Stimuler l’innovation, la créativité et le développement économique d’un pays passe avant tout par la promotion et la protection de la propriété intellectuelle. Une question que le Maroc semble avoir pris à bras-lecorps, ce qui lui a valu ainsi d’arriver en tête du classement de l'Indice de la propriété intellectuelle, et ce à l’échelle africaine et arabe, avec un score global de 62,76 points. Entretien avec Me Daoud Salmouni Zerhouni, avocat au barreau de Paris et spécialiste en propriété industrielle.
Propos recueillis par M. Boukhari
Finances News Hebdo : Selon le dernier rapport de la Chambre de commerce américaine publié le 22 février 2024, le Maroc est classé premier en Afrique et dans les pays arabes selon l’indice international de la propriété intellectuelle. Que pouvez-vous nous en dire ?
Daoud Salmouni Zerhouni : C’est évidemment une excellente nouvelle et un réel motif de fierté. Cela vient couronner les importants efforts et le volontarisme du ministre de l’Industrie et du Commerce, qui est le président du Conseil d’administration de l’Office marocain de la propriété industrielle et commerciale (OMPIC), du directeur de l’OMPIC, de leurs équipes, sans oublier la récente reprise en main du Bureau marocain des droits d’auteur et droits voisins (BMDAV), qui a également sa part dans ces bons résultats. Si ce classement ne prend pas en compte l’ensemble des pays du monde, il est toutefois assez représentatif avec 55 pays passés en revue, et parmi lesquels le Maroc se classe à la 22ème place avec une note de 62,76%, ce qui est légèrement mieux que l’année passée (62,26%). Il convient de remarquer aussi, ce qui est un motif de satisfaction supplémentaire, que le Maroc fait mieux que certaines grandes puissances mondiales ou régionales, devançant ainsi la Chine, la Turquie, le Brésil, l’Inde ou la Russie. Nous pouvons donc être fiers de notre système de protection de la propriété intellectuelle. Lorsque l’on regarde cette étude plus dans le détail, on ne peut toutefois manquer de se dire que le Maroc peut encore faire mieux et assez facilement. Pour les professionnels de la propriété industrielle, il n’y a pas réellement de surprises dans ce rapport, mais il est bon d’avoir un regard extérieur, objectif et indépendant. Par exemple, sur l’aspect «brevets d’invention», nous gagnons beaucoup de points, mais nous pouvons encore nous améliorer en introduisant une procédure d’opposition en la matière, comme le font beaucoup de pays industrialisés et bien classés. Cela permettrait d’avoir au Maroc des brevets encore de meilleure qualité. C’est une réforme que j’appelle d’ailleurs de mes vœux depuis un certain temps. On se rend également compte que le rapport est assez sévère sur le volet «marques» en soulignant la protection insuffisante des marques notoires et le cadre juridique insuffisant concernant la vente en ligne de produits contrefaisants, ce qui correspond encore malheureusement à la réalité. De la même manière, ce rapport jette une lumière crue sur la protection effective des droits de propriété intellectuelle, notamment s’agissant des sanctions civiles et pénales de la contrefaçon qui ne sont pas assez dissuasives.
F.N.H. : Le Royaume est-il donc sur la bonne voie ?
D. S. Z. : Je suis assez confiant, puisque je crois qu’une réforme d’ampleur se prépare au Maroc. Il sera cependant indispensable d’associer à ces travaux tous les acteurs de la propriété intellectuelle au Maroc –et en particulier la profession réglementée de conseillers en propriété industrielle- afin d’avoir le meilleur outil possible pour la protection de la propriété intellectuelle, qui bénéficie tant aux investisseurs étrangers qu’aux entreprises marocaines.
F.N.H. : Comment les entreprises marocaines peuventelles tirer parti de la propriété intellectuelle pour stimuler leur compétitivité sur les marchés nationaux et internationaux ?
D. S. Z. : Le classement du Maroc dans l’IP Index doit être mis en perspective avec d’autres chiffres très récemment donnés par l’OMPIC. A titre d’exemple, on se rend compte qu’en 2023, seulement 10% des demandes de brevets d’invention déposées au Maroc sont d’origine marocaine. Et parmi ces 10%, les entreprises marocaines ne représentent que 17%, l’essentiel des brevets marocains étant déposés par les universités et les centres de recherche. Pourtant, la propriété intellectuelle est un outil puissant pour les entreprises, puisqu’elle confère un monopole certes temporaire mais conséquent (10 ans, mais indéfiniment renouvelable pour les marques, 20 ans pour les brevets, 25 pour les dessins & modèles industriels, 70 ans après la mort de l’auteur en matière de propriété littéraire et artistique). Les entreprises marocaines doivent davantage prendre conscience de la nécessité de protéger leur propriété intellectuelle et cela pour être à armes égales avec leurs concurrents étrangers, tant sur le marché marocain qu’à l’international. En réalité, trop souvent, les entreprises marocaines ont tendance à négliger la protection de leur propriété intellectuelle au début de leurs activités. C’est pourtant à ce moment-là que c’est le plus important. Après, c’est souvent trop tard ou très difficilement rattrapable. Elles doivent se faire utilement accompagner dès les prémisses de leurs projets. Les entreprises chinoises, par exemple, ont longtemps été perçues comme les championnes de la contrefaçon. Aujourd’hui, elles se servent de la propriété intellectuelle comme d’un outil puissant de protection tant en Chine qu’à l’étranger, et n’hésitent plus à déposer leurs marques et brevets. Elles en ont perçu tout l’intérêt et savent s’en servir, parfois de manière agressive. Il est vrai, à la décharge des entreprises marocaines, que l’écosystème marocain de la propriété intellectuelle est encore un peu «tendre», avec très peu de formations de qualité en la matière, insuffisamment d’avocats et de magistrats véritablement spécialisés et une profession règlementée de «conseillers en propriété industrielle» encore trop hétérogène. Mais tout cela est en train d’évoluer dans le bon sens, et je suis optimiste quant à la protection de la propriété intellectuelle marocaine.