Avec l’annonce de six projets d’hydrogène vert dans le Sud pour un investissement total de 319 milliards de DH, le Maroc ambitionne de se positionner comme un acteur clé du marché mondial. Mais ces projets sont-ils réellement viables face aux défis technologiques, financiers et réglementaires ? Entretien avec Saïd Guemra, expert, consultant en énergie.
Propos recueillis par Désy. M.
Finances News Hebdo : Le Maroc vient d’annoncer la sélection de cinq investisseurs pour six projets d’hydrogène vert dans le Sud, pour un total de 319 milliards de DH. Ce montant vous semble-t-il réaliste au vu des défis existants ?
Saïd Guemra : L’annonce de ces six projets est une excellente nouvelle, marquant l’entrée du Maroc dans le domaine de la production d’hydrogène vert. Elle va permettre la mise en place de toute l’infrastructure de stockage et d’exportation de cette énergie. Pour savoir si le montant est réaliste, il faudra convertir l’investissement de 31,9 MM$ en capacité de production d’hydrogène. Le grand projet Neom, en Arabie saoudite, dispose d’une puissance de 4 GW pour un investissement de 8,4 MM$, soit un ratio de 2,1 MM$/GW. Ce ratio dépend évidemment de nombreux facteurs : la part de l’éolien, celle du photovoltaïque… mais il reste suffisamment représentatif et crédible pour une décision finale d’investissement. Par conséquent, le montant de 31,9 MM$ correspondrait à une puissance totale de 15 GW, soit une moyenne de 2,35 GW par projet, ou encore près d’un million de tonnes d’ammoniac par projet et par an, soit 6 MT NH3/an pour l’ensemble des six projets. Cela donne une idée de l’ampleur des projets validés par le comité de pilotage de l’offre hydrogène du Maroc. Une puissance moyenne de 2,35 GW par projet montre que nous ne sommes plus dans la logique des grands projets de 8 à 12 GW. Total Energies avait postulé, il y a deux ou trois ans, pour un projet de 10 GW. Ce projet a finalement été ramené à 1 GW lors de sa signature officielle, avec un démarrage à 0,3 GW. Cela ne signifie pas un manque de financement, mais plutôt que le processus de production d’hydrogène vert n’est pas encore totalement maîtrisé et que l’on n’est plus dans l’euphorie du 1 $/kg d’hydrogène. Les projets présentés au Maroc sont donc de tailles plus modestes et peuvent débuter en dessous de la moyenne de 2,35 GW. Les développeurs commenceront par une campagne de mesure des performances du vent et du soleil, d’une durée minimale de 12 à 18 mois, avant d’entamer les dimensionnements du pilote de production d’hydrogène à 0,3-0,4 GW. La décision finale d’investissement ne pourra être prise qu’après les résultats du projet pilote. Dans ce secteur, on ne calcule pas le coût de revient de l’hydrogène – qui dépend de l’intermittence des renouvelables –, on le mesure sur site.
F. N. H. : À votre avis, quel type de financement sera nécessaire pour soutenir ces projets à long terme ? Le Maroc pourrait-il mobiliser ces fonds à travers des partenariats publics-privés, ou faudrat-il recourir à des sources de financement internationales ?
S. G. : Il y a deux aspects distincts : le projet hydrogène pour le Maroc et le projet hydrogène pour l’exportation. Le projet hydrogène destiné au Maroc est encadré par la feuille de route hydrogène de 2021, qui décrit rationnellement les phases de production et d’intégration de cette énergie dans différents secteurs. Nous avons une flexibilité à la fois en termes de délais, de puissance et de production. Ainsi, ce que l’on appelle l’«hydrogène Maroc-Maroc» peut être développé dans le cadre d’un partenariat public-privé pour les grands projets, tout en laissant la possibilité à des productions plus modestes, ce que j’appelle l’«hydrogène de proximité». Celui-ci pourrait faire l’objet d’investissements privés marocains, sur des capacités de 200 à 500 MW renouvelables. Un troisième marché existe, avec des usages plus spécifiques, par exemple pour des sites visant le «tourisme net zéro», ou encore comme vecteur de développement des zones rurales. Selon l’envergure de ces projets, les modes de financement différeront. Le deuxième aspect concerne les projets actuellement présentés. Leur financement n’implique pas directement le Maroc: bien que certaines banques marocaines puissent financer une partie des projets, nous restons dans une période de risque de deux à trois ans. Les développeurs de cette envergure disposent de leurs propres sources de financement, qui sont nombreuses.
F. N. H. : Vous insistiez sur le manque de projets de démonstration au Maroc. Parmi les consortiums sélectionnés, voyezvous des acteurs capables d’apporter cette expertise et d’accélérer la mise en place d’un projet pilote crédible ?
S. G. : J’ai toujours plaidé pour un projet pilote de 30 à 40 MW à Dakhla, conçu comme une vitrine expérimentale en amélioration continue, exploitant les performances exceptionnelles du vent et du soleil dans cette région. Un tel projet aurait un retour sur investissement, puisque l’ammoniac vert produit pourrait être vendu à l’OCP. La collecte de données est la clé de voûte de ces projets : elle permettrait de mesurer les coûts de production de l’hydrogène dans des conditions réelles. On pourrait ainsi économiser 12 à 18 mois sur la campagne de mesure et 12 mois sur le pilote, soit 2,5 années. Or, c’est bien la mesure du coût de production qui peut débloquer une décision finale d’investissement, tout en assurant une maîtrise marocaine du processus. Cela permettrait d’attirer les grands investisseurs mondiaux, grâce à un travail scientifique rigoureux. Un haut responsable féminin de l’administration marocaine disait justement qu’il ne faut pas entrer trop tard sur le marché de l’hydrogène… mais pas trop tôt non plus. À la lumière de ces éléments, nous devons encore attendre avant de lancer notre feuille de route hydrogène. Cependant, les projets pilotes des développeurs seront extrêmement utiles pour les futurs projets «hydrogène Maroc-Maroc» : c’est une véritable opportunité pour opérer les meilleurs choix technologiques.
F. N. H. : Les consortiums impliquent de grandes entreprises internationales. Pensez-vous que le cadre juridique et l’infrastructure actuelle du Maroc sont suffisants pour garantir un développement effectif de ces projets ?
S. G. : À ce jour, nous ne disposons pas encore d’une réglementation permettant à un camion hydrogène de circuler sur nos routes et autoroutes. En revanche, nous avons bien une «offre hydrogène» qui encadre les investissements et accompagne les développeurs. L’État suit d’ailleurs ces projets de près pour s’assurer de leur bon déroulement. Selon moi, la réglementation marocaine devra être construite en harmonie avec la chaîne de valeur de l’hydrogène, qu’il soit destiné au marché local ou à l’export. L’un des atouts de ces premiers investissements est qu’ils permettront au Maroc d’acquérir une précieuse courbe d’apprentissage, essentielle pour bâtir un cadre réglementaire pertinent. Nous aurons une diversité de cas à gérer : exportation d’ammoniac et de carburants verts, hydrogène liquide, approvisionnement des navires, usages industriels sur site, marché marocain… Il s’agit d’un sujet de réglementation complexe, qui devra aussi tenir compte des cadres législatifs en vigueur dans d’autres pays. Nous n’avons donc pas intérêt à élaborer une réglementation hâtive. Quant aux infrastructures, elles seront construites en fonction de la localisation des projets et des ports d’exportation. Finalement, ces premiers projets vont ouvrir la voie à une réflexion approfondie sur tous ces aspects.
F. N. H. : Selon vous, quel serait le signal le plus fort prouvant que ces annonces se traduisent en projets concrets et crédibles dans les années à venir ?
S. G. : Le signal fort, c’est que ces projets sont modestes, réalistes et qu’ils prennent un risque mesuré. Les giga-projets de 10 à 15 GW que nous espérons voir émerger au Maroc dans cinq ou six ans équivaudront à ces six projets réunis. Les investisseurs vont chercher à comprendre et à améliorer le processus de production d’hydrogène, ce qui est une chance pour le Maroc. Par ailleurs, nous n’avons pas encore évoqué l’intégration industrielle des équipements renouvelables : elle pourrait permettre au Maroc de réduire le coût des génératrices éoliennes, des électrolyseurs et des batteries, qui constituent la part la plus importante du prix de revient de l’hydrogène. Il n’est donc pas exclu que nous atteignions le coût théorique de 1 $/kg bien avant 2050.