Finances News Hebdo : Comment interpréter ce qui se passe actuellement en Arabie saoudite ?
Ali Lahrichi : Le Royaume saoudien est en train de vivre un «séisme politique» de très forte amplitude, qui était certes prévisible depuis quelques temps, mais dont l’intensité n’était pas estimée à sa juste valeur et reste toujours ouverte sur toutes les magnitudes tant sur le plan interne qu’externe.
Aujourd’hui, le prince héritier Mohammed Ben Salmane écrit un nouveau destin du Royaume. Son parcours sur la voie de son père, le roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, et son ascension rapide et fulgurante dans les rangs du pouvoir font de lui l’homme le plus fort et le plus en vue pour changer profondément la destinée de son pays et impacter le sort de toute la région.
En effet, les premiers pas Mohammed ben Salman en politique commencent en 2009 en tant que conseiller spécial de son père, qui était gouverneur de Riyad jusqu'à sa nomination en tant que Prince héritier le 21 juin 2017, par le roi Salman et le Conseil d'allégeance de la famille royale saoudienne à la place de son cousin Mohammed Ben Nayef. Les postes occupés lui ont permis d’avoir une vision globale sur toutes les composantes du système, et conduire en même temps avec son père toutes les réformes d’une main de fer et dans un gant de velours avant d’arriver à ce fameux 4 novembre 2017 où il élimine par le biais de la commission instaurée pour lutter contre la corruption toutes les pièces maîtresses des champs politiques, économiques et militaires qui peuvent l’empêcher d’aller sur la voie du changement radical qu’il a entamé et qu’il entend poursuivre pour créer un nouveau Royaume d’Arabie saoudite à visage moderne comme il l’annonce.
FNH : Par quel biais se ferait ce changement, sachant que le pays jusqu’à récemment est largement tributaire de la manne pétrolière ?
A.L : Sur le plan interne, c’est le plan national «Vision 2030» lancé en janvier 2016, qui devient l’instrument de travail pour opérer les réformes économiques et sociales qui s’inscrivent sur le chemin de la transformation et la diversification de l'économie du pays qui se basait principalement sur les ressources générées par les rentrées pétrolières, aujourd’hui en souffrance à cause de la baisse du prix de l’or noir. Sur le plan de la réforme de l’administration, le Prince héritier va recourir à la méthode de gouvernance anglo-saxonne des KPI («Key Performance Indicators») qui impose aux hauts fonctionnaires d’atteindre les objectifs escomptés. Enfin, c’est l’ouverture du pays aux investisseurs étrangers qu’il veut opérer à travers la privatisation partielle (5%) du capital de la compagnie pétrolière nationale Saudi Aramco, qui va être la première capitalisation boursière mondiale, estimée à 2.000 milliards de dollars. Sur la même lignée, il annonce le 24 octobre 2017 le projet Noem, une zone de développement économique sur la mer rouge, doublée d’une nouvelle ville «mégapole high-tech».
Les réformes concernent également le champ religieux, puisque Mohammed Ben Salman déclare le 24 octobre 2017, lors d'une conférence tenue à Riyad, son désir d’en terminer avec l’Islam rigoureux et conservateur qui étouffe la société pour revenir à un Islam modéré et tolérant. Il déclare explicitement: «Nous n'allons pas passer 30 ans de plus de notre vie à nous accommoder d'idées extrémistes et nous allons les détruire maintenant».
FNH : Qu’est-ce qui justifie le revirement du 4 novembre, qui a pris tout le monde de court ?
A.L: Pour revenir à la commission anticorruption qui a été créée par décret Royal le 4 novembre 2017, et dont le Prince héritier prend les commandes et passe le soir même à l’action, il est utile de rappeler que ladite commission va donner le coup de grâce à l’ensemble de tous ceux qui peuvent s’opposer à la politique instaurée par ce dernier, que ce soit sur le plan politique, économique, médiatique ou militaire. En effet, ce sont 11 princes et des dizaines de ministres anciens ou en exercice qui seront arrêtés le jour même pour des motifs de corruption, de blanchiment d’argent… dont le plus célèbre est le prince milliardaire Al Walid Ibn Talal.
FNH : Quel impact de cette nouvelle politique sur le plan régional et international ?
A.L : Il faut dire que sur le plan régional, la politique de l’Arabie saoudite n’a pas changé et la définition de l’ennemi est toujours la même, c’est l’éternelle rivalité entre le monde sunnite, dont l’Arabie saoudite porte l’étendard et le monde chiite représenté par l’Iran et ses affluents. A côté de cette dualité idéologique qui prend ses marques dans le domaine religieux, une autre bataille, mais cette fois d’ordre économique, se dessinait entre le Qatar et l’Iran, c’était «la bataille énergétique autour du gaz». En ce qui concerne les enjeux internationaux, «un face-à-face entre États-Unis et Russie aux allures de guerre froide» reprenait ses droits en prenant la Syrie comme otage de son nouveau champ de bataille.
Le champ de bataille s’est élargi de la Syrie au Yémen où l’Arabie Saoudite conduit des opérations militaires contre les rebelles houthis qui sont dirigés par Téhéran et servent les ambitions régionales des Iraniens. Il faut prendre en considération que l’Arabie saoudite détient l’armée la mieux équipée dans la région après Israël avec l’achat d’armes d’une valeur qui dépasse les 100 milliards de dollars à l’occasion de la visite de Donald Trump, qui soutient la purge actuelle dans le Royaume.
FNH: Justement, en parlant d’armement, certains observateurs craignent le déclenchement d’un conflit frontal avec l’Iran…
A.L : Le dernier «missile balistique» en provenance du Yémen intercepté au nord-est de la capitale Riyad, risque d’être la mèche qui va allumer la confrontation dans toute la région.
L’Arabie saoudite accuse directement l’Iran d’être derrière les frappes qu’elle essuie au Yémen mais aussi pour son soutien inébranlable au Hizbollah au Liban. Ce sont des éléments de tension qui peuvent alimenter une confrontation avec l’Iran à laquelle les pays sunnites seront priés de prendre part, bien que l’Arabie saoudite a toujours adopté une posture modérée.
Mais si le champ de bataille est élargi aux filières de l’Iran au Liban (comme l’augure la démission de Saad Hariri) en sus du Yémen et de la Syrie, la réaction de la Russie, sans oublier les USA qui ne resteront pas les bras croisés, peut donner le ton à une guerre régionale.
Propos recueillis par I. Bouhrara