disposer en temps réel des consommations industrielles les plus significatives. La mise en place de ces compteurs de conception 100% marocaine nous a permis de réaliser un record d’efficacité énergétique d’énergie de 52% dans une société pharmaceutique à Casablanca, en éliminant uniquement les pertes énergétiques, sans aucun investissement matériel : sobriété énergétique. C’est un formidable outil de gestion, qui permet aujourd’hui à des sociétés de gestion de l’énergie de surveiller à distance les consommations de leurs clients. Le décret que vous avez cité va donc permettre, dans le cas des entreprises qui vont installer des renouvelables, de mesurer l’énergie consommée par le client et l’énergie qu’il va injecter. La question qui se pose, c’est que la loi 82-21 (- loi qui permet d'assurer la transparence pour les industriels, par le renforcement de la mission de l’Autorité nationale de régulation de l'électricité (ANRE) en fixant les tarifs des services de distribution et de l'excédent, ainsi que ceux de l'accès au réseau - ndlr), n’est toujours pas applicable. Si vous achetez une maison, vous avez deux grandes priorités, à savoir son financement et son inscription à votre nom sur les livres de la conservation foncière. Les deux compteurs d’électricité et d’eau, ou sa certification énergétique A+, viennent après, et pas avant. C’est exactement ce qui arrive avec cette loi, qui a au moins quatre obstacles majeurs pour son application. Le coût de reprise des 20% du productible de l’électricité injectée, toujours pas publié par l’ANRE, le sort de l’électricité injectée au-delà de 20%, le pourcentage de 20% qui reste très dissuasif, et la limite inférieure de 5 MW pour l’autoproduction. Ces sont les véritables difficultés qui font que cette loi ne soit pas applicable. Compteur intelligent ou pas, il reste un outil de mesure qui ne se positionne pas au début de la chaîne de valeur de l’autoproduction, mais vraiment à la fin. Et désolé de dire que ce décret doit changer, pour la simple raison que le compteur intelligent mesure l’énergie soutirée du réseau, et l’énergie injectée, mais en aucun cas il ne peut mesurer l’énergie renouvelable produite, qui est à la base du calcul des 20% de la rémunération par le distributeur de l’excédent. Il faut donc ajouter un deuxième compteur, un autre décret qui sera opérationnel dans quatre ans et ainsi de suite. Quelque part, on tourne en rond avec cette loi. Pour l’instant, cette officialisation du compteur intelligent sera au service des distributeurs, qui facturent l’énergie consommée et l’énergie injectée et produite par leurs clients, rien d’autre.
F.N.H. : Le deuxième projet de décret 761-24- 2 concerne la fixation des conditions d’octroi d’un certificat d’origine. Comment cette loi va permettre la promotion des énergies renouvelables et des énergies vertes, que ce soit pour le marché national, ou international ?
Dr S.G. : Au risque de me répéter, mais je pense que la priorité est d’avoir une loi applicable, dans un cadre win-win entre le distributeur et son client. Ce n’est qu’une fois que la loi m’autorise à réaliser le projet renouvelable de manière fluide et simple, comme dans les autres pays à réglementation avancée, que le distributeur pourra installer le compteur intelligent, et que le ministère pourra me délivrer une attestation d’origine renouvelable d’une partie de mon électricité. Si la loi 81-21 est applicable un jour, la certification d’origine renouvelable peut jouer un grand rôle au niveau de la taxe carbone européenne. L’UE peut exiger un certificat d’origine renouvelable qui viendra s’ajouter au bilan carbone de l’entreprise et crédibiliser davantage les bilans carbones marocains. En cas d’export de l’électricité marocaine via nos liaisons électriques avec l’Espagne, cette certification pourra être très utile, et même un élément du dossier de financement : dans ce cas, c’est un engagement de certification. Pour le marché intérieur marocain, nous avons par exemple des entreprises étrangères qui commencent à avoir l’obligation de disposer d’un pourcentage d’électricité verte de plus en plus important. Et à ce jour, ces entreprises ne disposent pas d’électricité verte qui peut devenir un élément bloquant de leurs activités. Pour contribuer de manière active à la decarbonation de ses entreprises, la Tunisie a instauré en 2021 un décret qui permet de vendre l’excédent vert aux entreprises exportatrices; cet excédent est vendu par des entreprises, et même des ménages. Notre réglementation est à des années-lumière de ce concept. Enfin, il ne faut pas oublier la taxe carbone marocaine en 2025, ce qui va peut-être induire la naissance d’un marché carbone marocain, et donc un besoin de certification de l’origine renouvelable.
F.N.H. : Le troisième décret 153-24-2 est relatif à la fixation du cahier des charges des entreprises de service énergétique. Comment fonctionnent les sociétés de services énergétiques et quels seraient leurs apports en matière d’efficacité énergétique pour l’atteinte de l’objectif de 20% d’économie d’énergie en 2030.
Dr S.G. : Le concept de sociétés de service ESCO (Energy Service Company (Ndrl) est né il y a plus de trente ans au Canada. A l’époque, nous avions reçu au Maroc les concepteurs de ce service; ils ont réalisé une prospection qui a duré plus d’un an, qui est restée sans suite. Le principe de fonctionnement est basé sur le financement par la société de service d’équipements d’efficacité énergétique, donc en tiers investisseur, avec partage des gains. Si ces gains ne sont pas atteints, la société de service paye la différence entre le gain prévisionnel et le gain réel. Les ESCO canadiennes sont appuyées par des investisseurs et des banques. Et le système fonctionnait bien jusqu’au jour où certaines sociétés de services énergétiques avaient du mal à assurer leurs engagements contractuels, et le système a montré ses limites. C’est une activité qui comprend un grand risque financier. Au Maroc, nous avons environ 25 petites sociétés d’audit énergétique, qui restent les meilleurs candidats pour devenir des sociétés de gestion de l’énergie, avec un risque financier très important : si les économies contractuelles ne sont pas atteintes, l’ESCO perd tout ! Personnellement, je n’ai jamais été tenté par ce modèle, mais avec le développement des nouvelles technologies basées sur les compteurs intelligents, surtout notre compteur intelligent depuis 2004, le modèle de l’ESCO, avec sa dangerosité, a cédé la place à un nouveau service qui est l’accompagnement instrumenté des entreprises avec usage des compteurs, capteurs intelligents et Big data. Cela permet de suivre les consommations en temps réel, évaluer par la mesure les gains dus à la sobriété et l’efficacité énergétique, et ensuite l’apport des énergies renouvelables et les meilleurs moyens d’utiliser cette énergie impossible à injecter dans le réseau marocain. Les pays pionniers dans ce domaine depuis 2011 sont l’Allemagne, l’Espagne, la France, les USA et le Maroc. Au final, nos entreprises ont plus besoin d’accompagnement de haut niveau pour les aider en matière de gestion de l’énergie. Les mettre à l’aise grâce à la mesure, par l’établissement d’un climat de confiance entre l’industriel et la société de services énergétique, c’est la pièce manquante au puzzle de l’efficacité énergétique qui a du mal à décoller au Maroc. Mais l’espoir est assez grand pour que cette notion de création de ces sociétés soit une réalité au Maroc, avec un business model sécurisé. Enfin, je partage l’avis de la ministre de la Transition énergétique : ce sont plusieurs milliers d’emplois qui peuvent être créés, quand nous avons des milliers de jeunes formés à l’efficacité énergétique et aux renouvelables qui sont sans emplois.