La situation du Maroc dans les années 80 et la situation actuelle en Grèce, malgré certaines similitudes, restent bien différentes.
La Grèce bénéficie de conditions de négociations beaucoup plus favorables.Elle n’échappera pas à un plan de réformes courageux pour rétablir la confiance. Une sortie de la zone euro coûtera bien plus cher à la Grèce.Entretien avec Mohamed Berrada, professeur universitaire et ex-ministre des Finances, sur la crise économique et financière grecque.
Finances News Hebdo : La crise économique et financière que traverse la Grèce nous rap-pelle les péripéties du Plan d'ajustement structurel, (PAS) qui datent d'un peu plus de deux décennies. Les mesures d'austérité imposées par ses principaux créanciers ont ouvert un débat et déchiré la presse interna-tionale. En votre qualité d'économiste et d’ex-ministre des Finances, pourriez-vous nous rapprocher des réalités des deux pays dans leurs contextes ? Mohamed Berrada : C'est vrai que dans les années 80 et 90, nous avions vécu des phases de tension avec nos créanciers, lorsque nous étions ame-nés à négocier le rééchelonnement de notre dette au niveau du Club de Paris et du Club de Londres. Notre dette extérieure avait atteint 127% du PIB, et nous étions dans l'incapacité de faire face au rembour-sement des échéances, alors qu'en même temps, il nous fallait reconstituer le niveau de nos réserves de change. Pour que nos créanciers acceptent de réechelonner notre dette, il fallait leur démontrer qu'à défaut de rembourser immédiatement, on peut le faire plus tard. D'où le programme d'ajustement structurel appuyé par le FMI. Ce dernier était là pour vérifier la viabilité du programme et débloquer les liquidités nécessaires pour que notre économie continue d'avoir des devises, et de fonctionner.
F.N.H. : Comment étaient vos relations avec les créanciers ?
M. B. : A la différence de la Grèce, on ne négociait pas avec nos créanciers les mesures d'ajustement à prendre, mais uniquement les conditions de rééchelonnement. A cet effet, le FMI remplace les créanciers. En quoi consistent ces mesures ? Réduire le déficit du Trésor, qui était à l'époque de l'ordre de 12%. C'est le déficit du Trésor qui alimente l'endette-ment et qui nuit aux conditions de la croissance. Il fallait donc réduire les dépenses publiques et amé-liorer les recettes fiscales. Au niveau des dépenses publiques, ce sont les secteurs sociaux qui enre-gistrent les baisses les plus significatives et qui donnent une image négative au PAS. Mais des réformes structurelles importantes ont accompa-gné les mesures d'ajustement budgétaire : réforme fiscale, rationalisation de la gestion des entreprises publiques, libéralisation du commerce extérieur, pri-vatisation, réforme des marchés financiers etc. La fin du processus de rééchelonnement a eu lieu en 1993, et nos réserves de change ont commencé à se reconstituer. Le PAS, c'est un mélange cohérent d'une politique d'austérité accompagnée de réformes structurelles. Ce qui a permis, à terme, de stabiliser le cadre macroéconomique et de créer de meilleures conditions pour une croissance saine et durable.
F.N.H. : Quelle est alors la différence entre ce qui a été vécu dans notre pays et ce qui se passe actuellement en Grèce ?
M. B. : On ne peut pas comparer les deux situations. La Grèce avait choisi de faire partie de la zone euro. Comment l’a-t-elle fait ? Dieu seul le sait. Car il fallait qu'elle démontre que sa situation économique et financière lui permettait de respecter les conditions de convergence. Elle s'y est engagée. C'est donc à elle de veiller au dérapage de son déficit intérieur qui alimente son endettement. Aujourd'hui, on se rend compte qu'elle n'a pas respecté ces critères. Son endettement a atteint 180% du PIB ! Ce sont 320 milliards d'euros qu'elle doit aux États parmi lesquels l'Allemagne se trouve en première ligne. Une dette bancaire au départ rachetée par les États, c'est-à-dire les contribuables européens. A l'opposé de notre pays, la Grèce bénéficie des mécanismes de solidarité de la zone euro. Une partie de la dette a été effacée, et pour l'autre la Grèce demande un rééchelonnement sur 30 ou 40 ans. Avec des taux d'intérêt hors spread qui n'ont rien à voir avec ceux des années 80-90...: 0,50% au lieu de 10% environ. En plus, contrairement au Maroc, la Grèce négocie directement avec ses créanciers et fait valoir son appartenance européenne pour obtenir de meilleures conditions financières, sans faire les efforts d'assai-nissement nécessaires pour redresser ses finances. De quoi faire rêver un ancien ministre des Finances... F.N.H. : Les conditions de négociation ont-elles été vraiment différentes ?
M. B. : Oui. Tout cela me rend perplexe, lorsque je me souviens des conditions avec lesquelles nous avions négocié notre dette, d'un montant bien plus faible. Une dette totalement remboursée aujourd'hui, sans jamais obtenir aucun effacement, je mesure la relativité du concept de solidarité. Elle existe à l'inté-rieur de l'Europe, entre pays riches, mais pas entre l'Europe et les pays du Sud, qui ont vraiment besoin de support. Sur le plan des réformes, on a respecté nos engagements.
F.N.H. : La Grèce est réticente à mettre en oeuvre des mesures d'assainissement. Quel est votre avis sur le référendum organisé par le Premier ministre grec pour demander au peuple s'il acceptait les réformes exigées par l'Europe ?
M. B. : Tsipras justifie cette procédure par le recours à la démocratie. Il veut que ce soit au peuple de déci-der s’il accepte encore des sacrifices ou pas. Pour moi, c'est du populisme. Il a été élu pour ses idées, et il doit avoir le courage de les mener à terme. Il a fait croire qu'il pouvait imposer ses conditions à ses créanciers, parce que son pays ne peut plus suppor-ter la politique d'austérité dictée par ses créanciers. Tout cela sous couvert de termes d'atteinte à la souveraineté nationale, à la dignité des Grecs. Son ministre des Finances va même jusqu'à traiter ses créanciers de terroristes. Alors, c'est normal qu'il par-vienne à mobiliser les foules. Pourtant, il oublie que d'autres pays comme le Portugal, l'Irlande, l'Espagne ont vécu des situations similaires et ont fait les efforts nécessaires pour sortir de la crise. En recourant à un référendum, il se défile de sa responsabilité et met en avant le peuple, qui devient le seul responsable des conséquences du «non» qui a été finalement voté. Il est du droit, demain, des 19 pays de l'euro groupe de faire de même.
F.N.H. : Suite à ce «non», le pays va subir des contrecoups douloureux, certes, mais assumés. Vous ne croyez pas que les créan-ciers se plieront aux négociations plutôt que d'expulser la Grèce de la zone euro ?
M. B. : En matière financière, la confiance est la règle. Il faut respecter ses engagements, comme l'a fait le Maroc, pour continuer à bénéficier du support des marchés. Ce que demandent les créanciers, c'est de prouver la capacité de remboursement des sommes prêtées. Pour cela, il faut des réformes et des sacrifices. On ne peut pas faire appel à la solidari-té européenne sans faire d’efforts. C'est dans l'intérêt même de la Grèce. Si elle veut retrouver sa souverai-neté, il faut qu'elle réduise sa dépendance financière. Et cela, on l'obtient par des réformes : réforme de la retraite, des salaires publics, de la TVA ! Quand un corps est malade, la vitesse avec laquelle on inter-vient est essentielle, sinon la maladie se développe et les efforts deviennent plus grands. Alors, je pense que Tsipras et son nouveau ministre reviendront à la raison pour convaincre leurs partenaires européens sur un plan de réformes courageux, qu'ils confection-neront eux-mêmes; un plan susceptible d'assainir, à terme, leur situation financière, mais, surtout, de relancer leur economie en récession continue. Leur priorité, envoyer un message de confiance aux mar-chés par le respect des engagements, par la mise en oeuvre de réformes structurelles et par des mesures pour relancer la croissance. Quant aux modalités de rééchelonnement, c'est secondaire; que ce soit par des crédits pour rembourser les échéances ou par un grand accord de rééchelonnement.
F.N.H. : Y a-t-il un risque de sortie de la zone euro pour la Grèce ?
M. B. : Oui, évidemment. Mais cela coûtera bien plus cher à la Grèce. Je ne le lui conseille pas. Elle ne pourra pas payer sa dette avec des drachmes. Sa monnaie sera dépréciée; les prix vont s'envoler, et son effet sur la compétitivité prendra beaucoup de temps. Ne remboursant pas, elle perdra sa crédibilité, et de ce fait personne ne lui prêtera de l'argent ni des devises dont elle aura besoin et qu'elle ne peut pas fabriquer. Sa situation économique et financière sera aggravée et, dans tous les cas, elle serait amenée, plus tard, à faire les réformes nécessaires, d'une manière plus douloureuse.
F.N.H. : Quelles leçons le Maroc peut-il tirer de cette crise économique grecque ?
M. B. : Evidemment, éviter le piège de l'endettement en veillant à la stabilité du cadre macroéconomique. Notre pays a fait de grandes avancées dans ce domaine et bénéficie d'un bon capital de confiance sur les marchés financiers. Mais il doit rester vigilant, car il dépend encore d'une multitude de facteurs exo-gènes qui le fragilisent. C'est pourquoi il doit chercher à renforcer et diversifier ses capacités productives, en particulier dans le secteur industriel, principal secteur créateur d'emplois directs et indirects. Mais aussi, je le rappelle, accélérer les réformes liées à l'éducation, ce qui est essentiel pour améliorer sa compétitivité.
Propos recueillis par F. Z. Ouriaghli