Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’Organisation de coopération et de développement économiques
◆ La convention Maroc-OCDE permet au Royaume de transposer de manière rapide les mesures issues du projet BEPS.
◆ L’application des standards minimums par le Maroc est cruciale, puisqu’il est aujourd’hui inclus dans la liste grise de l’Union européenne des juridictions non coopératives à des fins fiscales.
Propos recueillis par Badr Chaou
Finances News Hebdo : Le Maroc vient officiellement de signer la convention anti-BEPS. En quoi cette signature est-elle important et bénéfique pour le Royaume ? Concrètement, qu’est-ce que cela implique pour le Maroc dans les prochaines années ?
Pascal Saint-Amans : Le Maroc a en effet signé, le 25 juin 2019, la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, devenant ainsi le 89ème pays à adhérer à ladite convention, qui couvre aujourd’hui près de 1.530 conventions fiscales.
Cette convention, qui est le premier traité multilatéral en son genre, permet au Maroc de transposer de manière rapide les mesures issues du projet BEPS dans son réseau conventionnel, qui compte à ce jour plus d’une cinquantaine de conventions fiscales en vigueur, en vue de se protéger contre les stratégies d'évasion fiscale qui utilisent de manière inappropriée les conventions fiscales pour transférer artificiellement les profits des entreprises dans des juridictions où ils seront peu ou pas imposés. La renégociation par le Maroc de chacune de ses conventions fiscales en vue d’y inclure les mesures BEPS, comportait le risque de voir ces négociations s’échelonner sur plusieurs années, sans certitude qu’elles puissent aboutir. Au contraire, la signature de la convention multilatérale BEPS par le Maroc lui permet de modifier en une seule fois la totalité de ses conventions fiscales.
F.N.H. : Suite à la signature de cette convention, le Maroc sera-t-il doté d’instruments lui permettant de faire face aux pratiques d’évasion fiscale ?
P. S. A. : La signature par le Maroc de la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir BEPS va lui permettre de déployer une série de mesures relatives aux conventions fiscales en vue de réduire les opportunités d'évitement fiscal des entreprises multinationales. Ces mesures permettront au Maroc de contrer l'utilisation abusive des conventions fiscales, déjouer les techniques employées pour éviter indûment la qualification d’établissement stable, et neutraliser les effets fiscaux asymétriques des dispositifs hybrides qui exploitent les différences de traitement fiscal entre pays.
F.N.H. : Qu’est-ce qui va changer pour les multinationales présentes dans le Royaume après cette convention ?
P. S. A. : La convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir BEPS permet au Maroc d’initier efficacement des mesures visant à renforcer ses conventions fiscales existantes, afin de mettre fin à l’utilisation abusive des conventions fiscales et aux pratiques de chalandage fiscal, en transposant dans les conventions fiscales en vigueur les normes minimales internationales adoptées, pour s’assurer que ces conventions fiscales soient utilisées conformément à leur objet et à leur but. On estime que le chalandage fiscal réduit le taux effectif de retenue à la source de plus de 5 points, générant de lourdes pertes de recettes fiscales, tant pour les pays développés que ceux en voie de développement.
Cette convention renforce par ailleurs le mécanisme de règlement des différends liés à l’interprétation ou à l’application des conventions fiscales et réduit les risques d’incertitude et de double imposition pour les contribuables, en leur garantissant une application cohérente et correcte des conventions fiscales, grâce à un règlement efficace et rapide par la procédure amiable.
F.N.H. : Y aura-t-il un transfert de données, juridiques, économiques ou autres, et ce de manière périodique sur les multinationales qui opèrent au Maroc ?
P. S. A. : Le 1er mars 2019, le Maroc a rejoint le cadre inclusif sur BEPS, qui compte à ce jour 130 pays membres, et s’est engagé, à ce titre, à introduire dans son droit interne les standards internationaux relatifs à la déclaration pays par pays et à l'échange spontané obligatoire des rescrits fiscaux. La déclaration pays par pays, qui doit être souscrite annuellement par les entreprises multinationales dont le chiffre d’affaires consolidé est égal ou supérieur à 750 millions d'euros, comporte notamment des informations sur leurs effectifs, leurs chiffres d’affaires, leurs actifs et leurs impôts pour chaque pays où elles exercent des activités, afin de mieux évaluer les risques fiscaux liés à leurs opérations.
L'échange spontané obligatoire. des rescrits fiscaux traduit la crainte qu’un manque de transparence puisse entraîner un phénomène d’érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices, si les pays ne disposent pas de renseignements ou de connaissances spécifiques sur le traitement fiscal d’un contribuable dans un État donné, et que ledit traitement fiscal affecte les transactions ou arrangements pris vis-à-vis d’un contribuable apparenté résidant sur leur territoire.
Les déclarations pays par pays des entreprises multinationales et les rescrits fiscaux sont échangés entre administrations fiscales par la voie de l’échange de renseignements prévu notamment par les conventions fiscales bilatérales et la convention multilatérale d’assistance administrative mutuelle en matière fiscale, que le Maroc a ratifiées en avril 2019.
F.N.H. : Existe-t-il des estimations sur les montants en jeu concernant l’érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (dans le monde/au Maroc) ?
P. S. A. : Lorsque le paquet BEPS a été publié en 2015, l’OCDE estimait que les pratiques d’érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices amputaient gravement le produit de l’impôt sur les sociétés, chiffrant le manque à gagner pour les pouvoirs publics entre 100 et 240 milliards de dollars, soit de 4% à 10% des recettes mondiales de l’impôt sur les bénéfices des sociétés. Cette estimation reposait sur les meilleures informations disponibles à l’époque. Grâce aux travaux accomplis ces dernières années pour mettre en oeuvre de manière cohérente et coordonnée les mesures BEPS et aux informations reçues à la faveur de différents examens par les pairs, le Cadre inclusif procède actuellement à un chiffrage plus précis de l’impact du BEPS et de l’efficacité des mesures adoptées pour y faire face. Les différentes sources de données instaurées par l’OCDE permettront d’effectuer une analyse économique actualisée du phénomène BEPS et ainsi de connaître l’effet de la mise en oeuvre des mesures issues du projet BEPS.
F.N.H. : Cette convention va dans le sens des mesures et engagements pris par le Maroc pour se conformer aux critères fiscaux de l’Union européenne. Peut-on supposer que cela contribuera à la sortie du Royaume de la liste grise des paradis fiscaux de l’UE ?
P. S. A. : Le Maroc a rejoint le Cadre inclusif sur BEPS en mars 2019 et s’est engagé à ce titre à mettre en oeuvre les quatre normes minimales BEPS relatives aux pratiques fiscales dommageables, à l’abus des conventions fiscales, à la déclaration pays par pays, et au règlement des différends, en vue de mieux lutter contre les pratiques d’évitement fiscal.
L’application des standards minimums par le Maroc est cruciale, puisqu’il est aujourd’hui inclus dans la liste grise de l’Union européenne des juridictions non coopératives à des fins fiscales. Le Maroc bénéficie actuellement de l’appui de l’OCDE afin qu’il remplisse ses engagements et qu’il sorte rapidement de cette liste. La ratification en avril 2019 par le Maroc de la convention multilatérale d’assistance administrative mutuelle en matière fiscale constitue, par ailleurs, un pas vers la sortie de la liste grise de l’Union européenne.