La levée du quasi-monopole du Centre monétique interbancaire ouvre la voie à une concurrence accrue sur le marché des paiements électroniques au Maroc. Au-delà des enjeux économiques et technologiques, cette réforme pourrait jouer un rôle déterminant dans la lutte contre l’économie informelle. Entretien avec Rachid El Fakir, expert en économie monétaire.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Expliquez-nous succinctement comment fonctionne le marché des terminaux de paiements électroniques au Maroc et en quoi l’ouverture de ce marché est bénéfique pour les acteurs concernés par cette décision, à savoir les établissements de paiement, les filiales bancaires spécialisées, les commerçants et même les startups fintech ?
Rachid El Fakir : Le marché des terminaux de paiement électronique (TPE) demeure une pierre angulaire, à connotation moderniste, dans l’édifice d’un écosystème des paiements dans toute économie moderne. La distribution, la gestion et l’innovation autour des appareils qui permettent aux commerçants d'accepter des paiements par carte bancaire ou par mobile demeurent les principaux services qui mobilisent ce marché, loin de toute utilisation du cash. Du fabricant des TPE au commerçant, tout un processus de services se déclenche dans cet écosystème. Ainsi, si d’une part les fabricants conçoivent les appareils et les distributeurs proposent ces biens aux commerçants, d’autre part, les acquéreurs bancaires interviennent pour traiter les transactions effectuées par les commerçants via les TPE. Ces transactions se basent sur d’autres incontournables intervenants qui offrent des solutions et des innovations en matière de hardware et software des systèmes des TPE, en l’occurrence les fintech et les établissements de paiement. Grâce à son expertise et maîtrise des technologies de pointe, le centre monétique interbancaire (CMI, depuis sa création en 2001 par des banques sous l’égide de Bank Al-Maghrib, avait initié et accompagné le développement et la gestion des échanges monétaires électroniques entre particuliers, commerçants, e-commerçants, établissements bancaires et administrations publiques. Cependant, à partir du 1er mai 2025, avec l’autorisation du Conseil de la concurrence aux établissements de paiement et aux filiales des banques dédiées à opérer sur le marché de l’acquisition des paiements électroniques au Maroc, on assiste à un grand tournant dans l’édifice d’un écosystème de paiement électronique capable de booster le développement du système de paiement et d’accompagner le processus de digitalisation de l’économie marocaine. Et ce, loin des transactions classiques où la circulation fiduciaire demeure le principal moyen de transaction, notamment pour les petits commerçants. Dans ce sens, en tant qu’opérateur historique sur le marché des TPE, le CMI, avec toute une gamme de produits, du plus simple au plus sophistiqué, se voit obligé de faire face à l’ouverture de ce marché à d’autres opérateurs pour satisfaire une demande à tendance exponentielle et de plus en plus exigeante en matière de nouvelles modalités de paiement, basées sur l’efficacité en rapidité, sécurité et fiabilité. Avec cette ouverture du marché des TPE à d’autres acteurs, un bon souffle de concurrence va alimenter la qualité et la diversification des services, avec toutes les retombées qui en découlent sur le coût des transactions via les TPE. Et ce, loin du contexte de quasi-monopole du CMI qui régnait auparavant sur ce marché. La banalisation de ce mode de paiement ne peut que renforcer la démocratisation de l’utilisation des TPE, autrefois dédiés à une catégorie de commerçants privilégiés.
F. N. H. : Le Maroc, par le biais de la Banque centrale, œuvre à la réduction de la circulation du cash et à l’instauration d’une bancarisation dans les échanges commerciaux en vue de lutter contre l’économie informelle. Pensezvous que cette ouverture entre dans cette ambition, et dans quelle mesure peut-elle encourager la digitalisation de l’économie nationale ?
R. E. F. : Comme déjà mentionné, l’ouverture du marché des TPE ne pourrait que démocratiser l’accès aux paiements électroniques et dynamiser l’orientation des marchés vers des transactions transparentes et contrôlables, loin de toute manipulation massive du cash. Avec des transactions électroniques d’environ 1% des paiements au Maroc, le wali de BAM a toujours tiré la sonnette d’alarme sur la tendance haussière des transactions en espèces qui alimentent l’économie informelle et souterraine ces dernières années. Le manque à gagner par ces pratiques en termes de revenus fiscaux, de modernisation du système des paiements et de points de croissance économique est donc indéniable; et la dernière régularisation fiscale volontaire témoigne du poids du cash qui tourne loin du système bancaire. Avec l’ouverture du marché des TPE, BAM et les autres acteurs monétaires comptent tirer leur épingle du jeu de l’instauration d’un écosystème de paiement moderne, où les transactions digitales prônent dans toute opération économique. L’amélioration du taux de bancarisation et la mise à disponibilité de services alternatifs fiables à faible coût ne pourraient que marginaliser la circulation fiduciaire entre les agents économiques au Maroc et limiter les risques qui en découlent. Avec une économie où le petit commerce est l’un de ses grands piliers, l’intégration des petits commerçants au système du paiement électronique réduirait la dépendance au cash avec les facilités de paiement que pourrait offrir le système bancaire à ses clients. Ainsi, l’option pour un paiement électronique facilement accessible, fiable et sécurisé, ne pourrait qu’améliorer le taux de bancarisation au Maroc en incitant une large masse de citoyens qui agissent loin du système bancaire. L’engouement escompté vers les TPE ne pourrait que consolider la performance et l’efficacité du système bancaire marocain, tout en limitant son besoin chronique en matière de liquidité. En outre, l’amélioration de la transparence des transactions, la centralisation de l’information et la traçabilité de celles-ci ne pourraient qu’être un gage de bonnes prises de décisions et de planification de pertinentes politiques économiques sur le court et le long terme. En outre, l’amélioration de l’assiette fiscale générée par ladite centralisation des transactions ne pourrait que limiter la fraude fiscale, améliorer l’efficacité et la justice fiscale, et partant, booster les ressources de l’État et réduire l’endettement public qui fait pression sur les équilibres macroéconomiques du Royaume.
F. N. H. : La multiplication des acteurs par l’ouverture de ce marché autrefois monopolisé par le CMI ne présente-t-elle pas des défis en matière de régulation ? Si oui, lesquels et comment les éviter ?
R. E. F. : Comme déjà évoqué, le CMI demeure l’opérateur historique au Maroc sur le marché des TPE depuis 2004. Même avec une petite tentative d’ouverture de ce marché, initiée en 2015 par BAM avec l’ouverture de l’activité de l’acquisition à la concurrence, le quasimonopole de ce marché par le CMI était jusqu’à aujourd’hui une réalité à double face. Si, d’un côté, on peut évoquer ces entraves à toute concurrence pleine d’innovations et de banalisation des produits offerts sur le marché des TPE, d’un autre côté, elle avait facilité le contrôle et la régulation de ce marché, portant sur des services stratégiques dont la maîtrise favorise la stabilité du système financier marocain, où les banques constituent son principal pilier. Cependant, avec l’ouverture poussée de ce marché à d’autres intervenants, le régulateur devra faire face à plusieurs défis. Encadrer les risques qui découlent de cette libéralisation ne peut se faire sans un cadre pertinent capable d’accompagner la dynamique future des transactions électroniques au Maroc. Des failles sécuritaires, des manipulations de données personnelles, des fraudes ou piratages des ressources de la clientèle des banques que pourrait générer le système des TPE, mettraient sans doute le système des paiements marocain en danger. D’ailleurs, les dernières attaques cybernétiques ayant touché le Maroc témoignent de la vulnérabilité de tout système cybernétique. Avec la multiplication des acteurs en matière de services des TPE, la commercialisation de produits non conformes en matière de normes sécuritaires risque de mettre en jeu la confiance des clients et compromettre toute tentative de digitalisation prometteuse des transactions économiques au Maroc. Plus d’acteurs est synonyme de plusieurs canaux de paiement à contrôler par les autorités de régulation. L’harmonisation des technologies utilisées pour limiter toute incompatibilité avec les normes légales exigées en la matière est donc d’une grande importance pour toute régulation des TPE. Une sorte de concurrence déloyale entre les différents offreurs de services des TPE est un autre défi à surmonter pour toute régulation efficace. En outre, l’encadrement des commerçants et des particuliers en matière d’optimisation de l’utilisation des transactions électroniques est d’une grande mise. Accompagner les commerçants les moins informés et les moins instruits en termes de manipulation des nouvelles technologies est la pierre angulaire pour la réussite du chantier des paiements électroniques. La mise en place d’un cadre réglementaire efficace, moderne, capable de maîtriser les risques et saisir les opportunités qu’offrent les TPE est sûrement le pilier de toute régulation réussie. Enfin, l’instauration de normes technologiques sévères alignées aux standards internationaux en matière de sécurisation des transactions électroniques, le recensement exhaustif des offreurs des services TPE et la centralisation du suivi de toute transaction transitant par ces services pourraient bien renforcer la supervision et limiter tout risque de dysfonctionnement du marché.
F. N. H. : Au vu de cette décision du Conseil de la concurrence et de Bank Al-Maghrib, comment le CMI peut-il se réinventer ?
R. E. F. : En tant que centralisateur historique des opérations sur le marché des TPE, le CMI se voit faire face à un nouveau contexte restructurant le système des paiements au Maroc. L’ouverture de ce marché à d’autres acteurs doit sûrement pousser cet organisme à se réinventer afin de garantir sa pertinence et sa pérennité dans le domaine des TPE. Pour faire face à la concurrence des nouveaux arrivants, des changements stratégiques doivent gouverner la politique du CMI. De ce fait, adossé à son expérience et son savoir-faire, avec la libéralisation du marché des TPE, cet opérateur historique doit s’attendre à l’incontournable baisse de sa part de marché dépassant les 97%. Une orientation vers des niches à fortes valeurs ajoutées (innovations, solutions modulables, cybersécurité, etc.) ou à forte teneur capitalistique et technologique, notamment l’ouverture poussée à l’international, pourrait garantir au CMI un fort prolongement de sa place comme opérateur historique sur le marché des TPE au Maroc. Enfin, mettre son expérience et son savoir-faire à la disposition des nouveaux arrivants pourrait davantage renforcer sa place comme plateforme technologique ouverte sur l’écosystème des paiements au Maroc, tout en se basant sur une vision anticipative des besoins futurs de la monétique. Par effet d’émulation au bénéfice de l’économie nationale et du bien-être des consommateurs, le CMI pourrait être une référence pour les nouveaux acteurs du marché des TPE.