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Industrie financière africaine : entre innovation technologique et consolidation institutionnelle

Industrie financière africaine : entre innovation technologique et consolidation institutionnelle

Le Baromètre de l’industrie financière africaine réalisé par l’Africa Financial Summit (AFIS) et Deloitte révèle que l’industrie financière africaine évolue vers un modèle plus digitalisé, agile et inclusif. Toutefois, elle doit encore renforcer sa résilience face aux chocs macroéconomiques et accélérer son intégration régionale pour rivaliser avec les autres places financières émergentes. L'approche marocaine parvient à se distinguer par sa recherche d'équilibre. Ramatoulaye Goudiaby, directrice d’AFIS, et Hicham Belemqadem, Financial Services Industry Leader de Deloitte Morocco, analysent ces tendances stratégiques de l’industrie financière africaine avec un regard particulier sur le Maroc. Entretien.

 

Propos recueillis par Désy M.

Finances News Hebdo : Le Baromètre de l’industrie financière africaine publié récemment fait un état des lieux des mutations en cours, des stratégies mises en œuvre et des chantiers d’avenir. Quelle est votre analyse des tendances actuelles de l’industrie financière africaine ?

Ramatoulaye Goudiaby : L’édition 2024 du Baromètre de l’industrie financière africaine, réalisée par AFIS et Deloitte, met en évidence une transformation rapide du secteur, portée par la digitalisation, des défis macroéconomiques et une intégration régionale encore incomplète. L’essor des fintechs et des infrastructures numériques accélère la modernisation des services financiers, notamment grâce à l’open banking, à l’intelligence artificielle et à l’adoption croissante du cloud computing. Les paiements instantanés, à travers des initiatives comme PAPSS (Pan-African Payment and Settlement System), favorisent les transactions transfrontalières, bien que leur adoption demeure limitée. Cette évolution, si elle renforce l’accessibilité et l’efficacité des services financiers, soulève aussi des défis en matière d’inclusion financière et de cybersécurité, encore insuffisamment maîtrisés.

Parallèlement, l’inflation reste la principale préoccupation des acteurs du secteur (54% des sondés), devant l’instabilité politique et les cybermenaces. Pour y faire face, 88% des banques ont revu leur allocation d’actifs, tandis que les Banques centrales, comme la BCEAO et la Banque centrale du Nigeria, ont adopté des politiques monétaires restrictives. Cependant, le manque de profondeur des marchés financiers africains limite leur capacité à absorber les chocs économiques, freinant ainsi leur attractivité pour les investisseurs internationaux. Si la finance durable suscite un intérêt croissant, seulement 4% des institutions disposent d’un reporting structuré de leur empreinte carbone, révélant un retard dans la structuration des produits financiers verts. De même, l’intégration régionale progresse lentement, avec un AELP (African Exchanges Linkage Project) opérationnel à seulement 7% et un PAPSS utilisé à 20% de son potentiel. La fragmentation réglementaire et l’absence d’infrastructures adaptées freinent encore les flux d’investissement intra-africains.

 

F. N. H. : L’étude montre que les fintechs sont les plus optimistes quant aux perspectives économiques à trois ans, tandis que les marchés des capitaux sont plus prudents. Quels facteurs expliquent cette divergence de perception et comment cela pourrait-il impacter l’évolution du marché financier africain ?

R. G. : Le marché financier africain se caractérise aujourd’hui par une forte divergence de perception quant à ses perspectives économiques. D’un côté, les fintechs affichent un optimisme record (9,25/10), portées par la transformation numérique, tandis que de l’autre, les marchés des capitaux adoptent une posture plus prudente (6,67/10), freinés par des contraintes structurelles. Cette opposition traduit deux dynamiques distinctes. Les fintechs bénéficient d’un marché en pleine expansion, alimenté par une population jeune et sous-bancarisée, une réglementation plus souple et un intérêt soutenu des investisseurs malgré une chute des levées de fonds de 47% en 2023. À l’inverse, les marchés des capitaux font face à des défis persistants, notamment un manque de profondeur des Bourses, une attractivité en déclin (42% des investisseurs jugent l’Afrique moins attractive qu’il y a trois ans) et une interconnexion régionale encore limitée, avec un AELP opérationnel à seulement 7%. Trois tendances clés pourraient redéfinir le paysage financier africain dans les prochaines années. Les fintechs continueront à démocratiser l’accès aux services financiers, notamment pour les PME et les particuliers. Les marchés financiers devront innover, en développant de nouveaux instruments d’investissement et en renforçant la connectivité des Bourses africaines. Enfin, les régulateurs devront équilibrer innovation et stabilité, notamment face aux risques liés aux crypto-actifs et aux fintechs non bancarisées. Si l’Afrique veut capitaliser sur la dynamique portée par les fintechs tout en consolidant ses marchés financiers, elle devra accélérer l’harmonisation réglementaire, développer des infrastructures plus intégrées et diversifier ses outils d’investissement. L’avenir du marché financier africain se jouera ainsi à l’intersection entre innovation technologique et consolidation institutionnelle.

 

F. N. H. : Plus de la moitié des sondés considèrent l’inflation comme leur principale préoccupation, devant l’instabilité politique et la cybersécurité. Pensez-vous que les banques et institutions financières africaines disposent des outils nécessaires pour faire face à ce défi, notamment en termes de régulation et de stratégies monétaires ?

R. G. : L’inflation demeure le principal défi des institutions financières africaines, 54% des acteurs interrogés la plaçant en tête de leurs préoccupations, devant l’instabilité politique et la cybersécurité. Pour atténuer son impact, 88% des banques ont ajusté leur allocation d’actifs, 78% ont augmenté leurs tarifs bancaires et 76% ont durci leurs critères de crédit, limitant ainsi l’accès au financement pour les entreprises et les ménages. Cependant, le manque d’instruments de couverture, tels que la titrisation et les contrats à terme, réduit leur capacité à se prémunir contre la volatilité monétaire. Plusieurs Banques centrales, dont celles du Nigeria et du Ghana, ont relevé leurs taux directeurs pour contenir la flambée des prix, mais ces mesures ont aussi freiné l’investissement et accru la pression sur les PME. De plus, les divergences entre politiques monétaires nationales compliquent l’intégration régionale, limitant les flux de capitaux et rendant le marché africain moins prévisible pour les investisseurs. Malgré un renforcement de la supervision financière, des défis structurels persistent : un cadre réglementaire peu adapté aux crises inflationnistes, des marchés financiers peu profonds et une coopération régionale encore insuffisante. Pour assurer une meilleure stabilité financière, l’Afrique doit développer des instruments de couverture des risques, harmoniser ses politiques monétaires et accélérer l’adoption des infrastructures de paiement numériques comme le PAPSS. Si les banques africaines ont démontré une forte capacité d’adaptation, elles doivent encore consolider leurs outils de stabilisation financière afin de mieux gérer les crises inflationnistes et soutenir durablement l’économie.

 

F. N. H. : Selon l’enquête réalisé, 66% des acteurs estiment que le cadre réglementaire actuel n’est pas adapté à l’innovation. Quelles réformes pourraient favoriser un meilleur équilibre entre encadrement et dynamisme du secteur, en particulier dans un pays comme le Maroc qui cherche à se positionner comme hub financier africain ?

Hicham Belemqadem : Ce constat est particulièrement marqué dans les secteurs de la microfinance et des fintechs/ services digitaux. L’étude révèle trois axes prioritaires de réforme :

• La modernisation du dialogue entre régulateurs et innovateurs: alors que 50% des acteurs déplorent un dialogue public-privé insuffisant, la mise en place de guichets uniques et de points de contact dédiés aux fintechs apparaît comme une première réponse.

• Le renforcement de la coordination entre les régulateurs : critiquée par 59% des répondants, cette coordination pourrait être améliorée par la création d'instances de concertation transversales et le développement de plateformes technologiques communes.

• L'adaptation aux spécificités sectorielles : l'étude révèle des disparités importantes plaidant pour une approche réglementaire plus proportionnée et adaptée aux différents business models.

L'approche marocaine se distingue par sa recherche d'équilibre. Bank Al-Maghrib (BAM) a développé une stratégie qui vise à concilier innovation et stabilité, à travers une transformation maîtrisée du cadre réglementaire. Cette vision se matérialise à travers un dispositif complet d'accompagnement de l'innovation financière. La création d'un «One Stop Shop» et d'un guichet unique pour les fintechs simplifie leur parcours réglementaire. L'innovation and Digital lab de BAM et sa sandbox réglementaire permettent d'expérimenter de nouveaux modèles dans un cadre sécurisé. Ces initiatives dessinent progressivement un «modèle marocain» qui cherche à transformer les contraintes réglementaires en catalyseurs d'innovation. Les perspectives 2025 s'annoncent prometteuses avec le lancement du Morocco Fintech Center. Cette évolution dessine un modèle marocain d'innovation financière qui vient notamment répondre aux insuffisances identifiées par le Baromètre.

 

F. N. H. : L'inclusion financière reste une priorité, mais le faible niveau d'éducation financière des populations et le manque de solutions digitales freinent son développement. Quelles initiatives concrètes pourraient être mises en place, notamment au Maroc, pour accélérer cette inclusion tout en garantissant la sécurité des transactions et des consommateurs ?

H. B. : Pour accélérer les progrès tout en garantissant la sécurité des transactions et des consommateurs, une approche à la fois innovante et protectrice est nécessaire. Le Maroc agit sur plusieurs leviers complémentaires pour promouvoir une inclusion financière durable et sécurisée. L'éducation financière constitue le premier pilier de cette transformation. La Fondation marocaine pour l'éducation financière (FMEF) joue un rôle central en développant des programmes adaptés aux différents segments de la population  : jeunes, femmes, entrepreneurs, populations rurales. Cette démarche pédagogique doit s'accompagner d'une intégration dans les programmes scolaires, formant ainsi une génération plus avertie financièrement. La digitalisation représente le second axe stratégique. Le développement de solutions digitales accessibles, couplé à la simplification des procédures d’entrée en relation, est de nature à accélérer l'inclusion financière. La digitalisation des paiements gouvernementaux via des portefeuilles mobiles constitue également un puissant levier de transformation des usages. Cette modernisation ne peut se faire au détriment de la sécurité. Un cadre de protection des consommateurs est essentiel, comprenant des règles sur la transparence tarifaire, la lutte contre le surendettement et le traitement des litiges. La sensibilisation aux enjeux de cybersécurité doit accompagner ce développement digital. Des initiatives comme la Stratégie nationale d'inclusion financière illustrent cette volonté d'orchestrer une transformation équilibrée, où l'innovation financière se développe dans un cadre sécurisé et inclusif.

 

F. N. H. : Le Baromètre met en avant l'importance des initiatives d'intégration financière comme le PAPSS, la ZLECAf et l'AELP, mais leur progression est inégale. Quel rôle le Maroc peutil jouer dans cette dynamique, et quelles opportunités pourraient émerger pour la place financière de Casablanca dans ce contexte ?

H. B. : Le Baromètre 2024 dresse un constat nuancé de l'intégration financière africaine. Si le PAPSS montre des signes encourageants avec 20% d'opérationnalité élevée, la ZLECAf et l'AELP progressent plus lentement, avec respectivement 8% et 7% d'opérationnalité élevée. Dans ce contexte d'évolution graduelle, le Maroc, à travers notamment Casablanca Finance City (CFC), est idéalement positionné pour jouer un rôle d'accélérateur. Premier centre financier du continent, CFC s'impose déjà comme un hub stratégique, hébergeant des entreprises opérant dans une cinquantaine de pays en Afrique. Cette position unique permet d'envisager plusieurs leviers d'action face aux défis identifiés par le Baromètre, notamment l'impact limité perçu de la ZLECAf et de l'AELP par respectivement 48% et 65% des répondants. Pour Casablanca Finance City, ces initiatives, malgré leur progression inégale, ouvrent des perspectives concrètes. Le développement de services spécialisés pour faciliter les transactions transfrontalières, particulièrement en lien avec le PAPSS qui émerge comme potentiel «game changer», constitue une opportunité majeure. La création de produits financiers adaptés au commerce intra-africain et le soutien aux fintechs innovantes peuvent également contribuer à accélérer l'intégration financière continentale.

 

 

 

 

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