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Crédit bancaire : «L’enjeu est de trouver un équilibre entre l’expansion du crédit et la soutenabilité de la dette privée»

Crédit bancaire : «L’enjeu est de trouver un équilibre entre l’expansion du crédit et la soutenabilité de la dette privée»

L'encours du crédit bancaire poursuit sa progression annuelle depuis janvier 2025, avec un effet sur l’économie réelle. Toutefois, ce phénomène doit évoluer au rythme du potentiel économique du Royaume. En deçà, le rationnement freine la croissance. Au-delà, l’excès alimente la surchauffe et accroît les vulnérabilités. Comment assurer l’équilibre ? Entretien avec Ahmed Kchikeche, professeur d’économie monétaire.

 

Propos recueillis par Désy M.

Finances News Hebdo: L'encours du crédit bancaire est en hausse depuis janvier 2025. Quels sont, selon vous, les principaux moteurs de cette progression continue ?

Ahmed Kchikeche : Comme l’a souligné Mark Twain, il existe les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques. Les données récentes montrent qu’en 2025, le crédit bancaire au secteur privé marocain connaît une reprise modérée après deux années de croissance faible. En juillet 2025, l’encours du crédit bancaire réel, corrigé de l’inflation, a progressé de 4,41% sur un an par rapport à juillet 2024, soit une hausse nominale proche de 4,9%. Cette amélioration, amorcée en mars 2025, rompt avec la stagnation observée les années précédentes. Cependant, cette évolution reste fragile et pourrait s’apparenter à un simple sursaut ponctuel sans véritable relance durable. Au cours des années 2022 et 2023, la croissance réelle du crédit bancaire a été globalement négative, ce qui traduit une contraction en volume une fois l’effet de l’inflation pris en compte. En 2024, la progression du crédit au secteur privé est demeurée faible et souvent inférieure à la hausse des prix. Le rythme annuel a varié entre une baisse de 1,86% en janvier et une hausse de 1,77% en novembre en termes réels. Ce n’est qu’à partir du printemps 2025 que le taux de croissance a dépassé durablement les 3%, traduisant une amélioration récente.

Sur l’ensemble de l’année 2024, le crédit au secteur privé a augmenté de 2,34% en nominal, ce qui correspond à une quasi-stagnation réelle. Les crédits aux sociétés non financières privées ont reculé légèrement de 0,11% en volume, tandis que ceux accordés aux ménages ont progressé de 3,75%. Fin 2023, la croissance nominale du crédit n’était que de 1,01%, soit une baisse réelle de 3,19% pour les sociétés non financières privées et de 1,27% pour les ménages. Ces chiffres confirment que le crédit au secteur privé a évolué très lentement et qu’il n’a pas suffi à soutenir la croissance économique. L’analyse de la structure des crédits montre également une réorientation progressive du financement bancaire. La part du crédit accordé au secteur privé dans le total des crédits bancaires est passée de 77,4% en décembre 2022 à 72,8% en décembre 2024. Cela signifie que les banques consacrent une proportion plus faible de leurs ressources au financement des agents privés. Le ratio crédit sur PIB, indicateur de l’intensité du crédit, a suivi la même tendance. Il est passé de 79,4% en 2022 à 72,9% en 2024, ce qui représente son niveau le plus bas depuis 2018. Dans l’ensemble, la reprise du crédit bancaire observée en 2025 reste récente et limitée. Le rebond de 4 à 5% rompt avec la stagnation antérieure, mais sa durabilité demeure incertaine. En outre, cette amélioration masque des différences notables selon les catégories d’emprunteurs. Les crédits aux ménages progressent à un rythme plus soutenu, tandis que ceux destinés aux entreprises privées demeurent faibles. Ce constat suggère que la reprise actuelle du crédit reste fragile et qu’elle ne traduit pas encore une véritable dynamique de financement capable de relancer durablement l’économie marocaine.

 

F. N. H. : La hausse du crédit aux ménages (3%), conjuguée à une augmentation plus modérée pour les entreprises privées (1%), traduit-elle un déséquilibre dans la dynamique du financement de l’économie ? Que révèle-t-elle de la confiance ou des fragilités des acteurs économiques ?

A. K. : Plusieurs facteurs structurels et conjoncturels expliquent la croissance faible du crédit bancaire au secteur privé marocain au cours de la dernière décennie, en particulier entre 2022 et 2024. Ces facteurs proviennent à la fois de la demande de crédit, c’està-dire des entreprises et des ménages, et de l’offre, c’est-àdire des banques. La politique monétaire accommodante de Bank Al-Maghrib a également joué un rôle important dans cette évolution. Du côté de la demande, la faiblesse de la demande solvable de crédit a constitué un frein majeur. Les entreprises et les ménages ont vu leur capacité d’endettement et de remboursement se détériorer en raison de plusieurs facteurs défavorables. Le niveau d’endettement global reste élevé, traduisant un effet de levier important. Dans certains segments, la demande semble saturée. Le marché du logement, par exemple, a atteint un stade de maturité qui limite le volume des nouveaux emprunts immobiliers. De plus, le ralentissement économique persistant depuis la crise de 2008 a affaibli les perspectives de revenus futurs, ce qui réduit l’incitation à investir ou à consommer à crédit. Ces éléments ont détérioré la qualité de la demande : de moins en moins d’agents remplissent les critères exigés pour obtenir un financement bancaire. Le besoin de financement reste présent, mais une grande partie des entreprises, surtout les petites et moyennes, sont déjà lourdement endettées et font face à des anticipations économiques défavorables. Ces contraintes les poussent à limiter leurs nouvelles demandes de crédit d’investissement ou de trésorerie. Du côté de l’offre, les banques marocaines ont adopté une attitude de prudence accrue.

Cette position s’est traduite par un rationnement du crédit, particulièrement à l’encontre des emprunteurs jugés risqués. Plusieurs éléments expliquent cette prudence. Les marges d’intérêt nettes se sont progressivement réduites, ce qui a affaibli la rentabilité du métier de prêteur. Ce recul des marges s’explique notamment par le maintien d’un environnement de taux d’intérêt bas, conséquence de la politique monétaire accommodante. Dans un tel contexte, la rentabilité du crédit bancaire diminue et la politique monétaire perd de son efficacité. En raison de marges plus étroites et d’un risque perçu plus élevé, les banques ont préféré limiter leur exposition en restreignant les prêts aux emprunteurs fragiles. Leur priorité est devenue la préservation de la qualité du portefeuille plutôt que l’expansion du volume de crédit. Par ailleurs, la détérioration de la situation financière d’un grand nombre d’entreprises et de ménages a conduit les banques à durcir davantage leurs conditions d’octroi. Ce mouvement s’est traduit par une «fuite vers la qualité» des emprunteurs. Les banques ont réorienté leurs financements vers les clients les plus sûrs et réduit leur offre globale. Les grandes entreprises bien établies et les ménages disposant de garanties solides, notamment immobilières, ont continué d’accéder au crédit dans des conditions favorables. En revanche, les petites et moyennes entreprises ont rencontré des difficultés croissantes pour se financer. Dans le même temps, la demande de crédit a progressé chez les grandes entreprises, tandis qu’elle est restée faible chez les très petites et moyennes entreprises. Cette concentration du crédit sur les emprunteurs de premier rang a marginalisé une partie du tissu productif national. Enfin, ce comportement de prudence s’est accompagné d’une réorientation stratégique des grandes banques marocaines. À partir des années 2010, plusieurs établissements ont ralenti leur expansion de crédit sur le marché domestique et ont cherché de nouveaux débouchés, notamment à travers les financements accordés à leurs filiales en Afrique subsaharienne ou les placements dans les titres d’État. Cette évolution illustre un glissement progressif du rôle traditionnel du crédit bancaire dans le financement de l’économie nationale.

 

F. N. H. : Dans quelle mesure cette expansion du crédit alimente-t-elle la croissance réelle, et à partir de quel point pourrait-elle devenir un facteur de tension sur les prix ou de vulnérabilité financière ?

A. K. : De manière générale, un secteur bancaire dynamique soutient l’activité réelle. L’augmentation du crédit au secteur privé exerce un effet positif sur la croissance du PIB non agricole. Le crédit alimente l’investissement des entreprises, finance la trésorerie des petites et moyennes entreprises et soutient la consommation des ménages. Ces mécanismes stimulent la demande intérieure et favorisent la croissance. L’expansion modérée du crédit observée en 2025 peut donc contribuer, dans une certaine mesure, à la reprise économique. Cette évolution est d’autant plus significative qu’elle intervient après une période de stagnation. Elle permet de répondre aux besoins de liquidités et d’investissement différés durant les années précédentes, marquées par la crise sanitaire et ses effets persistants sur l’économie. Cependant, cette contribution à la croissance présente des limites. Une expansion trop rapide du crédit peut créer des déséquilibres macroéconomiques et financiers. Lorsque le crédit bancaire croît plus vite que la production réelle sur une période prolongée, la demande globale augmente plus vite que la capacité d’offre, ce qui génère des tensions inflationnistes. Ce phénomène conduit à une surchauffe de l’économie, alimentée par le financement bancaire. Par ailleurs, un excès de crédit peut provoquer un surendettement des ménages et des entreprises. Lorsque les conditions de financement deviennent trop favorables, certains emprunteurs peuvent s’endetter au-delà de leurs capacités de remboursement.

Ce processus crée d’abord un effet de croissance artificiel, mais il se transforme ensuite en facteur de fragilité. Les défauts de paiement augmentent, la rentabilité des banques se dégrade et le risque systémique s’accroît. Plusieurs études internationales confirment qu’un niveau de crédit privé trop élevé par rapport au PIB constitue souvent un indicateur précurseur de crise bancaire. Dans le cas du Maroc, la situation demeure globalement sous contrôle. Le ratio crédit bancaire sur PIB avoisine 73%, un niveau stable au cours des dernières années, ce qui traduit une évolution prudente du financement bancaire par rapport à la richesse nationale. L’inflation reste modérée, autour de 1% en moyenne en 2024. Dans ces conditions, la progression du crédit peut encore stimuler l’activité sans générer de pressions inflationnistes notables. Néanmoins, certains indicateurs appellent à la vigilance. La qualité du portefeuille de crédit des banques reste perfectible. Le taux de créances en souffrance atteint 8,4% de l’encours total à la fin de 2024, un niveau élevé malgré sa relative stabilité. L’endettement des ménages présente également des signes de vulnérabilité. Le taux de prêts non remboursés par les ménages s’élève à 10,4% de leur encours, en hausse au cours des dernières années. Cette évolution traduit la difficulté croissante de certaines familles à honorer leurs échéances. Les entreprises privées connaissent des difficultés similaires, avec un taux de créances en souffrance qui témoigne d’une fragilité financière persistante dans le tissu productif. Ces constats montrent qu’une partie de la croissance passée du crédit s’est déjà traduite par une accumulation de créances difficiles. Si la distribution de nouveaux crédits devait s’accélérer sans un renforcement des mécanismes d’évaluation du risque et de suivi de la solvabilité, le système bancaire marocain s’exposerait à une aggravation de ces vulnérabilités.

 

F. N. H. : Face à une dette privée qui augmente, notamment chez les ménages (3%), quels garde-fous ou ajustements structurels faudrait-il envisager ?

A. K. : La progression récente du crédit, portée surtout par l’endettement des ménages, soulève la question des gardefous nécessaires pour éviter un surendettement tout en préservant la dynamique de financement. L’enjeu consiste à trouver un équilibre entre l’expansion du crédit, qui soutient la croissance, et la soutenabilité de la dette privée, qui limite les risques financiers. Le meilleur remède contre un surendettement malsain reste une économie qui croît en phase avec le crédit. Lorsque les revenus des ménages augmentent régulièrement grâce à la croissance et à l’emploi, leur capacité d’emprunt progresse sans fragiliser leur situation. Lorsque les entreprises voient leur chiffre d’affaires s’améliorer, elles peuvent supporter davantage de dette pour investir. Il devient alors essentiel de mener des politiques économiques stimulantes et équilibrées. L’amélioration de la productivité, la promotion des secteurs exportateurs et le soutien aux PME innovantes génèrent une croissance de qualité. Dans ce cadre, le crédit bancaire agit comme catalyseur du développement plutôt que comme fin en soi. La coordination entre politiques budgétaire et monétaire demeure décisive. Le crédit doit évoluer au rythme du potentiel de l’économie.

En deçà, le rationnement freine la croissance. Au-delà, l’excès alimente la surchauffe et accroît les vulnérabilités. Une autre voie consiste à diversifier les sources de financement afin de contenir le risque sans brider l’activité. Le développement du marché des capitaux et du capital investissement offre aux entreprises des alternatives à l’endettement bancaire et réduit la pression sur les bilans bancaires. L’encouragement du microcrédit supervisé et des fintechs de financement permet aussi de canaliser les petits besoins vers des institutions spécialisées. Ces canaux doivent rester régulés pour prévenir des bulles hors du secteur bancaire. Toutefois, ils favorisent un partage du risque plus large. Un système financier plus polyvalent rend l’économie moins dépendante du crédit bancaire traditionnel et donc moins exposée en cas de restriction. 

 

 

 

 

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