Les délais de paiement sont responsables pour 40% de ce phénomène.
3 secteurs (immobilier, BTP et commerce) représentent deux tiers des entreprises marocaines touchées.
Entretien avec Amine Diouri, directeur Études & Communication chez Inforisk.
Propos recueillis par C. Jaidani
Finances News Hebdo : Le nombre de défaillances d’entreprises a nettement augmenté au cours du premier semestre 2023. Pensez-vous que cette tendance va se poursuivre pour le reste de l’année 2023 et celle 2024 ?
Amine Diouri : Inforisk, en tant que spécialiste de la Data sur les personnes morales, prend régulièrement le pouls des entreprises marocaines, et publie à intervalles réguliers différents indicateurs microéconomiques les concernant. Si nous prenons les derniers chiffres communiqués à fin juin 2023, les défaillances d’entreprises ont progressé de 18% par rapport à la même période de 2022. Compte tenu de ce trend et des effets de saisonnalité, nous anticipons que nous finirons l’année avec environ 15.000 sociétés défaillantes, soit une progression envisagée en fin d’année de 21%. Pour 2024, il est encore trop tôt pour mesurer l’évolution des défaillances d’entreprises. Notre visibilité est encore réduite, et l’impact de certains événements encore incertain (séisme d’Al Haouz, entrée en vigueur de la loi sur les délais de paiement, Loi de Finances 2024…).
F.N.H. : Quels sont les facteurs les plus déterminants dans ce phénomène ?
A. D. : Beaucoup de facteurs négatifs se combinent ensemble pour expliquer la hausse des défaillances d’entreprises ces dernières années. La conjoncture internationale, tout d’abord, est particulièrement défavorable depuis 3 ans, avec de nombreuses crises successives : crise du Covid qui a fortement impacté le chiffre d’affaires de bons nombres d’entreprises, guerre ukraino-russe, entrainant une forte hausse de l’inflation et, par voie de conséquence, un renchérissement du coût des intrants. Les délais de paiement sont bien évidemment un facteur prépondérant expliquant la hausse des défaillances, particulièrement pour les TPE. Ces dernières subissent des délais de 240 jours et sont logiquement les principales victimes des défaillances. Autre indicateur à garder en tête : les délais de paiement sont responsables pour 40% des défaillances. C’est dire leur importance. Une autre cause structurelle peut être évoquée : la sous-capitalisation des entreprises marocaines, les rendant plus fragiles au moindre retournement de conjoncture. Enfin, citons également des éléments de l’environnement des affaires, qui est défavorable aux TPME : la fiscalité (avec les différentes réformes de l’IS ces dernières années), l’accès aux marchés publics…
F.N.H. : Le commerce et l’immobilier sont les secteurs les plus touchés. Pourquoi ces activités sont-elles très exposées aux défaillances ?
A. D. : Il faut bien comprendre que structurellement, 3 secteurs représentent deux tiers des entreprises marocaines : le commerce (33%), le BTP et l’immobilier (15% chacun). Il est donc normal que les 2 secteurs précités soient particulièrement touchés en valeurs absolues par les défaillances d’entreprises. Maintenant, si on se concentre sur certains secteurs qui ont connu ces 2 dernières années les taux de croissance les plus importants en matière de défaillance, nous retrouvons par exemple le transport et la logistique, particulièrement affectés par la hausse du carburant.
F.N.H. : Les TPME sont les plus impactées et le taux d’exposition s’inscrit dans un trend haussier. Quels sont les dispositifs à mettre en place pour remédier à cette situation ?
A. D. : Comme je l’ai dit précédemment, les délais de paiement sont les principaux responsables de la fragilisation, puis de la disparition du tissu économique. La loi 69-21 répond en grande partie à cette problématique, même si nous ne mesurerons les premiers effets réels que d’ici 24 mois. Autre point majeur : il est nécessaire d’aider les entreprises à financer plus facilement leur BFR, particulièrement leur poste clients. Et je ne parle pas simplement de financement bancaire traditionnel, mais également de solutions financières plus innovantes. Je pense plus particulièrement au cas de Cegid en France, qui propose un service de financement de factures payables en 48h, qui s’adresse aux TPE. Chaque facture émise peut être automatiquement financée, ce qui permet à la petite entreprise de disposer de trésorerie très rapidement. Plus que les dispositifs à mettre en œuvre, j’insisterai davantage sur les bons outils opérationnels permettant aux TPME de mieux gérer leurs postes clients, et donc de recouvrer leurs créances plus rapidement et efficacement. Je pense notamment à des solutions intégrées de gestion du poste clients, mêlant plateforme tech et data, le tout accessible à des prix attractifs. Ce type de solutions globales intégrées commence à arriver sur le marché et vise à aider les départements Crédit Management de nos entreprises à mieux interagir avec leurs clients.
F.N.H. : Quelles sont les conséquences palpables des défaillances d'entreprises sur les plans macroéconomique et microéconomique ?
A. D. : Même s’il est à noter qu’aucune étude complète sur les impacts des défaillances n’a, à ce jour, été publiée, nous pouvons facilement imaginer leurs conséquences. La plus évidente : des pertes d’emplois, avec comme corollaire la hausse du chômage. Le marché du travail, peu dynamique, peine à absorber les nouveaux entrants (étudiants cherchant un premier emploi, licencié économique…). Les aides sociales au Maroc étant ce qu’elles sont, la plupart des anciens salariés de ces entreprises défaillantes n’ont pas eu d’autres choix que de créer leur propre emploi, via la création d’entreprises. Les chiffres de créations d’entreprises publiés ces 2 dernières années (notamment durant la période post-Covid), en hausse assez marquée, confirment ces propos. Néanmoins, il faut bien réaliser que nous ne parlons pas d’une création d’entreprises axée sur l’innovation, mais d’une création de subsistance. Les effets sont complètement différents à long terme sur notre économie.