La tension actuelle sur le marché mondial des composants mémoires ne se limite plus à une fluctuation conjoncturelle des prix. Elle traduit un basculement structurel profond de l’industrie des semi-conducteurs, désormais largement orientée vers les besoins des data centers dédiés à l’intelligence artificielle.
Par K. A.
Longtemps considérée comme un composant banal, la mémoire est devenue en quelques mois l’un des points de rupture les plus critiques de la chaîne numérique mondiale. La réallocation des capacités de production, opérée au profit des usages les plus rentables, provoque une raréfaction brutale de l’offre sur les marchés grand public, avec des effets immédiats sur les assembleurs de PC, en particulier ceux positionnés sur le gaming.
Depuis plusieurs semaines, les professionnels observent une contraction significative de l’offre disponible, estimée entre 25 et 30%. Cette chute s’est accompagnée d’une envolée spectaculaire des prix, certains modules mémoire voyant leur valeur multipliée par trois ou quatre en l’espace de quelques jours. Pour les assembleurs, cette situation bouleverse des équilibres économiques déjà fragiles. Le gaming, segment historiquement moteur en volume et en valeur, se retrouve paradoxalement parmi les plus exposés. «Le problème ne se résume pas à une hausse des coûts, c’est une crise de visibilité», explique Tarik, un assembleur PC gaming, actif depuis plus d’une décennie sur le marché.
«Nous travaillons sur des cycles courts, avec des devis précis et des configurations optimisées au Dirham près. Aujourd’hui, vous pouvez proposer une machine performante à un client, et découvrir dix jours plus tard que la mémoire nécessaire n’est plus disponible ou a doublé de prix. Cela casse toute la logique commerciale», ajoute-t-il. Contrairement aux grandes entreprises ou aux donneurs d’ordres publics, les assembleurs gaming opèrent avec des marges réduites et une forte dépendance aux flux de composants. Leur proposition de valeur repose sur la performance, la personnalisation et un positionnement prix agressif.
Or, l’explosion des coûts mémoire remet en cause cette promesse. Les configurations devenues standard ces dernières années, notamment celles intégrant 16 ou 32 Go de RAM, deviennent plus difficiles à maintenir sans répercuter la hausse sur le consommateur final. «Sur le gaming, le client est extrêmement informé. Il compare, il benchmarke, il connaît les prix internationaux. On ne peut pas lui expliquer facilement pourquoi une configuration coûte soudainement 1.500 ou 2.000 dirhams de plus sans modification apparente», poursuit notre interlocuteur. «Certains assembleurs commencent à réduire les volumes, d’autres proposent des compromis techniques qu’ils n’auraient jamais envisagés auparavant. À long terme, c’est l’attractivité même du PC gaming qui peut être affectée», déplore-t-il.
Le gaming, première victime collatérale
Cette tension intervient pourtant dans un contexte de demande toujours soutenue pour le gaming, portée par l’e-sport, le streaming et le ralentissement du renouvellement des consoles. Mais la chaîne de valeur n’est plus alignée. Les fabricants de mémoire privilégient désormais les volumes sécurisés et fortement margés des data centers IA, au détriment de marchés fragmentés comme le PC et le mobile. Les assembleurs se retrouvent ainsi en concurrence indirecte avec des usages industriels capables d’absorber des hausses de prix bien supérieures. Du côté de la distribution, cette pression est également palpable. Younes El Himdy, PDG de Disty Technologies, reconnaît que la situation impose une gestion beaucoup plus défensive. «C’est clairement une course aux stocks», confie-t-il.
«Nous avons dû anticiper fortement nos commandes pour sécuriser les besoins jusqu’au premier semestre 2026. Ce type de stratégie devient indispensable pour maintenir la continuité de l’activité, même si elle mobilise davantage de trésorerie», ajoute-t-il. Une capacité d’anticipation qui n’est pas à la portée de tous. «Seuls les acteurs suffisamment capitalisés peuvent constituer des stocks importants et amortir le choc», souligne le dirigeant.
Les autres risquent de subir une pression très forte, aussi bien sur leurs marges que sur leur capacité à servir le marché. Côté demande, un ralentissement des achats des particuliers n’est pas exclu, sous l’effet combiné de la hausse des prix et des arbitrages budgétaires. À l’inverse, les grandes entreprises et les administrations, engagées dans des cycles de renouvellement IT difficilement reportables, devraient continuer à acheter, accentuant encore la tension sur l’offre.
Pour les professionnels, cette phase n’a rien d’inédit. Le marché a déjà connu des épisodes comparables, notamment durant la période Covid. Mais l’ampleur et la durée de la crise actuelle interrogent. Selon les acteurs questionnés, un retour progressif à l’équilibre pourrait prendre entre un et deux ans. Une période longue, à l’échelle d’un secteur aussi rapide et concurrentiel que le PC gaming, où chaque trimestre perdu peut peser lourdement sur la survie des acteurs.