Lors de sa récente réunion trimestrielle, Bank Al- Maghrib a pensé à l’adoption d’un cadre plus explicite pour sa politique monétaire, avec une feuille de route claire incluant une année de tests du ciblage de l’inflation pour une adoption définitive en 2027. Qu’attendre de cette orientation ? Éléments de réponse avec Rachid El Fakir, professeur d’économie monétaire.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : La politique monétaire marocaine a connu plusieurs évolutions. Quels ont été les tournants majeurs qui expliquent l’orientation actuelle de Bank Al-Maghrib vers le ciblage d’inflation ?
Rachid El Fakir : Comme tous les pays, la politique monétaire marocaine a connu plusieurs phases déterminantes pour façonner sa forme actuelle et orienter sa tendance au ciblage de l’inflation. Avant de présenter ces étapes, il conviendrait de montrer qu’est-ce qu’on entend par ciblage d’inflation et ce qui le fait distinguer des autres formes de politique monétaire. Actuellement, dans sa mission exclusive de mener la politique monétaire, BAM manipule plusieurs instruments pour atteindre son objectif final de la stabilité des prix. Cette stabilité demeure relative, voire impossible à être absolue, en l’assimilant à un faible niveau d’inflation, non déclaré et non explicite en demeurant dans un cadre discrétionnaire. Le ciblage d’inflation, quant à lui, constitue un cadre moderne plus transparent de la politique monétaire, avec l’obligation de la Banque centrale de déclarer une cible d’inflation quantifiée, tout en expliquant au public les moyens pour l’atteindre, avec une reddition des comptes en cas de non atteinte de cette cible à moyen terme.
Avec le ciblage d’inflation, l’objectif de la stabilité des prix est plus explicite : un niveau du taux d’inflation ou du niveau général des prix à atteindre à terme est déclaré, rendant ainsi l’ancrage des anticipations d’inflation plus efficaces tout en renforçant la crédibilité de la Banque centrale. Les fondements du ciblage d’inflation permettent une politique monétaire transparente, crédible, et une communication publique claire et facile à contrôler par les différents agents économiques, loin de toutes pratiques discrétionnaires des autorités monétaires. Cependant, la quantification de la cible d’inflation à fixer par une Banque centrale demeure l’épine dorsale du ciblage d’inflation.
En présence de plusieurs cibles visées par les différentes Banques centrales adoptant le ciblage d’inflation, BAM doit trancher sur cette cible et faire le choix optimal pour soutenir la croissance économique, la stabilité financière, le bien-être de la population et réussir le chantier du régime de change flexible escompté. Théoriquement, si pour Billi & Kahn (2008), un taux d’inflation qui maximise le bien-être économique de la société est éligible à être une cible optimale pour une Banque centrale, pour Bernanke (2004), le taux d’inflation optimal est le taux d'inflation à long terme à l'état d'équilibre qui atteint les meilleures performances économiques moyennes au fil du temps, en ce qui concerne à la fois les objectifs d'inflation et de production. Pour les principaux tournants ayant marqué la politique monétaire au Maroc avant de s’orienter vers le ciblage d’inflation, on peut en citer quatre.
Premièrement, la tendance à partir des années 2000 vers de nouveaux instruments basés sur le contrôle indirect des liquidités bancaires, favorisant les mécanismes du marché monétaire par la manipulation du taux d’intérêt au lieu du contrôle direct fondé principalement sur l’encadrement du crédit bancaire et l’ancrage sur les agrégats monétaires. Deuxièmement, la mise en place de la primauté de la stabilité des prix comme unique objectif final de BAM.
Troisièmement, le chantier de la tendance graduelle vers un régime de change plus flexible, loin du régime fixe ayant régné et gouverné les actions de BAM en matière de politique monétaire plusieurs années. Et, quatrièmement, l’environnement moins inflationniste ayant caractérisé l’économie marocaine depuis les années 2000 et la bonne assise financière en réserve de change qui conforte la stabilité macroéconomique du Maroc. Ainsi, avec l’incompatibilité de l’ancrage de change et le ciblage d’inflation, les autorités monétaires ont été obligées de procéder à une flexibilisation progressive du régime de change, avant de penser à l’adoption du ciblage de l’inflation comme cadre de la politique monétaire.
Ce cadre pourrait garantir à la Banque centrale plus de marges de manœuvre pour manipuler aisément son taux directeur afin d’atteindre sa cible d’inflation, loin de toute intervention massive sur le marché de change pour garantir la parité de la monnaie nationale par rapport au panier de devises en vigueur. Ces prérequis institutionnels et techniques, soutenus par les recommandations des institutions internationales, ont poussé BAM à bien penser à l’adoption d’un cadre plus explicite pour sa politique monétaire, avec une feuille de route claire incluant une année de tests du ciblage de l’inflation, avec l’objectif de son adoption définitive en 2027.
F. N. H. : Quelles sont les principales raisons qui poussent Bank Al-Maghrib à adopter le ciblage d’inflation à l’horizon 2027, et quels bénéfices concrets en attend-on pour les ménages et les entreprises ?
R. E. F. : La communication récente de BAM sur l’adoption du ciblage d’inflation 2027 n’était pas si surprenante. C’est un projet ambitieux, évoqué dans le plan stratégique 2019-2024 de BAM, qui demeure un choix délibéré bien réfléchi en parallèle avec le chantier de la libéralisation progressive du Dirham marocain, qui va tendre vers plus de flexibilité selon les règles du marché. Ainsi, l’orientation de la politique monétaire au Maroc vers le ciblage d’inflation émane d’un contexte d’inflation maîtrisable, d’un cheminement du contrôle du taux de change et d’instruments administrés vers des mécanismes de marchés plus développés, et d’une volonté d’ancrage efficace des anticipations d’inflation par la transparence et la prévisibilité. Une cible d’inflation claire réduit l’incertitude sur l’évolution future des prix, tout en favorisant une meilleure prévisibilité pour la bonne prise de décision et d’optimisation des allocations de ressources pour les ménages et les entreprises.
Avec une telle cible, la manipulation du taux directeur pour mener la politique monétaire devient plus rationnelle et plus déterminante pour la transmission des actions de la Banque centrale vers la sphère réelle de l’économie. Avec des politiques monétaires plus accommodantes, en ligne avec la cible d’inflation, les effets sur les taux créditeurs deviennent palpables et leurs effets sur la demande (consommation et investissement) ne peuvent que stimuler la croissance économique. Aussi, la transparence améliorée par le cadre du ciblage d’inflation, via de bonnes projections d’inflation et des communications de qualité sur la mise en œuvre de la politique monétaire, envoie des signaux clairs aux marchés, utiles pour leur bon fonctionnement, loin de tout dérapage qui risque de mettre en jeu la stabilité macroéconomique du pays.
Favorisées par le ciblage d’inflation, de telles conditions pourraient améliorer les flux transfrontaliers des capitaux à destination du Maroc par la limitation des primes de risque qui peuvent en découler. En outre, avec une faible et stable inflation, le pouvoir d’achat des ménages devient plus prévisible et favorise de bonnes prises de décision en matière de consommation et d’épargne, et éventuellement des crédits à la consommation à taux d’intérêt réels bas. De leur côté, les entreprises peuvent tirer leur épingle du jeu si la mise en œuvre du ciblage d’inflation réussit. Avec la réduction de l’incertitude sur les prix et les coûts, une meilleure planification d’investissement devient possible, notamment en présence de taux d’intérêt encourageant résultant d’une transmission plus efficace des ajustements de la politique monétaire à ces taux.
F. N. H. : Le ciblage d’inflation repose sur la capacité à prévoir l’évolution des prix, mais les chocs externes sont fréquents. Comment Bank Al-Maghrib peut-elle relever ce défi ?
R. E. F. : Certes, avec le ciblage d’inflation, l’orientation de la politique monétaire et son engagement en matière de lutte contre l’inflation sont prévisibles. Cette mission se base sur la capacité de la Banque centrale à faire face aux différents chocs internes et externes, avec la possibilité de les prévoir avec une certaine précision. De solides moyens de prévision et d’analyse d’impact des chocs, adossés à des outils économétriques sophistiqués, pourraient contribuer à atteindre la cible d’inflation fixée par la Banque centrale. Avec l’instabilité de l’environnement macroéconomique international et les mouvances géostratégiques qui l’exacerbent, la prudence et la gestion des risques liés aux actions de la politique monétaire sont de mise. La pandémie de la Covid 19, les tensions géopolitiques entre les grandes puissances mondiales et les tensions inflationnistes qui en ont découlé montrent l’importance d’une politique monétaire crédible et efficace, capable d’atteindre son objectif et protéger l’économie nationale de toute menace.
Depuis les années 2000, l’économie marocaine fonctionnait sous de faibles régimes d’inflation, même en présence de crises prononcées (crise financière de 2008, Covid-19, guerre en Ukraine ou encore guerres commerciales et les politiques protectionnistes qui se sont manifestées). Jusqu’à présent, BAM a su se montrer comme une institution capable d’honorer ses engagements en matière de lutte contre l’inflation. L’adoption future du ciblage d’inflation nécessiterait plus de prudence et de préparation, notamment si elle coïncide avec la tendance vers une flexibilisation poussée du Dirham, avec les risques et contraintes qui peuvent en découler. Une cible adéquate, un capital humain qualifié et des outils scientifiques et techniques robustes demeurent un pari sur lequel peut compter BAM pour réussir ses actions et garantir le bon fonctionnement de l’économie marocaine.
Investir dans des modèles macroéconomiques sophistiqués bien adaptés à l’environnement marocain peut améliorer les prévisions et la distinction des chocs conjoncturels et structurels et bien comprendre les origines et les effets des fluctuations. À côté du taux directeur, comme principal instrument de la politique monétaire, BAM pourrait aussi limiter tout risque de contagion financière en renforçant les mesures macro-prudentielles en s’alignant sur les standards internationaux en la matière. Une communication périodique et bien explicite qui montre et justifie clairement au public les actions de BAM et les objectifs escomptés par celle-ci renforcerait sa crédibilité et orienterait les anticipations des agents pour bien s’ancrer aux attentes de la politique monétaire. Sans le renforcement de l’indépendance de la Banque centrale, la mise en place d’un environnement institutionnel moderne et l’imposition d’une discipline budgétaire fort prononcée, l’opérationnalisation du ciblage d’inflation demeurera loin de toute logique rationnelle. Face aux chocs externes fréquents, avec une bonne coordination macroéconomique entre les politiques monétaire, budgétaire et de change, les ajustements budgétaires et de change doivent compléter l’action monétaire pour réussir le ciblage d’inflation sur le moyen terme et amortir les effets de ces chocs sur l’économie marocaine.
F. N. H. : Comment, selon vous, Bank Al-Maghrib compte-t-elle définir et communiquer sa cible d’inflation, et quels impacts cela pourrait avoir sur le crédit, les taux d’intérêt et l’emploi ?
R. E. F. : Comme déjà mentionné, la définition et la quantification d’une cible explicite d’inflation est l’épine dorsale du ciblage d’inflation. Si 2% demeure une cible d’inflation largement adoptée par plusieurs Banques centrales, notamment la BCE et la FED, ces dernières années, plusieurs économistes et praticiens remettent en question ce niveau d’inflation et prônent pour une cible dépassant ce niveau afin de stimuler la croissance économique qui a tant souffert d’une forte atonie depuis plusieurs années. Théoriquement, un niveau d’inflation favorable à la croissance économique et au bien-être de la société est éligible à être une cible d’inflation optimale pour toute Banque centrale. BAM est donc amenée à mobiliser ses modèles macroéconomiques, ses statistiques, son savoir-faire et son expertise en matière d’analyse de l’économie marocaine pour trouver une cible capable de garantir un bon compromis entre la croissance économique, l’inflation et le chômage. Si la cible de 2% parait implicitement la cible potentielle pour BAM, vu qu’elle est adoptée par les principaux partenaires économiques du Maroc, approfondir l’étude de l’impact de celleci sur l’économie marocaine dans différents scénarios de modélisation pourrait apporter d'importants éclairages sur l’optimalité de ce choix. Sachant que plusieurs Banques centrales de pays émergents adoptent des cibles dépassant la fameuse cible de 2%.
Le Brésil (3% + 1,5%, la Turquie (24%) en sont des exemples marquants à ce sujet. La prise en compte des orientations de la politique budgétaire et de la perception de l’inflation par les différents agents économiques dans la détermination de la cible d’inflation optimale pour BAM est aussi à ne pas sous-estimer. Ainsi, un ciblage d’inflation flexible qui prend en considération la croissance économique et l’emploi demeure intéressant en adoptant une cible avec une fourchette de fluctuation. Avec un ciblage graduel de l’inflation, en autorisant des dérapages temporaires liés à des chocs exogènes et en expliquant l’écart par rapport à la cible, on peut bien éviter des ajustements procycliques excessifs qui risquent de mettre en jeu la stabilité macroéconomique du pays. Avec la quantification explicite de la cible d’inflation et une communication dynamique et transparente de BAM, les canaux de transmission de la politique monétaire devraient fonctionner efficacement et agir sur les crédits accordés par les banques. Des taux d’intérêt réels bas peuvent ainsi se manifester suite à des politiques monétaires accommodantes. Une meilleure prévisibilité de l’inflation réduit l’incertitude sur les taux réels et booste la demande en encourageant les prêts à long terme à la consommation et à l’investissement, avec les effets positifs sur l’emploi qui peuvent en découler.
F. N. H. : Plusieurs pays émergents ont déjà adopté ce cadre. Quels exemples pourraient inspirer le plus Bank Al-Maghrib et en quoi cette réforme peut-elle renforcer la crédibilité du Maroc sur la scène régionale et internationale ?
R. E. F. : L’adoption du ciblage d’inflation comme cadre de la politique monétaire remonte au début des années 1990, suite aux grands débats entre praticiens et économistes sur la refonte des fondements de cette politique pour faire face aux nouveaux défis macroéconomiques, avec la nécessité d’instaurer la primauté de la stabilité des prix comme seul objectif final pour toute Banque centrale. Et depuis, plusieurs Banques centrales se sont impliquées à faire de la politique monétaire un levier plus transparent au service de la stabilité monétaire et financière. Jusqu’aujourd’hui, après la Nouvelle-Zélande en 1990, le nombre de pays, tant avancés que moins avancés, ayant adopté le ciblage d’inflation est d’environ 30 pays. Les expériences des pays de l’Amérique latine (Chili, Pérou, Mexique, Brésil) ou encore africains (Afrique du Sud, Ghana) peuvent représenter des sources d’inspiration pour BAM.
Avec le cadre du ciblage d’inflation, ces pays se sont impliqués efficacement à la lutte contre l’inflation en stabilisant efficacement les anticipations inflationnistes, tout en renforçant la crédibilité de leur Banque centrale. Ainsi, avec l’ouverture accrue de l’économie marocaine et l’alignement du système financier sur les standards internationaux, la mise en place du cadre du ciblage d’inflation pour la politique monétaire de BAM pourrait constituer une pierre angulaire dans l’édifice de la crédibilité du Maroc sur la scène régionale et internationale. Comme destination potentielle des flux de capitaux internationaux, avec son grand pas vers la refonte du cadre de sa politique monétaire et plus de flexibilisation de son régime de change, le Maroc parait disposer d’un arsenal institutionnel moderne capable de contrer les chocs externes, renforcer son attractivité pour les investissements directs étrangers et consolider son rôle de pôle financier régional. Avec plus de crédibilité monétaire, la notation du Maroc par les différentes agences de notation pourrait s’améliorer, réduisant ainsi la prime de risque exigée par les investisseurs, ce qui pourrait se traduire par une baisse du coût de l'endettement sur les marchés internationaux pour l'État et les entreprises marocaines.