Dans tout conflit, qu'il soit régional ou mondial, le nerf de la guerre n’est souvent pas, et contrairement aux apparences, l’argent. Car sans logistique fluide et efficace, l’argent s'étouffe, à l’image d’une coagulation sanguine ou d’une contraction veineuse qui empêcherait le sang de circuler librement dans le corps. Or, qu’est au fond cette belle et heureuse mondialisation qu’on nous vend depuis les années 1980, si ce n’est une guerre économique de tous contre tous ?
Une guerre silencieuse, où les détroits et canaux de circulation maritime constituent des nœuds stratégiques majeurs. Mais avant d’aborder la question des détroits, faisons un bref rappel des principaux bouleversements qu’a connus la logistique mondiale. Premièrement, la période Covid. Les confinements un peu partout dans le monde et l’arrêt partiel de l’activité industrielle, et plus largement économique mondiale, ont sinistré des secteurs tout entier, dont celui du fret maritime où bon nombre d'entreprises ont fait faillite.
Le redémarrage après la fin des confinements a été rude, puisque le décollage rapide de la demande mondiale a largement dépassé la capacité d’une supply chain sinistrée et désorganisée à y répondre. Conséquence, une explosion des coûts de transports, concomitante à une inflation galopante, née des politiques monétaires totalement folles menées par la FED et la BCE durant la pandémie. La guerre en Ukraine à partir de février 2022 n’a fait qu’apporter de l’eau au moulin.
De plus, les sanctions imposées par l’Union européenne à la Russie dans les secteurs vitaux du gaz et du pétrole, ont amené cette même Europe à se rabattre sur le GNL et le pétrole américain, ce qui s’est traduit par une plus forte demande de méthaniers et de tankers. Ajoutons à cela la disparition de plusieurs raffineries du fait de la pandémie, et vous aurez un cocktail explosif que nous subissons tous les jours au niveau des pompes à essence.
Maintenant, venons-en aux détroits. Si, depuis des années, l’attention de tous les géostratégiques et géopolitologues se portait sur le détroit d’Ormuz et le Golfe arabo-persique, désormais, c’est le détroit de Bab El Mandeb et la mer Rouge qui sont au centre de toutes les préoccupations. Par ce détroit qui lie la Méditerranée, et conséquemment l’Atlantique à l’Océan indien et Pacifique par extension, 8% environ des livraisons mondiales de pétrole transitent quotidiennement. On est certes bien loin des 30% qui passent par le détroit d’Ormuz, mais ce n’est quand même pas rien. Car il ne s’agit pas que de pétrole.
Globalement, il s’agit de 10% du commerce mondial qui transite par ce détroit dont la largeur ne dépasse pas 27 km, soit 20.000 navires par an. Ce n’est donc pas pour rien que la mer Rouge est qualifiée d’autoroute maritime, puisque la fermeture du détroit de Bab El Mandeb implique de facto la fermeture du canal de Suez, obligeant ainsi ces milliers de navires à rallonger la distance parcourue et donc les coûts, en passant par l’Afrique du Sud pour accéder à l’Atlantique. Or, depuis l’enclenchement du conflit à Gaza, les Houthis, qui contrôlent des pans entiers du territoire yéménite, ont décidé d’instaurer un blocus indirect sur les ports israéliens, en menaçant d’attaquer tous les navires se dirigeant vers Israël qui passeraient par Bab El Mandeb.
L’une des premières conséquences est tout naturellement une augmentation des prix des assurances portant sur le fret maritime. Certaines compagnies pétrolières, à l'instar de BP et Equinor, ont déjà décidé de détourner leur cargaison en optant pour des trajets plus longs. D’un autre côté, Cosco, le plus grand transporteur maritime chinois, a annoncé ne plus travailler en direct avec Israël, boycottant ainsi les ports israéliens, en invoquant des questions sécuritaires. Du côté occidental, Washington a annoncé la création d’une coalition maritime mondiale en mer Rouge, pour neutraliser les attaques Houthis. Premier obstacle, les alliés des Etats-Unis refusent que leurs navires soient placés sous commandement américain.
Deuxièmement, une question s’impose : les Etats-Unis ont-ils réellement intérêt à neutraliser cette menace ? La question peut choquer, mais dans les faits, les grands gagnants de ce nouveau foyer de tensions ne sont autres que les compagnies pétrolières américaines, qui ont vu la demande européenne de leur pétrole augmenter depuis le mois d’octobre. En tout cas, la question mérite d’être posée, et elle permet peut-être d’expliquer la réticence des puissances européennes à placer leurs navires de guerre sous commandement américain.
Quoiqu’il en soit, nous n’en sommes qu’au début d’un long feuilleton géopolitique dans cette région, puisque par-delà le détroit de Bab El Mandeb et du canal de Suez, une autre bombe à retardement est en train de se mettre en place, à savoir le projet israélien de construction du canal Ben Gourion pour relier la mer Rouge à la Méditerranée, qui, en plus de mettre en danger économiquement le canal de Suez, explique en partie le désir effréné de l’actuel gouvernement israélien d’épurer ethniquement la bande de Gaza, puisque c’est par-là que le Canal devra probablement passer…
Rachid Achachi