Après avoir signé en septembre 2024 un accord pour la création d’un marché carbone régional, CFCA et la CDG ont annoncé le lancement du «Green Assets Cluster». Une plateforme qui entend structurer l’économie carbone en Afrique, et qui serait capable de générer plus de 200 milliards de $ de PIB annuel d’ici 2030. Comment ? Décryptage avec Mohamed Boiti, expert en énergie et décarbonation.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Quel rôle déterminant peut jouer le «Green Assets Cluster» dans la mise en place du marché carbone volontaire ? Et comment ce marché peutil contribuer au financement de la transition énergétique du Maroc, en particulier, et du continent, en général ?
Mohamed Boiti : Le lancement du Green Assets Cluster (GAC) par Casablanca Finance City Authority et la Caisse de dépôt et de gestion est une initiative supplémentaire prise par le Maroc pour concrétiser ses engagements pris dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat, notamment son article 6. Il marque une étape décisive dans la structuration d’un écosystème africain du carbone. D’ailleurs, grâce à la création d’une structure de gouvernance, de certification et de traçabilité des crédits carbone, le GAC peut être considéré comme une initiative stratégique visant à promouvoir la maturation du marché carbone volontaire (MCV) au Maroc et en Afrique. De par sa nature même, le GAC agira comme un écosystème intégrateur rassemblant des porteurs de projets verts, des laboratoires de recherche, des établissements de formation, des institutions financières, etc., aux côtés d’acteurs publics, tous étroitement associés et fédérant leurs ressources.
Toutefois, cette initiative ne se limite pas seulement à la création d’un cadre technique; elle incarne une vision systémique de la transition écologique, où les enjeux politiques, économiques, financiers, sociaux et environnementaux convergent pour réduire les asymétries d’information et mutualiser des projets dispersés le long de la chaîne de valeur et offrir un cadre de gouvernance crédible, primordial pour rassurer les investisseurs étrangers et les acheteurs de crédits. Une fois finalisé, le MCV pourra palier l’insuffisance du financement public de la transition énergétique et de la décarbonation grâce à la mobilisation de capitaux privés sensibles aux critères ESG et à l’élargissement de l’accès aux marchés internationaux, notamment en adossant les crédits carbone à des obligations vertes. Ce qui fera du MCV un outil puissant à la disposition des pays africains pour honorer leurs engagements climatiques sans aggraver la pression fiscale. Quant aux entrepreneurs verts, la vente des «crédits carbone» ainsi créés leur permettra de générer des revenus supplémentaires et d’accroître la rentabilité de leurs projets de 2 à 4 points (selon la Banque mondiale).
F. N. H. : Quels segments de croissance l’économie du carbone peut-elle générer en alignement avec l’agenda climatique et le potentiel africain ?
M. B. : Vous avez raison de poser la question en ces termes. En effet, toute stratégie de développement en Afrique doit mettre en valeur son potentiel afin de partir d’un socle solide, garant d’une croissance soutenue et durable. Effectivement, le Maroc, à l’instar des autres pays africains, dispose d’un potentiel énorme en matière de transition énergétique et décarbonation. Cependant, ce potentiel est gaspillé. Pour illustrer cet énorme gâchis, on peut prendre 2 exemples très laconiques : en ce qui concerne l’énergie solaire, l’Afrique reçoit jusqu’à 3.000 heures d’ensoleillement par an, soit plus de 6.000 GW potentiels; cependant, les capacités installées ne dépassent pas 1.200 GW. En hydroélectricité, le bassin du Congo pourrait générer 40.000 MW, soit plus que toute l’hydroélectricité actuelle en Europe !
En gros, on peut facilement avancer que 40% des ressources solaires et éoliennes se trouvent en Afrique, alors que seulement 1% de ces ressources est exploité. Toutefois, cela peut s’expliquer par les défis auxquels fait face le continent : mauvaise gouvernance, insuffisance des infrastructures, quasi-absence de ressources financières, etc. Cependant, ce n’est pas une fatalité. Comme on dit, l’obstacle est le chemin ! Ainsi, en combinant le potentiel africain et l’agenda climatique, on peut dégager des pistes de croissance viables pour le Maroc et les autres pays africains. Tout d’abord, il y a le secteur énergétique qui constitue le segment de croissance le plus prometteur. Les centrales EnR possèdent un grand potentiel pour tous les types d’EnR, et l’apport de l’off-grid est appréciable aussi bien pour les commerces que pour les services financiers et les établissements publics. En outre, ce secteur peut générer des crédits carbone à travers plusieurs mécanismes : les projets d’ENR à grande échelle, les solutions décentralisées d’accès à l’énergie en zone rurale, la substitution progressive des combustibles fossiles, etc. Je voudrais également signaler que chaque mégawatt d'énergie renouvelable installé génère non seulement des crédits carbone, mais aussi des emplois locaux et un accès élargi à l'électricité verte.
Les effets d’entraînements, juste de ces 2 derniers points, sont facilement quantifiables : augmentation de la production décarbonée et baisse des coûts, amélioration du pouvoir d’achat et paix sociale, augmentation des recettes fiscales, augmentation du PIB et croissance, baisse du taux de chômage, baisse des importations. Sans oublier que l’on peut assister à la création de filières industrielles locales spécialisées dans la fabrication de panneaux, de batteries, d’électrolyseurs et à l’essor des exportations d’énergie décarbonée vers l’Europe via câbles sous-marins ou ammoniac vert. Tout bénéf quoi ! Ensuite, ce qui nous vient naturellement à l’esprit, c’est le secteur agricole. En effet, l'agriculture africaine, qui emploie 60% de la population active, peut se transformer en un secteur générateur de crédits carbone à travers l'adoption de pratiques régénératrices qui participeront à la séquestration d’au moins 600 Mt CO2/an : agriculture de conservation, agroforesterie, gestion durable des pâturages, et amélioration de la gestion des sols. Cette approche, en plus d’augmenter les rendements de 20 à 30%, crée une synergie entre sécurité alimentaire et atténuation climatique.
L’essor de cette agriculture bas-carbone sera possible grâce à l’adoption de pratiques agroécologiques et d’irrigation intelligente, ainsi que par la promotion de l’énergie solaire pour le pompage agricole, déjà en expansion au Maroc, Burkina Faso, Sénégal…Encore une fois, que des bénéfices ! On peut également parler du secteur industriel. En effet, l'industrialisation naissante de l'Afrique offre une opportunité unique d'intégrer dès le départ les technologies bas carbone. Les projets d'efficacité énergétique dans l'industrie, les bâtiments et les transports peuvent générer des crédits carbone substantiels tout en améliorant la compétitivité économique. Cette industrie peut bénéficier de l’appui du secteur de l’enseignement supérieur et professionnel pour la formation de compétences techniques et ingénierie locale afin de réduire la dépendance technologique. Il y a également le secteur des déchets et l’économie circulaire.
À ce sujet, et selon la Banque mondiale, seulement 10% des déchets sont recyclés en Afrique. De ce fait, la gestion des déchets urbains, en forte croissance avec l'urbanisation accélérée, présente un potentiel considérable. Les projets de capture de méthane dans les décharges, les installations de biogaz et les systèmes de recyclage peuvent générer des crédits carbone tout en résolvant des problèmes environnementaux urgents. En outre, l’intégration des récupérateurs de déchets dans des chaînes de valeur certifiées participera à l’effort d’éradication de l’économie informelle, en plus des avantages sociaux et fiscaux qui en seront le corollaire. Ces avantages peuvent être renforcés par la création d’industries nouvelles dans la fabrication de combustibles alternatifs (pellets à base de déchets).
Pour soutenir l’émergence et le développement de tous ces secteurs, et d’autres, l’Afrique doit promouvoir une finance innovante et l’inclusion digitale. En effet, la finance climatique reste sousdéveloppée en Afrique. Il faudra développer des plateformes blockchain pour tracer les crédits carbone et permettre aux petits projets d’accéder au marché en créant des micro-crédits carbone. La croissance économique des pays africains bénéficiera également, d’une part, des Fintech vertes, à travers le crowdfunding de projets carbone, l’assurance paramétrique pour les risques climatiques… Et d’autre part, de l’empowerment des femmes en leur ouvrant un accès direct aux revenus carbone via le mobile (exemple : projets de cuiseurs solaires). Un chiffre clé pour clore ce point : l’économie du carbone en Afrique peut générer plus de 200 milliards de $ de PIB annuel d’ici 2030. Le Maroc, avec ses avancées réglementaires, notamment la stratégie bas-carbone 2050, et son réseau diplomatique, a un rôle pivot pour orchestrer cette transition. L'économie du carbone peut ainsi devenir un véritable moteur de transformation structurelle, créant des emplois verts, générant des devises, et positionnant l'Afrique comme un acteur majeur de l'économie climatique mondiale.
F. N. H. : Comment ce marché volontaire du carbone peut-il devenir un outil stratégique de financement climatique, et contribuer pleinement à la réalisation des objectifs fixés par l'Accord de Paris ?
M. B. : Bien sûr, c’est sur ce chantier que travaille le ministère de la Transition énergétique depuis un certain temps déjà, avec ses différents partenaires africains et européens. L’objectif est d’instituer un marché carbone structuré de manière rigoureuse, transparente et alignée sur les principes suivants :
• Alignement stratégique avec les NDC nationales : Pour devenir véritablement stratégique, le marché volontaire doit s'aligner sur les contributions déterminées au niveau national (NDC) des pays. Cette approche permet de garantir que les projets financés par les crédits carbone contribuent directement aux objectifs climatiques nationaux, évitant ainsi la fragmentation des efforts et maximisant l'impact.
• Renforcement de la transparence et de la redevabilité : Pour maximiser sa contribution aux objectifs de Paris, le marché volontaire doit évoluer vers une plus grande transparence et traçabilité. Les technologies digitales, à savoir blockchain, IoT et intelligence artificielle, permettent de créer des systèmes de monitoring et de vérification en temps réel, renforçant la crédibilité des crédits carbone.
• Dimension géopolitique et coopération internationale : Cette dimension géopolitique est stratégique pour l'atteinte des objectifs de Paris. Elle permet de mobiliser l'ensemble de la communauté internationale autour d'objectifs communs tout en respectant les spécificités nationales et les différents niveaux de développement.
De ce fait, le marché volontaire peut devenir un instrument de coopération internationale en créant des partenariats climatiques Sud-Sud et Nord-Sud. En plus, comme nous l’avons dit auparavant, il faudra renforcer l’intégrité environnementale, orienter les financements vers les secteurs prioritaires, mobiliser le secteur privé et les institutions financières, améliorer la gouvernance et la transparence, et surtout s’inscrire dans une logique de transition juste. Ceci pour assurer une répartition équitable des revenus pour les communautés hôtes et éviter les distorsions sociales à travers la priorisation des projets créateurs d’emplois locaux et respectueux des droits des populations autochtones.
Le marché volontaire du carbone pourra ainsi contribuer significativement à ces objectifs en créant un mécanisme de financement innovant qui mobilise le secteur privé. Ce qui permettra de transformer les engagements climatiques volontaires des entreprises en flux financiers concrets vers les pays en développement, créant de fait un canal de financement complémentaire aux sources publiques traditionnelles.
F. N. H. : Quels sont les dispositions que le Maroc doit prendre pour s’assurer de l’intégration, la crédibilité et l’équitabilité de ce marché carbone ?
M. B. : Ce qu’il faut retenir dès le départ, c’est que ce sera un chantier en permanente révision, appelé à s’adapter en continu aux évolutions des contextes national, africain et européen. En plus, le Maroc doit être proactif dans la mise en place d’un encadrement rigoureux, une gouvernance inclusive et une infrastructure technique fiable. Le gouvernement marocain a déjà voté des lois spécifiques. Cependant, celles-ci restent pour la plupart inopérantes dans l’attente de leurs décrets d’application.
Parallèlement, il serait judicieux de créer une autorité de régulation dédiée au marché carbone, assurant la transparence, la lutte contre la fraude et la protection des intérêts des porteurs de projets. Ce qui permettra de renforcer le rôle de l’IMANOR en matière de transition énergétique et décarbonation. Ce dernier pourra également élaborer des protocoles de mesure, reporting et vérification (MRV) adaptés aux spécificités marocaines, mais qui intègrent des standards internationaux pour assurer la reconnaissance des crédits sur les marchés mondiaux. En ce qui concerne le ministère de la Transition énergétique, son intervention pourrait couvrir plusieurs domaines en relation avec l’inclusion territoriale et l’équité sociale. Son premier rôle sera celui de coordinateur principal en élaborant une loi-cadre spécifique au marché carbone volontaire.
Cette législation doit définir les standards nationaux, les procédures de certification des projets, et les mécanismes de contrôle qualité. Elle doit également assurer la cohérence avec la stratégie bas carbone 2050 et les NDC du Maroc. De son côté, l’Agence marocaine pour l'efficacité énergétique (AMEE) pourra faciliter l'accès des PME et des coopératives aux marchés carbone en développant des programmes d'accompagnement technique et financier. Pour ce faire, elle doit créer des mécanismes d'agrégation pour permettre aux petits projets de générer des volumes significatifs de crédits.
En ce qui concerne Casablanca Finance City Authority (CFCA), cette institution pourra devenir la place de référence pour l'économie du carbone en Afrique. À cette fin, CFCA doit développer l'infrastructure de marché nécessaire : plateforme de trading, systèmes de compensation et de règlement, et mécanismes de garantie. Elle doit également créer un régime fiscal incitatif pour attirer les acteurs internationaux. Dans ce sens, Maroc Numeric Cluster pourrait aussi participer à cet effort en se chargeant de la mise en place d’une plateforme digitale nationale pour l’enregistrement, le suivi et l’échange des crédits carbone.
D’autres acteurs financiers et industriels peuvent également collaborer à la réussite de ce projet national. D’abord, Bank Al-Maghrib pourra intégrer les risques climatiques dans la supervision bancaire, encourager le financement des projets carbone par des ratios prudentiels favorables, et développer des instruments de politique monétaire verte. L’Autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC) devra adapter sa régulation financière pour intégrer les instruments carbone.
Dans ce sens, l'AMMC a déjà signé un accord de coopération avec l'IFC pour améliorer les pratiques des entreprises en matière de reporting environnemental, social et de gouvernance (ESG). Je peux citer également la CDG, les banques et les fonds d’investissement qui peuvent mutualiser leurs ressources pour structurer des produits financiers adossés aux crédits carbone, créer un fonds d’amorçage pour accompagner les projets à fort potentiel mais à faible capacité initiale, sensibiliser les entreprises industrielles à la valorisation de leurs efforts de décarbonation et à la monétisation de leurs réductions d’émissions. Sans limiter les acteurs clés dans la création de ce marché à ceux que je viens de citer, tous les autres, le Fonds Mohammed VI pour l'investissement, la Fondation Mohammed VI pour la protection de l'environnement, le Conseil économique, social et environnemental (CESE), l’Observatoire marocain de l’énergie, … peuvent également apporter leur pierre à l’édifice et l’effet de synergie fera le reste.