De quoi sera faite la scène politique en ce premier mois de l’année 2014 ! La question n’est pas lancinante, mais elle est sur les lèvres de beaucoup d’observateurs. Tant il est vrai que l’échiquier politique demeure conditionné essentiellement par l’activité gouvernementale, elle-même réduite à des gesticulations. On a longuement débattu du projet de Loi de Finances qui a été voté et adopté malgré les fortes réticences de l’opposition, pour sa part unanime à le critiquer et à le rejeter.
A vrai dire, la présentation du PLF a été un non-événement, parce qu’il s’inscrit dans ce qui est de plus banal et de rituel chaque année. Et s’il a été voté et adopté, c’est justement parce qu’il s’inscrivait dans une tradition et une culture qui ne déroge pas à la régularité institutionnelle. Il conforte la norme. Et s’il a chauffé à blanc les esprits, c’est aussi parce que les membres de l’establishment, hommes politiques et même opinion publique, à court de débats, préféraient se laisser séduire par des épiphénomènes, comme l’excitant déballage par le Chef de gouvernement des affaires privées, notamment la prétendue détention de deux appartements luxueux à Paris par Yasmina Baddou et autres calembredaines. Abdelilah Benkirane a troqué sa tunique de premier responsable de gouvernement contre celle du persifleur…
Que le parti de l’Istiqlal avec à sa tête son tonitruant secrétaire général, Hamid Chabat, saisisse la Justice et dépose deux plaintes en même temps signifie à quel point l’animosité est grande à l’égard du Chef de gouvernement qui, il y a seulement un an, était le «primus inter pares» et premier allié dans l’ancienne majorité. Il ne faut pas oublier qu’au lendemain des élections de novembre 2011, PJD et Istiqlal caracolaient et formaient le tandem du changement au Maroc. La donne a changé et les humeurs se sont plutôt radicalisées, l’arrivée de Hamid Chabat à la tête de l’Istiqlal sonnant le glas des finauderies et des alliances de circonstances. Ce dernier a conquis le parti et repris les rênes d’une formation exténuée que Abbas El Fassi a mise à genoux et conduite à sa perte. Hamid Chabat n’a pas accepté que le leadership lui échappe ou lui soit confisqué par un Abdelilah Benkirane qui, toutes proportions gardées, lui ressemble à s’y méprendre dans sa gouaillerie et son style; et qui, c’est la loi, ne peut lui ravir la place de tombeur et de faiseur d’hommes. Accordant ses actes à ses paroles, Chabat a exigé de ses ministres dans l’ancienne coalition de quitter le gouvernement dirigé par Benkirane en mai 2013 et créé ainsi ce qu’on a interprété comme la crise de la majorité et la levée des hostilités entre PJD et Istiqlal…
Le poids des hostilités entre les deux hommes est si lourd qu’ils en viennent, sans encombres et sans y mettre de forme, à recourir aux invectives et à chercher des arguments fallacieux qui mettent l’échiquier politique en émoi. Abdelilah Benkirane a donc jeté le pavé dans la mare, en affirmant publiquement au Perchoir que certaines personnalités de l’opposition détenaient des biens à l’étranger. Le propos du Chef de gouvernement était quasi direct et, partant, désignait du doigt l’opposition istiqlalienne : «Je n’ai pas de leçon à recevoir d’un parti dont certains membres sont poursuivis en justice pour la détention d’appartements à Paris» ! L’allusion n’a échappé à personne, parce que «l’affaire de l’appartement» est, dira-t-on, ancienne puisqu’elle avait été lancée, orchestrée et amplifiée contre Yasmina Baddou, ancienne ministre de la Santé, il y a déjà quelque temps. Qu’elle rebondisse aujourd’hui au sein d’une institution nationale qui est le Parlement et non pas sur une chaîne de télévision étrangère comme la première fois, témoigne à la fois du degré de tension entre les deux hommes et d’une dégradation plus qu’évidente des mœurs politiques. Bien entendu, les propos du Chef de gouvernement, mué en chef de parti dans ce cas, n’a pas laissé de marbre les dirigeants du Comité central de l’Istiqlal, à leur tête Hamid Chabat qui, en l’occurrence, font bloc. Samedi dernier, l’occasion leur fut offerte, lors de la session ordinaire du Comité central et de la conférence de presse tenue par le secrétaire général au cours de laquelle, il a fait la déclaration
suivante : «Le Comité exécutif du Parti de l’Istiqlal a décidé d’ester en justice contre le Chef de gouvernement, qui s’est attribué les prérogatives du pouvoir judiciaire en s’accordant le pouvoir d’accusation et sa déclaration de refus de dénoncer les auteurs des fuites de capitaux à l’étranger le rend susceptible d’en rendre compte à la Justice» ! Les derniers mots ne sacrifient à aucune ambiguïté !
Yasmina Baddou, tout à son agacement, a tenu à répondre : «Je ne possède pas deux appartements de haut standing à Paris, mais un seul appartement et qui est d’une qualité très moyenne. Contrairement à ce qui est colporté, j’ai acheté cet appartement en 1998 et je l’avais payé en francs français et non en euros, qui n’était pas encore mis en circulation. C’était donc bien avant que je ne sois ministre, élue locale et députée, et j’ai des papiers prouvant cela» ! Elle a été appelée par son parti, dans la foulée de cette affaire, à entamer des procédures judiciaires contre le président de l’Association de protection des deniers publics qui l’avait accusée d’avoir acquis «de manière suspecte» en 2010 deux appartements à Paris !
Voilà donc un débat, ou un non-débat qui se transfigure en feuilleton politico-judiciaire ! Il ne nous prend pas de court, parce que la presse – c’est son devoir - en fait ses choux gras, jusqu’à n’en plus finir. Mais, il nous étonne par son côté fallacieux qui met le pays en otage, le plonge dans une querelle politicienne. On se pose encore la question si le Parti de l’Istiqlal ira jusqu’au bout de sa logique proclamée : maintenir la plainte contre le Chef de gouvernement ? Jusqu’à nouvel ordre, valeur aujourd’hui, nul ne s’avancera à le prouver, l’annonce du dépôt de plainte officiel n’étant pas confirmée. Dans ce genre d’affaire mettant en cause un membre du gouvernement, c’était la Haute cour de justice (HCJ) qui tranchait, mais celle-ci a été supprimée dans le cadre des réformes de la Justice en cours. Les lois organiques, prévues par la Constitution, appelées à encadrer les responsabilités des ministres attendent d’être adoptées, donc les accusations contre Benkirane devraient trouver une autre voie, d’autres procédures. Lesquelles ?
Nous sommes confrontés à une déliquescence des mœurs politiques et à la montée d’un populisme qui s’enracine de plus en plus en l’absence aggravée d’un débat responsable. Ainsi, l’actualité se réduit, ni plus ni moins, au duel calamiteux entre deux partis d’un même bord et leurs deux leaders, issus du même moule de pensée. Quid des affaires de la nation ?
H. Alaoui