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Ahmed Rahhou : «Le monde bancaire devient beaucoup plus compliqué»

Ahmed Rahhou : «Le monde bancaire devient beaucoup plus compliqué»

Photo © FNH.ma, Sohaib Zefri


 

Changements réglementaires, resserrement des marges, concurrence, délais de paiement, évolutions technologiques… : dans cet entretien exclusif, Ahmed Rahhou fait une analyse des mutations de l’environnement bancaire.

Il porte aussi un regard critique sur l’évolution du taux de croissance économique.

 

Propos recueillis par David William

 

Finances News Hebdo : Comment appréciez-vous les évolutions au niveau du système bancaire en 2018 et comment CIH Bank s’y est-elle adaptée ?

Ahmed Rahhou : Il y a eu en effet d’importants changements réglementaires. Mais, depuis 2017 déjà, nous avions anticipé l’arrivée de réglementations lourdes, qui changent la donne sur le système bancaire de manière générale.

Il y a eu l’arrivée des banques participatives, le paiement mobile, avec l’interopérabilité qui a démarré fin 2018, les nouvelles normes en matière de suivi du risque, dont on verra les impacts avec la publication des résultats…

Nous avons également des évolutions du cadre juridique qui définit les normes bancaires en termes de solvabilité, de provisionnement et de comptes consolidés.

Globalement, l’environnement du système bancaire est en train de changer. Nous sommes actuellement dans un domaine quasi complètement ouvert à la concurrence, avec notamment l’arrivée des établissements de paiement autorisés en 2018. Ils peuvent ouvrir des comptes, avoir des dépôts et émettre des moyens de paiement universels. Ces services financiers ne sont donc plus du seul ressort des banques. Et de gros mastodontes, particulièrement les opérateurs téléphoniques, qui ont tous obtenu une licence, vont investir ce marché; et ils vont probablement démarrer leurs activités courant 2019.

Pour résumer, le secteur bancaire change : plus de restrictions en matière de risques, davantage de contraintes en termes de fonds propres, une compétition plus exacerbée et, surtout, un monde plus ouvert. Et ce, d’autant qu’en ce qui concerne les plateformes de paiement, nous constatons aujourd’hui dans le monde que ce ne sont pas juste les banques et établissements de paiement qui sont en scène, mais il y a aussi les plateformes issues des leaders en matière technologique comme Apple, Microsoft ou encore Google.

C’est le cas aussi des grands réseaux de distribution, notamment Amazon, Ali Baba…En Chine, la première plateforme de paiement actuellement n’est pas bancaire, mais vient plutôt du monde de la technologie.

 

F.N.H. : Comment, justement, faire face à ces évolutions réglementaires ?

A. R. : Toutes ces règles nous amènent, en tenant compte aussi des contraintes induites par la FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act, ndlr), à être beaucoup plus vigilants en termes d’ouvertures de comptes, de transferts… En gros, le monde bancaire devient beaucoup plus compliqué.

 

F.N.H. : Serait-il juste de lier ces contraintes réglementaires auxquelles le secteur fait face au manque de vigueur du crédit bancaire ?

A. R. : Lier la santé économique du pays à l’évolution du crédit, c’est juste. Toutes les ouvertures dont j’ai déjà parlé doivent encourager les acteurs à entrer dans le jeu non seulement du paiement, des dépôts, mais aussi du financement.

Il faut juste rappeler que le crédit n’est pas le seul levier pour accéder à des sources de financement pour l’économie, même s’il reste un facteur important au Maroc. Je reste sur ma conviction que le facteur premier qui permet de stimuler ou non l’investissement n’est pas le crédit ou le coût du crédit, même si on ne peut le négliger.

Je pense qu’il faut plutôt se pencher sur l’environnement global de l’investissement, qui dépend par ailleurs de beaucoup de choses (autorisations, fiscalité, accès au foncier, compétitivité de la main-d’œuvre, formation, pouvoir d’achat des citoyens…).

Les contraintes réglementaires ne sont donc pas le facteur dominant pour expliquer la situation relative à l’évolution des crédits bancaires et au niveau de l’investissement, mais elles peuvent être un facteur limitant à un moment donné, surtout quand un secteur rencontre des difficultés.

 

F.N.H. : Dès lors, quels sont les leviers dont vous disposez dans un contexte de resserrement des marges ?

A. R. : Au niveau global, les banques continueront toujours à faire de l’intermédiation, laquelle continuera à être une activité majeure, parce que c’est la source de financement de l’économie la plus rapide, la plus facile et la plus accessible. Et ce, d’autant plus que les PME et particuliers n’ont pas accès à des marchés beaucoup plus structurés. Le crédit restera donc un moteur principal pour la génération du PNB bancaire.

La banque a, parallèlement, toute une batterie de conseils et de prestations à donner. A titre d’exemple, la bancassurance : il faut insister sur le fait que durant les 20 dernières années, elle a permis au pays de s’équiper en assurances de façon soutenue, grâce principalement au réseau bancaire, même s’il y a à côté les réseaux d’agents et de courtiers.

Sous d'autres cieux, les mondes de la banque et de l’assurance ont d’ailleurs presque totalement fusionné. Cela arrivera peut-être au Maroc, mais il y a une convergence qui existe déjà et qui va s’accentuer davantage. Et ce, pour des raisons liées à la connaissance fine de la clientèle. L’assurance, c’est par essence de la mutualisation des risques, et une bonne connaissance des risques permet de mieux couvrir et de mieux facturer. Encore davantage si nous avons justement une bonne appréciation de l’anticipation du risque, ce que permettent les outils digitaux modernes. Les banques peuvent donc apporter un savoir à ce niveau et faire en sorte que cette activité puisse se développer beaucoup plus.

En outre, la gestion de patrimoine, de fortune, d’épargne, de projets…, ce sont autant de domaines où la banque restera encore présente pour longtemps. C’est aussi le cas pour le conseil et l’accompagnement.

Je n’ai pas de souci particulier à dire que les banques auront toujours leur utilité, avec des domaines où elles peuvent gagner leur vie de façon tout à fait naturelle; c’est-à-dire qu’elles fournissent des services de qualité et à valeur ajoutée en contrepartie de ce qu’elles reçoivent comme rémunération.

 

F.N.H. : Qu’en est-il de CIH Bank alors ?

A. R. : Nous sommes convaincus aujourd’hui que, pour les opérations banalisées, le client récupérera sa «liberté», parce qu’il pourra tout faire de lui-même sur son portable, son ordinateur… Il n’aura donc pas besoin de la banque. Et il y a des évolutions réglementaires qui devraient permettre d’aller beaucoup plus loin que ce que l’on fait aujourd’hui, notamment sur l’instantanéité, le traitement des effets ou encore des chèques. Nous sommes en retard dans ce domaine par rapport à d’autres pays.

Je crois, en outre, que nous ne pouvons plus rester figés sur des modalités de taxation, de facturation et de commissionnement telles qu’elles étaient par le passé. Les commissions que nous percevons habituellement doivent changer : si nous ne le faisons pas de nous-mêmes, elles vont changer par la force des choses. Parce que les concurrents vont venir avec leurs offres.

Nous essayons d’anticiper cette réalité au sein de CIH Bank en nous mettant en phase avec les tendances mondiales (accès aux comptes plus faciles, beaucoup moins coûteux..), ce qui nous permet de développer de nouvelles offres qui nous semblent correspondre à ce que sera la banque de l’avenir.

 

F.N.H. : En face des crédits, la croissance des dépôts devient moins importante. Cela ne vous inquiète-t-il pas ?

A. R. : C’est vrai que la tendance à la hausse est moins forte et l’encours des dépôts clientèle au Maroc est en progression de 2 à 3% globalement. Mais quand une économie ralentit, cela se reflète forcément sur les indicateurs.

Je pense que notre rythme de développement économique n’est pas suffisant, avec une croissance inférieure ou égale à 3% de façon régulière. Il nous faut une croissance de 6 à 8% sur une longue durée.

Les taux de croissance actuels doivent interpeller tout le monde. C’est pourquoi Sa Majesté nous a tous appelés à réfléchir sur un modèle de développement plus efficient et plus inclusif.

 

F.N.H. : Ce ralentissement de la croissance des dépôts ne vous pousse-t-il pas à revoir la structure de vos ressources ?

A. R. : Nous ne réfléchissons pas en termes de dépôts rémunérés ou non rémunérés. Nous réagissons en fonction de ce que veut notre clientèle et mettons en place des dispositifs pour accueillir chaque profil de client afin de répondre à tous les besoins exprimés. Si un client demande à être rémunéré, nous adhérons à sa demande, en sachant que si nous refusons, il sera accueilli dans une banque concurrente.

 

F.N.H. : Vous avez bouclé votre chantier digital. C’est quoi la prochaine étape pour CIH Bank ?

A. R. : Il y a le paiement mobile que nous avons lancé et qui tourne. Nous avons d’ailleurs versé dans le switch notre base de clients disponible. Il s’agit de quelques dizaines de milliers de clients qui peuvent opérer avec les autres systèmes, puisque techniquement l’interopérabilité est prête.

Pour nous, cette année sera clairement la couverture au niveau fonctionnel. C’est-à-dire être capable de transférer de l’argent avec son mobile (ce qui est déjà permis), transférer de l’argent en dehors de notre plateforme (interopérabilité), mais aussi de payer avec son portable; et c’est ce que nous préparons pour les prochaines semaines.

Il y a aussi le fait de pouvoir payer à l’étranger, chez n’importe quel commerçant, grâce à son We-Pay, sans utiliser sa carte. C’est un challenge que nous nous fixons cette année.

Par ailleurs, nous travaillons sur des opérations qui, pour l’instant, relèvent du manuel, pour apporter des alternatives à nos clients. C’est le cas notamment du traitement des chèques. L’objectif est de leur permettre de traiter à distance certaines opérations. Nous espérons compléter cette année toutes ces offres afin que le terme «banque dans la poche» soit réel et complet.

En outre, nous avons lancé avec un confrère, fin 2018, le virement instantané, que CIH Bank a déjà lancé il y a 5 ans. Actuellement, toutes les opérations internes à la banque se déroulent instantanément, au débit et au crédit. C’est pourquoi nous avons supprimé les dates de valeur, les opérations hors place…Nous essayons de faire de notre initiative une démarche de place et nous constatons avec plaisir d’ailleurs que le virement instantané tend à devenir un projet de place. Nous espérons qu’il sera effectif cette année.

Nous comptons aussi le faire à l’international avec les opérateurs qui le souhaitent. Il y a des banques qui avancent là-dessus. L’objectif est de rendre faciles, accessibles, transparentes et instantanées toutes les opérations bancaires et, évidemment, le moins cher possible. Il est vrai que quand il s’agit de traverser les frontières, il y a des frais et des contraintes (lutte contre le blanchiment, les détournements), ce qui suppose un minimum de contrôle. Mais rien n’interdit de penser que l’instantanéité devienne la règle, et nous espérons être un acteur majeur dans ce créneau au Maroc et vis-à-vis de l’étranger.

 

F.N.H. : Mais tout cela coûte en termes de PNB…

A. R. : Effectivement, ça coûte en termes de PNB. C’est pourquoi je dis que nous sommes passés d’un monde à un autre. Vous savez, les opérations internationales sont lourdes, avec des temps d’attente qui peuvent aller de 24h à une semaine pour savoir si un virement est passé ou non.

Je pense que la technologie permet de faire autrement aujourd’hui, surtout que ces opérations sont horriblement coûteuses. Je pense qu’elles sont sur leur fin de vie et reste donc convaincu qu’il faut changer les choses. A nous maintenant de trouver les moyens de démultiplier les opérations pour qu’on continue à gagner notre vie. Il faudra jouer sur l’effet volume pour compenser la baisse du coût des opérations.

 

F.N.H. : Comment voyez-vous les perspectives pour le secteur bancaire en 2019 ?

A. R. : Nous ne sommes pas indépendants de l’économie dans son évolution générale. Le taux de croissance est estimé en moyenne à 3%, ce qui n’est pas élevé; la campagne agricole a plutôt bien démarré et augure d’une année agricole correcte; et le secteur non agricole est encore sur un rythme d’évolution qui n’est pas suffisamment important.

Je crois, globalement, qu’il faut travailler sur l’environnement des affaires pour le rendre attractif, au-delà du coût du crédit et de l’argent. Cela part de l’accueil de l’investisseur à l’accès au foncier, en passant par la nécessité de régler le problème de la formation, d’autant que le Maroc souffre dans certains secteurs faute de main-d’œuvre qualifiée.

En tout cas, le secteur bancaire est mobilisé pour apporter les financements nécessaires. Je pense qu’un mécanisme tel que le fonds de soutien, qui a fonctionné en 2016, 2017 et 2018, doit être remis en marche puisqu’il est en fin de vie. C’est un instrument qui permet d’aider les entreprises en difficulté, surtout dans un contexte où le challenge le plus important reste la problématique des délais de paiement. Ils coûtent cher à l’économie marocaine. C’est un vrai sujet que Sa Majesté a évoqué dans l’un de ses discours. Cela doit être un sujet prioritaire pour 2019.

 

F.N.H. : Dans ce cadre, qu’est-ce qu’il faut faire concrètement pour les délais de paiement et est-ce que réellement la situation actuelle peut changer ?

A. R. : Ça peut changer ! Je crois que ceux qui ne paient pas leurs clients ne sont pas sanctionnés. Malheureusement, il faut commencer à en parler. Par exemple, il n’y a pas de raison que les gens lésés ne puissent pas accéder à des procédures en référé au niveau des tribunaux afin qu’ils puissent obtenir des jugements sur des factures impayées beaucoup plus rapidement qu’actuellement.

On peut aussi imaginer un mécanisme qui permet aux PME d’avoir recours à des procédures judiciaires accélérées pour avoir gain de cause sur des paiements. Ou encore une procédure de recouvrement ferme auprès de ceux qui sont responsables de la difficulté que traversent les entreprises à cause des impayés.

On peut aussi imaginer des sanctions fiscales. Ainsi, les factures impayées au bout d’un délai raisonnable pourraient perdre leur caractère de déductibilité de la base imposable. Cela pourrait représenter une sanction efficace contre les mauvais payeurs. Par ailleurs, dans certains pays, les noms des entreprises ayant de mauvaises pratiques en matière de paiement sont affichés sur une liste publique, et font même parfois l’objet de sanctions pécuniaires.

Actuellement, on demande souvent des efforts aux créanciers, sans s’intéresser à ceux qui ne payent pas. Et cela pose problème aux banques et à l’ensemble des créanciers. Aujourd’hui, nous avons des soucis avec des clients qui ne payent pas la banque, mais au lieu de se tourner vers ceux qui les ont mis en difficulté, c’est à la banque que l’on demande un effort. Je pense que ce sont des mentalités qui doivent changer ! ◆

 

 

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