Le processus de compensation demeure inachevé et le grand défi est de l’élargir aux autres produits de base : sucre, farine et, surtout, le gaz butane qui a représenté plus de 60% des dépenses de compensation en 2015.
L’éducation est un gouffre financier. Pour la retraite, le plus dur reste à faire. La mise en œuvre de la Loi organique des finances n’est pas un pari facile et nécessite un effort conséquent. A. Jouahri tire la sonnette d’alarme sur l’inefficacité de la dépense publique.
C’est avec un francparler habituel que le gouverneur de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, a témoigné de la portée du Colloque international des finances publiques qui vient de tenir sa dixième édition sous le thème : «Pouvoirs politiques et finances publiques». De par sa pertinence, ce colloque est devenu au fil des ans l'un des principaux forums de débats et de réflexions pour les décideurs, les politiques, les chercheurs, la société civile… en matière de finances publiques. Selon A. Jouahri, l’importance de ce colloque se résume à la pertinence des sujets abordés qui ont pour toile de fond la bonne gouvernance et la soutenabilité des finances publiques dans un monde aléatoire. Il souligne d’emblée : «Les finances publiques sont à la croisée de plusieurs domaines aussi intéressants les uns que les autres pour le développement économique et social du pays». Il rappelle à ce titre que BAM, en tant qu’institution qui pilote et gère la politique monétaire, suit de très près la politique budgétaire dont les données constituent des ingrédients importants dans la décision monétaire et conditionnent dans une large mesure son efficacité.
Ce témoignage a été une occasion pour le gouverneur de partager avec l’assistance et les intervenants les faits et les enseignements de son long parcours professionnel qui a débuté dans les années soixante. Une projection dans le temps qui en dit long sur l’évolution des finances publiques dans un pays qui, au début des années 80, n’a pas échappé au Programme d’ajustement structurel. «Un simple regard sur nos finances publiques et notre économie en général montre que nous sommes revenus de très loin par rapport à notre situation des années 70 et du début des années 80. Ce qui n’est pas le fruit du hasard, mais d’une volonté politique continue d’assainissement, de redressement et de réformes», tient-il à rappeler. Dans son allocution, A. Jouahri n’a pas manqué de relever les effets dévastateurs de la crise financière de 2008 et que les autorités ont pu gérer avec doigté. Dans ce même sillage, il souligne fermement: « Dans un monde de plus en plus volatil et de plus en plus incertain, il faut rester vigilant. C’est la seule manière d’assurer sur le long terme la soutenabilité des finances publiques ainsi que l’efficacité budgétaire et de pouvoir dégager davantage de marges pour l’investissement économique et social».
Les appréhensions du gouverneur
Ces propos éloquents n’ont pas empêché A. Jouahri de rappeler amèrement les boulets que traîne toujours l’économie marocaine. Le cas de l’aggravation de la charge de la compensation qui a atteint 57 Mds de DH en 2012, soit 6,7 % du PIB, a conduit à un dérapage budgétaire inquiétant. Sa réforme s’imposait comme une question de survie pour les finances publiques. Du coup, le gouvernement avait décidé d’amorcer le démantèlement progressif du système de subvention du carburant. «Aujourd’hui, cette expérience peut être considérée comme étant réussie et est souvent citée par les instances internationales et les agences de notation comme exemple». Toutefois, cette compensation se caractérise par une asymétrie que nous observons depuis la libéralisation du secteur des carburants en décembre 2015. En effet, la répercussion des cours internationaux sur les prix à la pompe au détriment du consommateur (on ne répercute pas la totalité de la baisse) interpelle à juste titre les autorités concernées pour davantage de vigilance. Aussi, le processus de compensation demeure-t-il inachevé et le grand défi est de l’élargir aux autres produits de base : sucre, farine et, surtout, le gaz butane qui a représenté plus de 60% des dépenses de compensation en 2015. Si l’on prend l’exemple du sucre, sa décompensation n’a pas eu lieu comme prévu au mois de janvier 2016 pour des raisons électorales. La hausse des tarifs d’eau et d’électricité (dans le cadre du contrat-programme de l’ONEE) a entraîné des contestations sociales dans certaines villes du Royaume. C’est dire l’ampleur des défis restant à relever. D’où la nécessité de la politique de ciblage pour épargner les démunis et éviter la grogne sociale. Le Maroc peut s’inspirer de certains pays ayant réussi le ciblage, tout en prenant en considération ses spécificités.
Autre écueil soulevé par Jouahri, c’est celui de l’évolution du secteur des établissements et entreprises publiques (EEP) dont le développement remonte aux années soixante-dix dans le cadre du plan de développement économique et social initié par Feu Hassan II. Cette période a connu la création de 157 entités, soit plus d’une trentaine d’entreprises par an. En 1995, le processus de privatisation des entreprises publiques a été déclenché. Ce processus s’est soldé en 2015 par 117 opérations de cession au privé pour des recettes totales avoisinant les 110 Mds de DH (calcul fait par BAM). C’est l’une des grandes réformes du Maroc qui s’inscrit dans sa politique d’ouverture graduelle. Malheureusement, et jusqu’à présent, aucune évaluation exhaustive n’a été faite de cette expérience. «Je pense que cette évaluation est une nécessité pour les pouvoirs publics et les chercheurs pour mieux comprendre cette expérience et en tirer les principaux enseignements. Au-delà du bilan économique et social de ces opérations, il est impératif d’évaluer le processus lui-même, son développement concernant certaines entreprises privatisées pour en tirer toutes les leçons utiles (allusion faite à la Samir)», clame le gouverneur. Aujourd’hui, ce secteur continue de revêtir une importance capitale. D’après les données de la LF 2016, les entreprises et établissements publics devraient investir 108 Mds de DH, comparés à ce qui est inscrit au compte de l’Etat (65 Mds de DH). Donc, même en rajoutant les comptes spéciaux, les Segma, les collectivités territoriales, on déduit que les EEP représentent 60% des investissements de l’Etat.
«La bonne gestion des finances publiques appelle à placer la gouvernance de ces entreprises aux meilleurs standards internationaux de manière à assurer une optimisation des ressources et une efficacité de la dépense» rappelle-t-il à cet égard.
A. Jouahri s’arrête également sur le dossier des retraites. D’après lui, au lieu de régler le problème une fois pour toutes, l’Exécutif le renvoie aux calendes grecques pour le résoudre dans un contexte plus difficile. «Plus on attend, plus le chemin devient plus compliqué, plus la solution devient difficile, plus la contestation est là et plus le politique recule», s’alarme-t-il.
Dans le même sens, il insiste sur l’efficacité de la dépense qui constitue la vraie problématique du Budget de l’Etat. Au cours des dix dernières années, le coefficient ICOR (nombre d’unités d’investissement pour un point supplémentaire de PIB) ressort à 7,7 pour le Maroc, 3,5 pour la Malaisie et 2,9 pour la Corée du Sud.
L'autre exemple plus éloquent est celui de l’éducation : le Maroc est l’un des pays qui déploie le plus d’efforts en la matière, avec des dépenses avoisinant une moyenne de l’ordre de 7% du PIB, largement au-dessus de la moyenne mondiale. Et malheureusement, nous restons parmi les pays les moins performants. Entre 1999 et 2012, nous constatons près de 400.000 abandons scolaires annuels, tous cycles confondus. Un petit calcul de BAM fait ressortir une dépense d’éducation entre 8 et 9 Mds de DH annuellement. Et on continue à parler, comme si de rien n’était, de l’efficacité de la dépense et de l’équilibre des finances publiques.
Tous ces constats, aussi amers les uns que les autres, font réfléchir sur les engagements pris en interne par notre pays, en plus de ceux pris dans les agendas internationaux (changements climatiques, chantiers structurants…). Ces mêmes constats impliquent des besoins en ressources financières importants et rappellent l’urgence d’une optimisation des ressources de l’Etat et d’une révision de l’approche adoptée pour l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques.
Propos recueillis par Soubha Es-siari