La Loi de Finances 2025 fait de la réforme de l’impôt sur le revenu une priorité. Plusieurs mesures ont été adoptées pour alléger la pression fiscale, particulièrement sur les ménages. Entretien avec Khalid Doumou, expert financier et économiste.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : La réforme fiscale se poursuit pour la troisième année consécutive. Quelles sont, selon vous, les mesures clés prévues pour 2025 ?
Khalid Doumou : Tout d’abord, il faut savoir que le présent PLF entre dans le cadre d’une programmation pluriannuelle des finances publiques, c’est-à-dire qu’il est élaboré dans un cadre pluriannuel de recettes et de dépenses de l’État fixant les priorités sectorielles sur un horizon temporel qui varie entre 3 et 5 ans. La programmation doit se fonder sur des priorités, car on ne peut pas répondre à toutes les demandes sociales en une année, et il faut donc les étaler dans la durée. Cette programmation pluriannuelle a 3 objectifs : assurer la soutenabilité budgétaire, permettre une meilleure allocation des ressources et enfin contribuer efficacement à la performance de l’action publique, tout en consacrant la transversalité de celle-ci. Le défi réside, pour le département du budget, de trouver le juste équilibre entre rigueur et flexibilité. L’approche hybride adoptée chez nous doit permettre de garantir une gestion financière responsable et une réactivité suffisante face aux enjeux émergents. Désormais, la Loi de Finances doit être adossée à un objectif de réduction de l’endettement (prévision de 69% du PIB en 2025 et un déficit budgétaire de 3,5%). Le PLF 2025 proprement dit a été conçu autour de quatre axes majeurs : il y a d’abord la poursuite de la consolidation de l’État social, que ce soit au niveau du processus de généralisation de la protection sociale au travers de l’Assurance maladie obligatoire (AMO), la mise en place des indemnités de chômage, ainsi que la généralisation de l’adhésion aux caisses de retraite. On constate que le ministère de la Santé sera doté de plus de 32 milliards de dirhams, soit 7% du budget général de l’État. Il en est de même pour le secteur de l’éducation nationale, écoles et universités incluses, avec l’allocation des enveloppes supplémentaires de 11 milliards de dirhams dédiées à l’éducation nationale et de 16,4 milliards à l’enseignement supérieur. En ce qui concerne la maîtrise du pouvoir d’achat des ménages, la Caisse de compensation sera dotée de quelque 16,5 milliards de dirhams, destinés à soutenir le gaz butane, le sucre, le blé tendre et la farine de blé tendre. La consolidation de la dynamique d’investissement productif, c’est-à-dire celle qui est créatrice d’emplois, est également un axe majeur de ce présent PLF. L’emploi dans le secteur privé représente 10 millions de personnes, tandis que celui dans le secteur public touche 1 million d’individus. Cette année, les nouveaux postes budgétaires à pourvoir dans la fonction publique s’élèveront à 28.906. Ce chiffre montre clairement que la création de nouveaux emplois repose essentiellement sur le secteur privé, qui doit répondre à la demande d’un vivier de 1,6 million de personnes, auquel s’ajoutent environ 300.000 nouveaux diplômés chaque année. La mise en œuvre effective de la politique de régionalisation avancée est également un chantier gigantesque qui est en train d’être déployé dans notre pays. A cet effet, la part des collectivités locales dans le produit de la TVA devrait passer de 30 à 32% dans le présent PLF. En ce qui concerne le quatrième axe, il s’agit bien entendu du travail sur la soutenabilité de la dépense publique, qui est une constante dans tout PLF. Dans cette optique, le gouvernement actuel compte maintenir le déficit des dépenses publiques entre 3,5 et 4% du PIB dans les prochaines années. Les dépenses de fonctionnement de l’État représentent 58% du budget général de l’État, les dépenses d'investissement 23% et le service de la dette 19%. Autant dire que les établissements et entreprises publics sont très budgétivores. C'est pour cela que l'on attend avec impatience les résultats de l'évaluation en cours des 273 entreprises et établissements publics rendue par l’Agence nationale de gestion stratégique des participations de l’État (ANGSPE). Selon toute vraisemblance, le Trésor public marocain devrait emprunter 125 milliards de dirhams en 2025 (65 en interne et 60 grâce à des sorties à l'international), pour permettre l’équilibre du budget général de l’État. Pour ce qui est du salariat, une révision du barème de l’impôt sur le revenu (IR) va être réalisée. La réforme de l’IR sera l’un des points nodaux de la présente Loi de Finances. Ainsi, le taux le plus élevé (dit taux marginal) a été revu à la baisse de 38% à 37%. Cette décision est accompagnée d’un relèvement de la tranche exonérée de 30.000 à 40.000 DH par an. Quant au seuil du revenu exonéré d’IR, il a été doublé de 3.000 DH brut, à 6.000 DH brut. Par ailleurs, les retraités ont été inclus dans cette exonération. Ainsi, les pensions et rentes viagères versées dans le cadre du régime de retraite de base seront exonérées de l’IR en deux phases : 50% en 2025 et 50% en 2026. Au Maroc, il est de notoriété publique que 30% des recettes de TVA sont redistribuées par l’État aux collectivités locales, pour aider à leur financement intrinsèque. Ce taux va passer dans la Loi de Finances 2025 à 32%. La baisse tendancielle du taux d’inflation et le relèvement de ce genre de seuils d’exonérations devraient avoir des répercussions intéressantes sur les plus bas revenus, en termes de renforcement de pouvoir d’achat.
F.N.H. : Grâce à des exonérations ciblées, quelles pourraient être les retombées de cette réforme sur les entreprises ? Et dans quelle mesure cette refonte pourrait-elle encourager la création d’emplois formels ?
Kh. D. : Ces exonérations ou réductions d’impôts accordées à certains contribuables soit pour des raisons sociales, soit en vue d’incitations économiques, s’appellent dans le jargon des spécialistes, des dépenses fiscales. Si elles sont parfois autorisées, elles doivent être sujettes à des évaluations ex-ante et ex-post, pour ressortir avec une étude d’impact objective et scientifique qui, bien entendu, doit être réalisée par des équipes qui n’ont pas elles-mêmes conçu ces exonérations. L’abandon de ressources fiscales doit générer un véritable retour de croissance dans les territoires où ils sont permis. Ce retour de croissance suppose que l’on arrive à concilier une réhabilitation ou une refondation du système fiscal qui puisse répondre à plus de justice fiscale et de justice sociale. Les dépenses fiscales sont passées de près de 38 milliards de DH en 2022 à 35,4 milliards de DH en 2023. En 2024, une nouvelle baisse est attendue grâce à la réforme de la TVA proposée par le projet de Loi de Finances 2024. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’informalité est définie très souvent de façon formelle. Elle désigne l’ensemble des flux économiques qui échappent à la législation en vigueur. Pour information, le secteur informel coûterait à l’État un manque à gagner fiscal de 34 milliards de DH par an. Les TPME représentent, selon les sources, entre 95% et 98% du tissu économique marocain. Quant au secteur informel, il est estimé aux alentours de 30% du PIB et représenterait, selon toute vraisemblance, 41% de l’emploi hors agricole au Maroc. Les pouvoirs publics essaient avec grand mal d’inclure la population informelle dans le circuit économique formel, mais les opérateurs de ces activités souterraines non déclarées ont acquis des réflexes ancestraux qu’il est très difficile de changer, sans politique coercitive et/ou incitative. Les différents rapports qui ont étudié la persistance du secteur de l’informel au Maroc font souvent ressortir les points saillants suivants : le niveau de qualification insuffisant qui exclut de nombreux actifs de l’économie formelle, la faiblesse des opportunités d’emplois en milieu rural, les problèmes de représentation des opérateurs informels et les lacunes en matière d’organisation des métiers qui entravent leur modernisation et leur formalisation, le faible caractère inclusif du système de protection sociale et la politique du moins d'État dans certains services publics sociaux qui poussent les acteurs informels à questionner l'intérêt de migrer vers le statut formel. Il s’agit aussi des difficultés d'accès au financement, aux marchés et au foncier adapté, ainsi qu'à l'appui et l'accompagnement non-financier adéquat vers la formalisation, mais également l'effectivité limitée de la loi et la forte emprise de la corruption pour le maintien de l’existence de petits potentats locaux et de zones de non-droit, où tout est permis. Faire de la péréquation régionale est la seule manière de rendre tous les territoires déconcentrés attractifs. En recourant aux aides ciblées pour les plus démunis, et en recourant aux bienfaits de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui désigne un ensemble d'entreprises organisées sous forme de coopératives (dont la gouvernance est fondée sur le principe d’une personne, une voix), mutuelles, associations, ou fondations, dont le fonctionnement interne et les activités sont fondés sur un principe de solidarité et d'utilité sociale, l’État central peut permettre la création de plus de richesses dans les communes. Le fameux adage «les taux hauts tuent les totaux» ou son corollaire «trop d’impôt tue l’impôt» est donc une réalité objective qui a des effets dissuasifs sur la notion de consentement à l’impôt, qui doit être parfaitement intégrée par les législateurs qui rédigent les différents projets de Lois de Finances annuels. Car pour qu’une politique fiscale soit fructueuse, il faut que tous les contribuables consentent à un impôt qu’ils ne jugent ni inique, ni exagérément pénalisant. En outre, les inégalités patrimoniales existent à la naissance, mais il ne faut pas laisser s’immiscer de nouvelles iniquités à travers une politique fiscale biaisée défendant des intérêts clairement corporatistes ou partisans. En outre, et pour accroître l’étendue de l’assiette fiscale globale, en combattant le secteur informel qui ne contribue pas à l’effort contributif, il faut appliquer des taux acceptables et non prohibitifs pour des populations qui n’ont jamais payé d’impôts. C’est la finalisation de la politique de régionalisation avancée qui devrait permettre de définir les moyens et objectifs de développement de chaque commune ou groupes de communes voisines (intercommunalité). La politique fiscale (Tax policies & tax administration) est faite pour trouver un équilibre entre la garantie des recettes dont les gouvernements ont besoin pour financer leurs programmes sociaux et économiques et le renforcement des contributions du système fiscal à une croissance économique inclusive et durable. Pour ce faire, une analyse granulométrique des assiettes et barèmes applicables doit être réalisée pour ne créer aucune externalité négative sur le budget général de l’État, des entreprises publiques, des collectivités locales et des entreprises privées de toutes tailles.
F.N.H. : La Loi de Finances prévoit également des ajustements des droits de douane, notamment pour l’économie agricole et les secteurs stratégiques. Comment interprétez-vous ces initiatives ?
Kh. D. : Les impôts indirects sont par définition des variables d’ajustement conjoncturelles devant aider certains secteurs vitaux de l’économie à ne pas manquer des entrants nécessaires à leur développement, ou éviter à la population domestique de se retrouver en situation de pénurie face à des biens de première nécessité dont elle ne peut se départir, sans crise sociale majeure. Le relèvement ou l’abaissement des droits de douane et impôts indirects est un levier de régulation des échanges internationaux, auxquels recourent les autorités financières des gouvernements au gré des conjonctures favorables ou défavorables. Bien entendu, nous avons aujourd’hui 56 accords de libre-échange dont nous devons respecter les bilatérales, mais pour le reste des pays avec lesquels nous n’avons pas signé ce genre d’accords douaniers bilatéraux, la pratique veut que les droits douaniers varient en fonction d’adversités commerciales et d’aléas qui ne pouvaient pas être déterminés avec certitude avant leur occurrence. Les produits énergétiques et alimentaires font partie des entrants stratégiques que les responsables publics doivent savoir programmer à l’amont des besoins globaux qui pourraient advenir à l’échelle nationale sur la période annuelle ou pluriannuelle à venir. D’ailleurs, le marché financier marocain a bien saisi l’importance de cet impératif programmatique, couvert en grande partie par une chambre de compensation, lorsqu’il a acté le 12 novembre dernier le lancement du marché à terme de la Bourse de Casablanca.
F.N.H. : Parmi les mesures, on note la baisse des droits d’importation sur la viande rouge, les huiles et le miel. Selon vous, est-ce une décision judicieuse dans le contexte actuel ?
Kh. D. : La pression fiscale au Maroc (montant total des recettes fiscales recouvrées exprimé en pourcentage du PIB) se situe aux environs de 20% dans les dernières années (20,3% du PIB en 2019 et 22,6% en 2022), ce qui n’est pas énorme quand on la compare aux pays de la région. Et avec la dématérialisation, les données et l’analyse deviennent la pierre angulaire d’opérations efficaces et efficientes pour les administrations fiscale et douanière. Dans un pays qui voudrait favoriser la préférence nationale et la politique de substitution des importations par de la production nationale, à qualité égale, la seule véritable question qui devrait se poser sur la baisse ou l’annulation des droits de douane et taxes assimilées, à certaines périodes, est de savoir si ces mesures sont conjoncturelles, ou si elles sont structurelles. Dans la continuité de la question précédente sur la défense du pouvoir d’achat des ménages marocains et de certaines corporations par rapport à des produits de première nécessité ou matières premières stratégiques, il faut savoir que l’utilisation intelligente de la fiscalité est primordiale pour la défense de certaines filières qui peuvent avoir des répercussions directes sur le panier de la ménagère. La viande rouge, l’huile d’olive et le miel sont des produits consommés à hauteur de 17kg/hab/an (22,8 kg par ménage pendant Aïd Al-Adha pour la viande rouge), 4,1Kg/ hab/an pour l’huile d’olive et 250 g/hab/an pour le miel. Contribuant à la garantie de la sécurité alimentaire du pays en assurant la satisfaction de près de 98%, la filière viandes rouges joue un rôle très important aux plans économique, social et nutritionnel. Le développement de la filière a permis la création de 44 millions de journées de travail à tous les niveaux de la chaîne de valeur de la filière (production, transformation, commercialisation et distribution de la viande et des produits de la viande). Le secteur des viandes rouges joue également un rôle principal dans l’approvisionnement du secteur de l’industrie et de l’artisanat en matière première, à savoir la laine et le cuir. Face à une situation devenue périlleuse pour le pouvoir d’achat des ménages, une intervention urgente a été réclamée de toutes parts afin de pouvoir juguler l’envolée des prix des viandes rouges. En ce qui concerne la baisse des droits de douane de 40% à 2,5% sur le miel de table, les apiculteurs sont en colère et avancent que cette décision non fondée, selon eux, risque de mettre en péril 36.000 emplois de la filière apicole, et profiter à 20 entreprises marocaines qui en importent déjà. Face à une baisse de production de 40%, le Maroc suspend les droits de douane sur l'huile d'olive et se tourne vers le Brésil. Traditionnellement, le Maroc figure parmi les principaux producteurs mondiaux, avec une production annuelle moyenne dépassant les 140.000 tonnes. Cependant, les conditions climatiques défavorables ont réduit cette capacité à environ 95.000 tonnes, créant un déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché intérieur. La flambée des prix qui s’en est suivie, a frappé de plein fouet les ménages marocains. Le litre d’huile d’olive, qui coûtait environ 70 à 80 dirhams, dépasse aujourd’hui les 120 dirhams, rendant ce produit de base inaccessible pour de nombreux consommateurs. Bien évidemment, la défense du consommateur marocain est primordiale quand les pouvoirs publics jugent que certaines filières doivent être défendues contre vents et marées. A mon humble avis, deux types de considération doivent être prises sérieusement en considération par le régulateur marocain, à savoir la nécessité de défendre certaines filières de production nationale en termes d’emplois, et la défense du pouvoir d’achat des ménages, quitte à subventionner certaines filières de manière directe ou indirecte. L’établissement des stratégies d’approvisionnement spécifiques à notre pays (production nationale ou recours à l’importation) doit, en tout état de cause, renforcer la coopération entre les administrations fiscale et douanière pour, d’une part, défendre le tissu productif national et, d’autre part, essayer de défendre notre souveraineté énergétique et alimentaire, à chaque fois que cela est objectivement possible et souhaitable. Si à certains moments de notre histoire économique, le recours «tactique» ou conjoncturel à la baisse des barrières tarifaires s’avère nécessaire pour répondre à la défense du pouvoir d’achat des ménages et à la préservation de la paix sociale, ou au comblement d’un déficit de production domestique passager, il faut envisager le recours à l’arbitrage des marchés d’exportation étrangers.