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Ces zones de précarité de l’audit légal au Maroc

Ces zones de précarité de l’audit légal au Maroc

Les commissaires aux comptes exercent une mission particulièrement délicate et complexe, au cœur des conflits d’intérêt, à cheval entre le devoir de vigilance et celui de non-immixtion dans la gestion.

◆ Ce positionnement engendre des risques significatifs, qu’il est essentiel de juguler par un cadre réglementaire et institutionnel adapté aux implications du métier.

Spécialiste de la gouvernance d’entreprise et du droit des entreprises en difficulté, Selma El Hassani Sbai, également professeur universitaire de droit privé à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales Agdal Rabat (UMV), porte un regard objectif sur la pratique de l’audit légal au Maroc.

 

Propos recueillis par M. Diao

 

Finances News Hebdo : L'affaire William Saurin, qui a défrayé récemment la chronique en France, montre quelque part les limites flagrantes de l'audit légal. Quels sont les enseignements à tirer de cette affaire ?

Selma El Hassani Sbai : Au-delà de l’anecdote juridique, l’affaire William Saurin est cruciale par les questions qu’elle suscite. Il est en effet rare qu’une profession aussi discrète et respectée que le commissariat aux comptes fasse l’objet d’un réquisitoire aussi sévère par l’instance disciplinaire. Il est vrai que le rapporteur général devant le Haut conseil du commissariat aux comptes (H3C) en France a requis contre les commissaires aux comptes de William Saurin (dont deux célèbres cabinets, PWH et Mazars) la peine maximale : des amendes de 1 million d’euros ainsi qu’une interdiction temporaire d’exercer à l’encontre des auditeurs impliqués. Le gendarme de l’audit leur reproche de «graves négligences», une «confiance excessive» et «une attitude imprudente».

En réalité, l’enquête diligentée depuis 2016 à l’initiative du nouveau dirigeant a montré que la sociétémère de William Saurin a pratiqué une fraude comptable à large échelle. Elle a, de longues années durant, gonflé le chiffre d’affaires à coup de factures fictives et dissimulé les pertes colossales de l’entreprise (estimées à plus de 300 millions d’euros).

Ce maquillage comptable a apparemment bénéficié de la complicité passive des auditeurs légaux, qui ont continué à certifier les comptes annuels de William Saurin, apportant le sceau de la confiance et de la régularité à l’entreprise, en dépit des graves irrégularités qui entachaient ses comptes. C’est principalement ce qui a été reproché aux commissaires aux comptes de William Saurin et c’est ce qui a justifié la réquisition de peines aussi lourdes à leur encontre.

 

F.N.H. : Quel regard portez-vous sur l'audit légal, notamment celui des commissaires aux comptes au Maroc ?

S.E.H.S : L’audit légal constitue une profession clé qui conditionne la confiance des investisseurs et structure les pratiques financières et comptables des entreprises. On a la chance au Maroc de pouvoir compter sur des professionnels compétents, experts dans leur domaine et conscients des enjeux majeurs liés à leurs fonctions.

Cependant, ces professionnels exercent une mission particulièrement délicate et complexe, au cœur des conflits d’intérêt, à cheval entre le devoir de vigilance et celui de non-immixtion dans la gestion. Ce positionnement engendre des risques significatifs, qu’il est essentiel de juguler par un cadre réglementaire et institutionnel adapté aux implications du métier. Je pense que c’est précisément à ce niveau que des faiblesses significatives existent dans notre droit et dans notre environnement institutionnel.

Elles affectent à mon sens des aspects cruciaux de l’audit légal, en particulier l’indépendance des auditeurs légaux et leur contrôle disciplinaire et judiciaire. Ces zones de précarité doivent faire l’objet d’un débat objectif, franc et éclairé entre toutes les parties prenantes, afin d’adopter des solutions concrètes, porteuses d’améliorations réelles des pratiques de l’audit légal dans notre pays.

 

F.N.H. : Quid du devoir d’alerte et de vigilance des auditeurs légaux ? Pouvez-vous éclairer sur ces composantes particulières de l’audit légal ?

S.E.H.S : Comme je me suis attachée à le démontrer dans mon ouvrage «La Corporate governance et la société anonyme marocain  », l’auditeur légal assume -à côté des autres organes de gouvernance- un véritable rôle de «sentinelle de l’intérêt social». Il est vrai que ses diligences sont plurielles et qu’elles ne s’arrêtent pas uniquement à l’attestation de régularité comptable. C’est justement ce qui explique que dans une majeure partie des pays avancés, les législateurs mettent à la charge des auditeurs légaux un devoir de vigilance ainsi qu’une obligation d’alerte sociale. On estime, en effet, qu’un auditeur compétent et impliqué ne peut ignorer, dans le cadre de l’accomplissement de ses diligences habituelles, les irrégularités les plus graves ni les menaces les plus sérieuses qui pèsent sur la continuité de l’activité de l’entreprise dans laquelle il intervient.

Certes, cette obligation est définie par les juristes comme étant une obligation de moyens et non de résultat, de même qu’elle se conjugue à l’obligation de non-immixtion dans la gestion qui adoucit quelque peu sa portée. Il reste cependant qu’elle place l’auditeur légal au cœur du système de gouvernance des entreprises, en tant qu’agent de contrôle de la régularité juridique et comptable des entreprises. La responsabilité est le corollaire logique de cette ascension remarquable de l’auditeur légal au sein des entreprises.

 

F.N.H. : La législation actuelle régissant l'activité de l'audit légal au Maroc consacre-t-elle une place significative au devoir d'alerte et de vigilance des commissaires aux comptes ?

S.E.H.S : Considérant la position stratégique du commissaire aux comptes dans l’entreprise, le législateur marocain lui confie des missions cruciales qui dépassent la seule certification légale des comptes. En effet, l’article 547 du code de commerce met à la charge du commissaire aux comptes un devoir d’alerte, qu’il doit exercer à chaque fois qu’il a des raisons sérieuses de croire que la continuité de l’entreprise est menacée. Dans une telle hypothèse, la loi l’habilite à alerter, d’abord le Conseil d’administration, ensuite l’assemblée des actionnaires et enfin, le président du tribunal de commerce, le cas échéant (l’alerte externe).

Cette mission confiée à l’auditeur légal le consacre comme un acteur crucial de la prévention des difficultés des entreprises et de la sauvegarde de la continuité de leur exploitation. Ce n’est donc pas au niveau de la loi que se situe le problème, mais plutôt à celui de son implémentation pratique. Comment se fait-il en effet qu’en dépit de l’existence de cet article, il n’ait jamais donné lieu à des poursuites judiciaires ou à des sanctions disciplinaires significatives, impliquant la responsabilité des commissaires aux comptes, à l’occasion d’une mise en liquidation d’une entreprise ?

Est-ce à dire que la pratique de nos auditeurs légaux est à ce point irréprochable pour ne pas donner matière à questionner les auditeurs légaux à l’occasion de faillites d’entreprises  ou d’irrégularités comptables et financières graves affectant leur gestion ? En tant qu’observatrice de la gouvernance des affaires, je m’interroge fortement quant à cette passivité judiciaire et ordinale.

 

F.N.H. :Selon vous, dans quelle mesure l'affaire de la Samir, encore présente dans la mémoire collective, pourraitelle servir de leçon au Maroc pour l'amélioration de l'activité de l'audit légal et éviter ainsi les travers ?

S.E.H.S : Assurément, la mise en liquidation judiciaire d’une entreprise d’intérêt national, comme celle de la Samir, pose des questions juridiques majeures. Au-delà de la responsabilité des dirigeants et des administrateurs qui ne constitue pas ici notre propos, celle des auditeurs légaux est véritablement préoccupante.

Sachant que des irrégularités graves ont entaché la gestion comptable de la société dès 2004  : maquillage comptable, transferts et pratiques abusifs intragroupe, prélèvements financiers excessifs de l’actionnaire majoritaire etc. Comment se fait-il que de tels agissements aient été complètement ignorés par les commissaires aux comptes ? Comment se fait-il qu’en dépit du gouffre financier abyssal dans lequel s’enfonçait la Samir, les auditeurs légaux aient complètement ignoré leur devoir d’alerte sociale et se soient abstenus de tirer la sonnette d’alarme ? Le silence assourdissant qui entoure ces anomalies, constitue en soi une aberration qui, à titre personnel, m’interpelle fortement.

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