Les fondamentaux de nos relations économiques et financières externes n’ont rien de plus encou-rageant, comparativement aux années 80, pour justifier une libéralisation des mouvements de capitaux et une convertibilité du Dirham. La situation actuelle est bien plus fragile, voire dangereuse, que l’époque du PAS, estime Najib Akesbi, économiste et professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II de Rabat.
Finances News Hebdo : Qu’est-ce qui justifierait actuellement un débat sur la pertinence d’une convertibilité du Dirham ?
Najib Akesbi : Vous savez, cette question de conver-tibilité du Dirham est posée depuis plus de trente ans, précisément après 1983, lorsque dans le cadre des politiques d’ajustement structurel (PAS) imposées alors au pays par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ce dernier, en particulier, considérait que les «ajustements» économiques et financiers engagés alors devaient nécessairement être couronnés par la libé-ralisation des mouvements de capitaux et la convertibilité du Dirham. Et si depuis cette époque on en est encore à parler de cette convertibilité, sans avoir jamais réussi à la réaliser, la question qui m’interpelle, personnellement, est la suivante: Qu’est-ce qui aurait fondamentalement changé pour autoriser les responsables à croire possible aujourd’hui ce qui n’a pu l’être depuis plus de trois décen-nies ? J’ai beau chercher, notamment au niveau des fon-damentaux de nos relations économiques et financières externes, je ne vois rien de très encourageant. Je dirais même que, au contraire, la situation, à certains égards est encore plus fragile, voire plus dangereuse. A commencer par les marchés financiers internationaux qui commençaient seulement à être libéralisés au cours des années 80, mais une libéralisation qui a, depuis, pris des dimensions démentielles, comme l’a montré la crise de 2008… Or, la part de l’économie marocaine (et par conséquent du Dirham) n’a quasiment pas changé depuis : nous représentons toujours entre 0,12 et 0,13% du commerce mondial, et le PIB du Maroc ne «pèse» guère plus dans le PIB mondial. De sorte qu’une «attaque» contre le Dirham, tout à fait insignifiante à l’échelle inter-nationale (cela pourrait être le fait de quelques traders londoniens ou new-yorkais plus ou moins malintention-nés, ou simplement voraces…), n’en risquerait pas moins d’avoir un impact catastrophique sur le minuscule marché marocain… Ce serait le pot de terre contre le pot de fer! Et il ne resterait plus qu’à choisir entre l’hémorragie suicidaire des capitaux, les dévaluations à répétition du Dirham… ou le retour au contrôle des changes !
F.N.H. : Quel commentaire faites-vous de la politique de BAM qui préconise une convertibilité progressive ?
N. A. : Je crois que le problème de nos responsables, actuellement, est qu’ils se laissent griser par l’illusion d’une situation que tout le monde sait artificielle, voire éphémère. Les responsables de Bank Al-Maghrib, les premiers, savent bien que l’amélioration relative de nos réserves de change ne doit rien à un réel développement de notre tissu productif, et encore moins à une quel-conque amélioration de la compétitivité de nos exporta-tions ou une diversification de nos marchés… Tout au plus, nous bénéficions là de l’effet soporifique de la très forte baisse des cours des hydrocarbures et, partant, de sa facture au niveau de nos importations.
F.N.H. : Néanmoins, il faut reconnaître une pro-gression des exportations...
N. A. : Certains veulent nous faire croire que nous serions subitement devenus des «dragons» de l’exportation de voitures, avec les dernières performances à l’export de l’usine Renault à Tanger-Med… On peut se raconter des histoires et se consoler comme on peut, mais, moi, quand je constate que le taux d’intégration locale de Renault au Maroc est d’à peine 40%, et probablement inférieur à 30% si l’on le calcule plus rigoureusement et tout au long de la chaîne de valeur, je trouve plus réaliste de parler non guère des performances des exportations du Maroc, mais plutôt de celles de Renault qui emprunte le territoire marocain pour y localiser un petit maillon de sa chaîne de valeur mondiale… Pour revenir à votre question, on peut aisément com-prendre dans ces conditions que ce qu’on considère aujourd’hui comme un «matelas confortable» de réserves en devises peut demain très rapidement se volatiliser dès que les cours mondiaux en question se remettront à augmenter, situation qui ne manquerait probablement pas d’être aggravée par l’alourdissement de la facture alimentaire, après la campagne agricole désastreuse de cette année… Avec un «matelas» réduit en peau de cha-grin, comment pourrons-nous assumer la convertibilité du Dirham ? Quant à ce qu’on appellerait la «convertibilité progres-sive », j’avoue que pour l’instant je ne sais pas trop ce que cela recouvre. Il faudrait qu’on nous explique plus concrè-tement ce que l’on entend par cette «progressivité» pour qu’on puisse en apprécier la pertinence. A moins qu’on entende par là ce qui se fait déjà depuis plusieurs années, à doses plus ou moins homéopathiques (augmentation des dotations en devises des entreprises, des dotations touristiques…), auquel cas la question reste entière. Car on peut «progresser» comme on veut, à un moment ou un autre, il faut bien «sauter le pas» de la libéralisation totale, et c’est précisément ce «saut» qui fait problème. Je vous le répète en un mot comme en mille : A court et même à moyen terme (car à long terme nous serons tous morts, n’est-ce pas ?!), je ne vois pas ce qui changerait dans les fondamentaux de l’équation «Convertibilité du Dirham» et autoriserait ainsi de s’engager dans une telle aventure.
F.N.H. : Aussi, quels enseignements le Royaume peut-il tirer des pays à économie similaire l'ayant précédé ?
N. A. : Ce sont ceux-là même que je viens d’évoquer, même si je ne les ai pas cités explicitement. Car, en expliquant les risques de la convertibilité pour le Maroc, je me référais naturellement aux expériences de certains pays qui ont, dans le passé, souvent sous la pression des institutions financières internationales, succombé à la tentation de la convertibilité de leur monnaie. Je pense en particulier à l’effondrement de certains pays d’Amérique latine au cours des années 80, ou d’autres «émergents» d’Asie à la fin des années 90. Partout le scénario est quasiment le même : crise de défiance (pour une raison ou une autre, peu importe…),➛ attaques spéculatives contre la monnaie nationale en provenance de places financières internationales,➛ épuisement rapide des réserves dans un combat tellement inégal,➛ dévaluation et/ou mesures de sauvegarde,➛ retour à la case départ, après avoir entre-temps laissé beaucoup de plumes dans l’aventure… Si l’on ajoute à cela que la plupart des pays dont il est question, que ce soit en Amérique latine ou en Asie, étaient généralement dans une situation meilleure que celle du Maroc d’aujourd’hui, vous comprendrez que la meilleure leçon à tirer de leur expérience tient en un mot : Prudence.
S. Es-siari & I. Bouhrara