Chaque discours royal donne lieu à un spectacle inédit : une classe politique, économique et des médias qui s'emballent. Des jours, des semaines durant, on répète à tue-tête les paroles du Roi qui sont mijotées à toutes les sauces : séminaires, colloques, ateliers… Puis, plus rien ! Analyse.
Les signaux qu’émet le Roi Mohammed VI sont très attendus. Mais, une fois que les lampions sont éteints, chacun vaque à ses occupations comme si de rien n’était. On oublie vite l’aspiration à rejoindre le club des pays émergents, de mettre en valeur le capital humain, de promouvoir le développement humain, d’activer une croissance inclusive, de placer la jeunesse au cœur des priorités ou encore d’adopter l’approche genre !
Voilà donc que s’est installée cette mauvaise habitude qui veut qu’après chaque discours royal, les mots clés sont repris en long et en large, une sorte de caisse de résonance de nos acteurs politiques et économiques, et médias compris, sans pour autant donner le «la» aux aspirations royales.
«C’est un phénomène étonnant. Chaque discours royal est suivi par un concert de perroquets. J’ai l’impression que beaucoup de responsables, et de journalistes en mission, croient qu’ils ont fait leur ‘boulot’ quand ils ont répété la parole royale et que cela dispense d’agir. Nous avons ainsi été témoins d’un spectacle qui ferait rire, si le sujet n’était pas trop grave pour le pays. Après le discours du Trône où le Roi a sévèrement critiqué les manquements de la classe politique et des fonctionnaires, les destinataires du discours ont fait semblant de croire qu’ils n’étaient pas visés et ont repris le discours royal en chœur», explique Hamid Bouchikhi, professeur à l’Essec Business School de Paris.
Pour lui, «le fond du problème est que la gouvernance du pays a trop longtemps reposé sur la loyauté et l’allégeance. Ce mécanisme était important quand l’unité du pays était constamment mise à mal par les révoltes tribales et que le Sultan devait passer l’essentiel de son temps sur son cheval pour éteindre les rébellions.
Le Maroc du 21ème siècle, Dieu merci, n’est plus dans cette situation. Lorsque les institutions du pays acquièrent le caractère de l’évidence, l’allégeance ne suffit plus. Elle doit céder la place à l’efficacité, à la compétence et à la reddition des comptes. Il ne suffit plus de dire ‘Vive le Roi’, puisque là n’est plus le problème».
Cet effet moutonnier ou culture du suivisme puise ses sources dans plusieurs raisons, liées entre elles.
«La première tient à la manière dont se comportent aujourd’hui les partis. Ils sont peu attractifs, voire même discrédités», relève le politologue Mustapha Sehimi.
Un chiffre permet d’évaluer la désaffection générale des jeunes. «Ainsi, selon un sondage publié en mars 2016 par l’OMDH, seuls 5% des jeunes font confiance aux partis politiques. Voilà bien qui témoigne du faible enracinement des partis dans la population et plus particulièrement dans cette composante des forces vives. D’où cette deuxième indication : que représentent alors les partis. Comme ils ont une base de légitimité étriquée et médiocre, ils sont tournés surtout vers la gestion d’intérêts propres, servant des ambitions personnelles de carrière et de «statut», des groupes clientélistes, claniques, voire familiaux. Et, à leurs yeux, cette «bonne gestion» légitime la recherche de sièges, locaux, régionaux ou nationaux et, le cas échéant, des portefeuilles ministériels. Dans cette même ligne, ils estiment qu’il ne faut pas se distinguer, qu’il faut s’installer dans une sorte de «politiquement correct». De ce fait, l’innovation, l’imagination, la force de proposition et la capacité d’initiative sont considérées comme peu payantes, voire même pénalisantes. Il y a un moule, un format dominant; ils estiment qu’il n’est pas indiqué de se singulariser».
Le politologue évoque une autre raison - qui est en même temps un corollaire – relevant de la nature et la dimension des programmes des partis. Pour lui, l’examen attentif de ces programmes montre qu’il n’y a pratiquement que des nuances entre les unes et les autres. Prévaut ici un tronc commun décliné seulement suivant les codes propres à chacun des partis. Tous sont d’accord sur les grandes réformes à entreprendre, mais sans s’atteler à leur traduction programmatique, séquentielle avec la définition claire des conditions de leur faisabilité. D’où le défaussement sur le Roi pour annoncer et entreprendre des réformes qui se trouvent placées sur le front sans bénéficier d’un matériau fourni par les partis politiques. «D’où, souvent, un rôle d’opposition assumé par le Souverain suppléant la carence des partis», insiste Mustapha Sehimi.
Jusqu’à ce dur rappel royal contenu dans le discours prononcé à l’occasion du 18e anniversaire de l’accession du Souverain au Trône. «Nous constatons avec contrariété que, dans certains secteurs sociaux, le bilan et la réalité des réalisations sont en deçà des attentes. N’a-t-on pas honte de signaler que ces résultats sont le fait du Maroc d’aujourd’hui ?», souligne le Roi.
La passivité tue l’esprit d’initiative
«Dans bon nombre de domaines, cet état de choses tient essentiellement au faible niveau du travail en commun et à l’absence d’une vision nationale et stratégique. Il résulte aussi du fait que la dysharmonie l’emporte trop souvent sur la cohérence et la transversalité, que la passivité et la procrastination remplacent l’esprit d’initiative et l’action concrète», lit-on dans le discours.
Un autre discours vient confirmer cet appel à l’action, celui prononcé à l’ouverture de la première session de la deuxième année législative de la dixième législature : «En outre, Nous appelons tout un chacun à faire montre d’objectivité en appelant les choses par leur nom, sans complaisance ni fioritures, et en proposant des solutions innovantes et audacieuses; quitte à s’écarter des méthodes conventionnelles appliquées jusqu’ici, ou même, à provoquer un véritable séisme politique.
Nous voulons qu’à l’échelle de la nation, soit observée une escale, donnant le temps de se pencher collectivement sur les questions et les problèmes qui préoccupent les Marocains. Nous contribuerons ainsi à éveiller une prise de conscience de la nécessité de faire évoluer les mentalités qui font obstruction à la réalisation du développement global que Nous souhaitons.
Tout en réaffirmant Notre volonté de suivre cette question, Nous attendons de prendre attentivement connaissance des propositions et des mesures qui seront adoptées pour servir de base à l’élaboration du projet d’un nouveau modèle de développement».
C’est dire que l’attentisme de la classe politique et économique biaise la prise d’initiative et la réalisation des objectifs de développement du Royaume.
Une question que Hamid Bouchikhi trouve bien complexe : «Dans un pays normal, les partis politiques, les élus, les syndicats, les ministres, les intellectuels alimentent le débat public sur les grandes questions du pays et contribuent à faire émerger des orientations. Hormis un savoir-faire éprouvé dans l’organisation de grandes réunions, le Maroc manque de fabriques d’idées neuves, indépendantes, où les décideurs peuvent puiser pour informer les politiques publiques. J’ai l’impression, et je peux me tromper, que le cabinet royal est le seul lieu véritablement doté d’une capacité de travail sur des dossiers complexes et d’élaboration de politiques publiques».
L’universitaire estime que cette situation dispense la classe politique et les agents économiques d’initiative. Il leur est plus confortable d’attendre le prochain discours royal pour avoir leur feuille de route qu’ils ne mettront pas en œuvre, par ailleurs.
«Les discours du Roi sont tellement attendus que les gens sont déçus quand le souverain ne dit pas ce qu’ils veulent entendre. Cette dynamique renforce un cercle vicieux où les acteurs ont les yeux tournés vers le sommet pour recevoir la bonne parole et où le sommet s’occupe de tout et se plaint de l’attentisme, réel des acteurs. Le développement du pays nécessite un pilotage ferme de type ‘top-down’, qui élabore un grand dessein et fixe le cap, et beaucoup d’initiatives ‘bottom-up’ de la part d’acteurs qui prennent et exercent leurs responsabilités. Au Maroc, la qualité du pilotage ‘top-down’ a beaucoup progressé. Il reste à stimuler le volet ‘bottom-up’», analyse Hamid Bouchikhi.
Aujourd’hui, chacun est appelé à prendre les responsabilités qui sont siennes et d’en assumer les conséquences. Autrement, nous continuerons à tourner en rond au lieu d’avancer vers ce futur auquel nous aspirons tous. ■
L'analyse de Mustapha Sehimi
Le politologue Sehimi, pour sa part, dédouane quelque peu la classe économique, tout en assurant qu’évidemment l’attentisme de la classe politique et économique freine le développement économique. «Mais il faut faire, me semble-t-il, une distinction entre la classe économique et la classe politique dans la mesure où l’état d’esprit n’est pas identique. La classe économique est plus interpellative parce que l’appareil productif ne peut être optimisé et compétitif que s’il bénéficie d’un environnement réglementaire et législatif favorable. Les opérateurs économiques sont demandeurs de réformes. Pour ne parler que de la CGEM, elle a depuis des années un cahier revendicatif de mesures et de réformes, lesquelles ne sont décidées qu’au compte-goutte. Voyez également toutes les demandes d’associations professionnelles (textile, pêches, agrumes, logistique, PME,…) qui ne trouvent pas de relais au niveau des partis politiques parce que ceux-ci n’appréhendent pas vraiment les problèmes de l’entreprise et qu’ils sont préoccupés par la quête de voix et de sièges. Globalement, les lois de l’économie et les contraintes de l’entreprise sont étrangères aux partis. Ceux-ci font bien référence dans leurs programmes respectifs à la fiscalité, à l’aide aux PME, à l’emploi des jeunes,… mais une fois au gouvernement, ils ne s’attachent pas à veiller à ce que leurs propositions se concrétisent ni dans le programme du cabinet ni lors des années de la législature».
Le politologue rappelle qu’il y a bien le rôle de la société civile qui est un aiguillon, mais celle-ci est surtout cantonnée dans les dossiers de la démocratie, des droits de l’homme et des libertés.
«Au total, il y a un «manque» quant à la fonction d’initiative et de propositions. Voilà pourquoi les partis politiques actuels sont un boulet, un poids mort; voilà aussi pourquoi le Roi, qui fait sans aucun doute le même diagnostic, n’a pas d’autre choix que de s’impliquer, de décider et même de sanctionner – on l’a vu avec le programme régional de développement d’Al Hoceima»-, note Mustapha Sehimi. Comment surmonter cela ? Par la reddition des comptes, une capacité de changement et de réformes. Leurs discours y font bien référence, mais ce n’est qu’un discours, conclut-il.
Par Imane Bouhrara