L'Algérie, otage de l’ère Bouteflika

L'Algérie, otage de l’ère Bouteflika

Mustapha Sehimi, Politologue. © Finances News Hebdo


 

Les Algériens sont mobilisés contre un 5ème mandat du président sortant.

Le pays plongé dans l’incertitude alors que le scrutin approche.

Pour le politologue Mustapha Sehimi, tout changement éventuel ne se fera ni sans l’armée ni contre l’armée, mais avec la solution qu’imposera l’armée. Explications.

 

Finances News Hebdo : Quelle est, selon-vous, la nature des contestations de la rue algérienne ? S'agit-il seulement de s'opposer à un cinquième mandat d'Abdelaziz Bouteflika ou bien est-ce plus profond ?

Mustapha Sehimi : Pourquoi tout d’abord cette contestation? Comment s’est-elle déclenchée ? La cristallisation s’est faite depuis l’annonce de la déclaration de candidature de Bouteflika à un cinquième mandat. La mèche est venue de là, sans doute, mais une polarisation s’est faite autour du statut présidentiel de Bouteflika, et ce depuis avril 2013 avec son AVC.

Le débat s’était intensifié les douze mois suivants et portait alors sur sa capacité à briguer un quatrième mandat en avril 2014. L’incapacité physique de Bouteflika est patente. Sa maladie est grave et durable. Il est dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions. Son état de santé s’est même détérioré, comme l’atteste la fréquence de ses hospitalisations à Paris, puis à Grenoble, et cette semaine même encore à Genève. Sa candidature est ressentie comme l’humiliation de trop pour le peuple algérien !

Dans le même temps, cet acte est un vecteur de multiples interrogations sur la nature du «système» en place qui a généré une telle situation. La revendication démocratique revient au premier plan de la dynamique sociale et, partant, de la contestation.

Si l’on jette un regard rétrospectif sur le régime algérien depuis l’indépendance, la question démocratique s’est souvent posée avec des spasmes. Le «printemps kabyle» en 1980 en a été par exemple l’expression culturelle. Les évènements d’octobre 1988 à Alger – soldés par des centaines de morts – en  sont une autre.

Et puis, il y a le lot continu de manifestations pour des droits sociaux, économiques... La démocratie, c’est la reconnaissance et la consécration d’une citoyenneté à part entière. Or, celle-ci peut-elle être générée sur un référentiel politique failli, sinistré, qui a conduit l’Algérie vers l’impasse? Ce régime veut perpétuer le statu quo, continuer à gérer et à gouverner et il ne peut pas céder sur des réformes substantielles de nature à remodeler l’articulation institutionnelle d’une autre Algérie. Il n’a pas en lui des ressources propres pouvant initier et conduire ce changement. La rupture qui s’impose est demandée par le peuple : c’est une «deuxième république» qui est d’ailleurs demandée…

Aujourd’hui, c’est une lame de fond qui a commencé localement, le 13 février à Bordj Bou Arreridj (200 km à l’est d’Alger). Elle couvre désormais plusieurs villes et elle s’est étendue dans la capitale.

Plus encore, elle s’est également déployée à l’étranger, en France, en particulier à Marseille et à Paris, et dans d’autres pays européens. Elle y trouve une résonance exceptionnelle compte tenu de l’importance de la communauté algérienne en France (près d’un million de personnes) et de l’impact dans les réseaux sociaux. Cette contestation va durer. Elle est pacifique, mais le régime algérien résistera-t-il à recourir à la répression ?

Le risque est grand, d’ici le 18 avril prochain, de voir une évolution peut-être décisive pour l’Algérie.  

 

F.N.H. : Comment interpréter la réaction du Premier ministre Ahmed Ouyahia qui a implicitement écarté lundi l'hypothèse d'un renoncement de Abdelaziz Bouteflika en affirmant que les «urnes trancheront» ?

M. S. : C’est lors de la présentation devant les députés d’une déclaration de politique générale que le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, a évoqué la question de l’élection présidentielle du 18 avril prochain et de la candidature de Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat. Pour lui, «le dernier mot revient aux urnes... C’est aux urnes de trancher».

Cette déclaration est une réponse à la contestation politique actuelle en Algérie. Une mauvaise réponse même. Pourquoi ?

Cet officiel part en effet d’un postulat virtuel, à savoir la transparence, la sincérité et la régularité des scrutins, a fortiori ceux relatifs à la magistrature suprême.

Or, depuis près de six décennies, un tel scrutin ne s’est jamais déroulé dans des conditions satisfaisantes. L’administration intervient, elle fait des pressions de toutes sortes, le cas échéant elle fait remplir les urnes et dresse les PV des bureaux de vote comme elle l’entend…

En réalité, Ouyahia botte en touche. Ainsi, il a dressé le bilan jugé à ses yeux de «positif» des années de règne de Bouteflika.  Il a aussi plaidé «pour la continuité du régime actuel». Il a enfin évacué ce qui est en cause dans les slogans des manifestants, c’est-à-dire le non à un nouveau mandat de Bouteflika qui en a déjà accompli quatre successifs depuis avril 1999.

C’est le «système» qu’il faut réformer, sa gouvernance et son socle depuis des décennies. La proposition d’une «deuxième république» est défendue par des partis d’opposition. Elle gagne aussi les esprits parce qu’il faut remettre à plat tout l’édifice institutionnel en place pour lui substituer un «nouvel ordre» adossé à l’Etat de droit, à la démocratie, aux libertés et au pluralisme. Le principe de verticalité qui a toujours prévalu doit être profondément modifié dans le sens d’une forte horizontalité. Est-ce faisable ? Avec qui ? Et sur la base de quel rapport de forces poussant au changement ?

Dans la présente situation, c’est le choix le moins mauvais qui prévaut en Algérie parce qu’il n’y a pas un autre candidat consensuel au sein du régime. C’est une solution de nécessité que les clans au pouvoir ont dû valider. Quels sont ces clans ?

L’armée, bien sûr, l’appareil sécuritaire et le clan présidentiel. C’était depuis longtemps le triptyque qui avait le pouvoir de direction. Aujourd’hui, cette articulation triangulaire a été contractée au profit de deux pôles. L’appareil sécuritaire entre les mains du patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), le général Mohamed Médiène dit «Toufik», a été démantelé après le limogeage de ce dernier en septembre 2015. Une restructuration s’est opérée partageant l’ex-DRS en plusieurs directions, dont la direction du renseignement et de la sécurité confiée au général Athmane Tartag, nommé ensuite, en janvier 2016, ministre conseiller du président chargé des Affaires de sécurité.

Cette aspiration par les proches de Bouteflika se prolonge au plan sécuritaire avec le général Benali Benali, ex-chef de la 5ème région militaire, (et) à la tête de la garde républicaine.

Reste le général major Ali Ghediri, à la retraite depuis 2015, et qui a annoncé sa candidature en novembre dernier. Sont dossier sera-t-il validé par le Conseil constitutionnel au vu de la justification de la signature de 600 élus ou de 600.000 électeurs de 25 wilayas ? Une chose est sûre en tout cas : celle de l’hostilité d’une partie de la haute hiérarchie militaire à Bouteflika.

Depuis une quinzaine d’années, les candidats à la candidature présidentielle n’ont pas manqué : en 2015, celle du général Mohand Tahar Yala, ancien commandant des forces navales; puis celle du colonel Chabane Boudemagh. Il faut y ajouter les purges qui ont frappé le général Mohamed Lamari opposé à un deuxième mandat de Bouteflika en 2004, le général Hocine Benhadid détenu durant neuf mois pour avoir accusé le président, son frère Saïd et les oligarques en place de «bande mafieuse».

Les dernières purges d’une dizaine de généraux en septembre-octobre dernier ont prolongé ce processus. Tout cela témoigne que l’armée n’est plus un corps monolithique soumis à l’autorité de Ahmed Gaid Salah, chef d’état-major et soutien de Bouteflika.

Le cœur du pouvoir n’a jamais échappé à l’armée, ses chefs faisant et défaisant les chefs d’état-major installés : Chadli Benjedid, Lamine Zeroual.

Bouteflika a été choisi en 1999 par les généraux de l’armée. Et c’est dans cette même perspective structurante du régime algérien qu’il est de nouveau adoubé par ceux-ci, en l’occurrence le chef d’état–major, Ahmed Gaid Salah.

Cela dit, comment se maintient l’armée ? Elle invoque les exigences de stabilité et de sécurité relevant de ses responsabilités régaliennes. Elle utilise le spectre de l’islamisme – hier, avec la décennie noire et même aujourd’hui – pour se maintenir et tenter de légitimer sa place et son rôle.

Elle instrumentalise également les «menaces» pesant sur l’intégrité territoriale du pays en mettant en cause des ennemis étrangers – au premier rang desquels figure à ses yeux … le Maroc. Elle justifie, sur ces bases-là, le programme d’armement de quelque 10 milliards de dollars par an surdimensionné pour les besoins réels de défense.

 

F.N.H. : Comment voyez-vous la suite des événements ? Un scénario à la tunisienne ou à l'égyptienne est-il possible ?

M. S. : La suite présente ce marqueur du «système» algérien depuis toujours : la place et le rôle de l’armée.

En tout état de cause, tout changement –éventuel, il faut bien le dire…. – ne se fera ni sans l’armée ni contre l’armée, mais avec la solution qu’imposera l’armée. Dans l’hypothèse d’une succession de Bouteflika, réélu, l’hypothèque de la durée d’un nouveau mandat reste fortement pesante.

Les chancelleries étrangères sont très préoccupées par la présente situation et ses perspectives d’évolution.

Les généraux avaient besoin en 1999 d’un «civil» en la personne de Bouteflika qui avait au surplus un renom international. Quel autre civil peut éventuellement lui succéder ? Aucun des profils en lice n’est consensuel au sein de l’armée et suffisamment populaire pour être présentable.

Un général alors ? Ce serait encore plus difficile parce que ce ne serait pratiquement que le paravent d’un «coup d’Etat».

Le schéma n’est, me semble-t-il, ni celui de la Tunisie avec le président Béji Caid Essebsi, élu par les urnes, ni celui de l’Egypte du maréchal Mohamed Sissi. Une équation aléatoire parce qu’elle suppose au final une formule transactionnelle entre les acteurs, dont principalement l’armée… ◆

 

Propos recueillis par A.E

 

 

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