A l’heure où le Maroc affiche de grandes ambitions en matière de transition énergétique, les chiffres publiés récemment par le ministère de tutelle soulèvent de nombreuses interrogations. Dans cet entretien, le Docteur Mohamed Boiti, consultant en transition énergétique et décarbonation, décortique les angles morts de la stratégie nationale et plaide pour une refonte en profondeur du cadre réglementaire afin d’assurer une transition réellement décarbonée et crédible.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Le ministère de la Transition énergétique vient de publier récemment un document présentant de manière chiffré l’état de la transition énergétique au Maroc ainsi que les perspectives à venir. En tant qu’expert du secteur, quelle lecture en faites-vous ?
Dr Mohamed Boiti : Dans sa dernière publication, le ministère de la Transition énergétique présente une série de chiffres et de projections qui, à première vue, semblent témoigner d'une véritable stratégie de transformation du paysage énergétique marocain. Mais une analyse approfondie révèle un paradoxe frappant : un pays qui s'affirme engagé dans la transition énergétique tout en programmant massivement des infrastructures dédiées aux hydrocarbures. En effet, au vu de ces résultats émanant d’une séance de travail entre le ministère de la Transition énergétique et du Développement durable et celui de l’Equipement et de l’Eau, la planification des flux énergétiques révèle qu’en 2024, la consommation nationale de produits pétroliers avait atteint 12,4 millions de tonnes, soit +6% par rapport à 2023. Or, dans son scénario «Net zéro», le ministère anticipe un effondrement de la demande de 41% d’ici 2030, passant de 11,8 millions de tonnes (MT) en 2025 à 6,9 MT d’ici à 2030. En revanche, au même moment, le document annonce des projets d’augmentation des capacités de stockage d’hydrocarbures de 2 millions de m³ supplémentaires au même horizon, dont 51% dédiées au gasoil.
Question : Comment justifier alors l’accroissement des investissements dans des infrastructures fossiles, alors que la demande devrait s'effondrer dans les cinq prochaines années ? Une telle incohérence témoigne soit d’un manque d’ambition dans l’atteinte des propres objectifs du ministère, soit d’une stratégie délibérée de double discours. La présentation ministérielle se distingue surtout par ce qu'elle ne montre pas : aucune mention du pourcentage d'énergies renouvelables intégrées aux nouveaux projets d'infrastructure; absence d'indicateurs sur la réduction des émissions sectorielles prévue grâce à ces développements et pas d'évaluation de l'alignement avec les objectifs de la stratégie nationale de développement durable (SNDD). Cette publication occulte également les émissions indirectes de gaz à effet de serre (GES), qui seront occasionnées par la réalisation de ces grands projets d'infrastructure, dans la mesure où le secteur de la construction représente 23% des émissions nationales de GES.
Ces projets gagneraient à intégrer le plan sectoriel «Ecoconstruction et bâtiment durable» ou le référentiel «Construction durable Maroc» existant depuis 2021. De plus, la feuille de route gazière présentée par le ministère prévoit le développement de terminaux GNL à Nador West Med et au port Atlantique (2025-2027), puis à Dakhla Atlantique (après 2030). Cette stratégie est présentée comme un pilier de la diversification énergétique nationale. Mais là encore, l'angle mort est révélateur : aucune analyse n'est fournie sur la compatibilité entre ces investissements massifs dans le gaz et la trajectoire de décarbonation du pays. Si l’on admet que le gaz naturel est moins polluant que le charbon ou le pétrole, il n’en reste pas moins une énergie fossile émettrice de CO2 et de méthane.
F. N. H. : Le Maroc risquet-il de se retrouver enfermé dans une autre dépendance au gaz au risque de compromettre ainsi sa transition vers un mix réellement décarboné, et ne pas honorer ses engagements pris dans le Plan national climat 2030 ?
Dr M. B. : Une question qu’il convient pourtant de poser, d’autant que les interconnexions gazières régionales projetées (Mauritanie, Sénégal) pourraient pérenniser sur le long terme des structures de verrouillage. L’analyse comparative entre la loi 67-15 sur les hydrocarbures et le Plan national climat 2030 (PNC) met ainsi en évidence des enjeux divergents et même contradictoires : d’un côté, la loi place au premier plan la sécurité énergétique et la stabilité du marché des hydrocarbures; de l’autre, la politique, c’est-à-dire le PNC, place en première ligne la lutte contre le changement climatique, la transition bas-carbone et l’efficacité énergétique. En outre, la loi ne mentionne nulle part la nécessité de tenir compte des impacts climatiques ni de la conformité avec les engagements internationaux du Maroc, lors de la conception et de la mise en œuvre des grands chantiers structurants du pays. Elle ne prévoit, à aucun moment, des mécanismes légaux ou réglementaires pour encourager la réduction de l’empreinte carbone des activités qu’elle régule. Et, comble de flou, elle ne fait aucune distinction entre les hydrocarbures conventionnels et les hydrocarbures «alternatifs» moins polluants comme les biocarburants. Une révision de la loi 67-15 serait donc judicieuse pour intégrer au moins quelques dispositions climatiques explicites de nature à renforcer la compatibilité avec le PNC 2030. Cette révision permettrait aussi d’attirer des investisseurs internationaux devenus de plus en plus exigeants en matière de politique climat. Ces derniers cherchent des pays transparents, où la réalité carbone est mesurée et améliorée. Le Maroc l'a d'ailleurs expérimenté positivement : après avoir revu sa méthodologie de reporting en 2022, il a attiré 2,1 milliards d'euros d'investissements dans les énergies renouvelables, selon l'Institut de recherche en énergie solaire et énergies nouvelles (IRESEN).
F. N. H. : Quelles pistes de solutions préconisez-vous pour diriger réellement le Royaume vers une transition juste et mesurable ?
Dr M. B. : Pour transformer les ambitions en réalités mesurables, plusieurs leviers restent à activer. Premièrement, l’intégration systématique de critères d'efficacité énergétique et d'émissions carbone dans les appels d'offres publics. Ensuite, élaborer une politique d’incitations fiscales pour les entreprises adoptant des solutions bas-carbone. De plus, il est impératif de se fixer des objectifs contraignants de réduction d'émissions par secteur. Et enfin, de disposer de mécanismes de financement dédiés à la décarbonation des PME. Car dans son état actuel, la transition énergétique marocaine semble souffrir de deux visions antagonistes qui l’animent et la minent: d’une part, celle favorable à la sécurité d’approvisionnement par le biais d’infrastructures d’origine fossile renforcées; et d’autre part, celle souhaitant une décarbonation profonde de l’économie. De ce fait, il apparaît que les données publiées par le ministère semblent moins vouloir s’apparenter à une stratégie cohérente que la juxtaposition de projets épars et sans vision intégrée. Pour que le Maroc parvienne effectivement à mener à bien sa transition énergétique, il ne peut plus faire l’économie d’une plus grande transparence sur les impacts climat des infrastructures programmées, ni d’une plus fine articulation entre les différents cadres réglementaires. Les effets d’entrainement n’en seront que plus fructueux. Car «la transition doit être un bien commun, pas un business». Une maxime que les autorités gagneraient à méditer au moment de planifier l'avenir énergétique du pays.