Le bloc occidental - puisqu’il faut de nouveau parler de blocs ! - a acté plusieurs mesures contre les banques russes. D’abord, une première salve leur a interdit d’émettre des titres financiers sur les principales places financières internationales : Londres, New York, Europe. Ensuite, une deuxième salve est venue déconnecter sept banques russes du système SWIFT. Le SWIFT est un système électronique de messagerie financière, pour émettre des virements internationaux entre des banques adhérentes. Avant SWIFT, les banques devaient envoyer un télex (ou par la suite un fax), pour initier le paiement. Il fallait également discuter avec la banque partenaire des caractéristiques de la transaction. SWIFT - entré en service à la fin des années 1970 - a permis d’alimenter la mondialisation financière. Si la banque est adhérente, vous pouvez directement initier un ordre de virement en ligne, et lui transmettre des fonds de façon standardisée, sécurisée, rapide et peu coûteuse.
Le bloc occidental a hésité à initier d’emblée cette mesure, car elle va s’avérer coûteuse pour les économies occidentales. En effet, les mesures économiques qui visent à limiter les importations de la Russie, ne concernent pas l’énergie. La Russie fournit 40% des importations de gaz naturel de l’Europe, avec des parts qui peuvent aller jusqu’à 94% chez la Finlande par exemple. La Russie est également le deuxième fournisseur de pétrole de l’Union européenne avec 20% des importations.
Les Européens sont donc dépendants de la Russie pour subvenir à leurs besoins énergétiques. Quand une banque russe est sanctionnée en étant exclue du SWIFT, son client - le producteur énergétique russe - ne pourra plus l’utiliser pour recevoir les paiements de ses ventes. Mais de l’autre côté du miroir, le consommateur européen ne pourra plus l’utiliser non plus pour payer sa facture, et continuer à importer son énergie. C’est pour cela que les Occidentaux ont voulu que cette mesure soit restreinte, et qu’elle ne concerne que quelques banques, contrairement aux autres mesures qui concernent l’ensemble du secteur bancaire.
A court terme, cela compliquera la tâche des institutions financières russes pour effectuer des transactions internationales. Il sera plus lent et plus coûteux pour les banques russes de faire des transactions internationales, mais pas impossible. A moyen terme cela encouragera le développement de leur propre système de messagerie financière déjà opérationnel. Ce système géré par la Banque centrale russe annonce 400 institutions membres, contre 11.000 pour SWIFT. A long terme, cela encouragera une interconnexion entre le système de messagerie financière russe et chinois, pour embarquer probablement l’Inde et l’Iran.
A ces mesures, se rajoute le gel des avoirs de la Banque centrale russe - près de 630 milliards de dollars - qu’elle ne peut pas mobiliser pour soutenir le Rouble qui a chuté de 30%. Les grandes entreprises russes ont reçu des consignes pour vendre 80% de leurs positions en devises, et racheter le Rouble pour le soutenir. Le conflit en Ukraine est décidément autant économique, et informatique, que militaire.
Les retombées économiques de cette crise sont mondiales pour deux raisons. D’abord, parce que la Russie est un grand acteur énergétique : deuxième producteur mondial de pétrole (qui exporte 74% de sa production) et de gaz naturel; de grandes réserves énergétiques estimées au quart des réserves mondiales. Cela a pour conséquence de faire flamber le prix de l’énergie : le baril a augmenté de +50% depuis et il est désormais au-delà des 100 dollars, le gaz naturel a augmenté de +62% en une seule semaine ! La deuxième raison, c’est que la Russie et l’Ukraine sont de grands producteurs de blé : la Russie est le premier producteur mondial et l’Ukraine le cinquième. A eux deux, ils fournissent 30% du blé mondial. Les prix du blé ont augmenté de +15% en une semaine, et de +25% depuis le début de l’année.
Au Maroc, on s’attend à une croissance du PIB de +3.2% en 2022, mais les chocs sont importants cette année, et devraient peser sur cette prévision à la baisse. Il y a un choc endogène dû à la sécheresse, puis il y a des chocs exogènes dus à la hausse du prix des matières premières. Cette hausse va alourdir le coût de nos importations. Bonne nouvelle dans tout cela, le prix du phosphate a doublé entre janvier 2021 et 2022, ce qui soutiendra nos exportations. Dans ce contexte, les réserves de change qui s’élèvent à 332 milliards de dirhams, le niveau le plus élevé depuis 2015, rassurent. Reste à voir comment la hausse du prix des denrées sera absorbée par l’économie nationale.
Les statistiques sont formelles : pas de pénurie en vue, mais plutôt une hausse des prix. Pour pallier cette hausse, il faudra un engagement à tous les niveaux. Les importateurs et les grands distributeurs doivent s’engager à ne pas augmenter indument - voire baisser leurs marges - pour éviter toute forme de spéculation. Le consommateur doit s’engager à ne pas spéculer sur toute pénurie en stockant au-delà du nécessaire. Ce genre de réaction provoque de lui-même des mécanismes de spéculation. Le consommateur doit également consommer malin, en privilégiant les produits peu chers, et en réorientant sa consommation. Enfin, l’Etat doit soutenir le pouvoir d’achat des ménages. Cela vient dans un contexte peu opportun, puisque les finances publiques ont déjà largement soutenu l’économie nationale lors de la crise du Covid : l’endettement public est passé de 65% à 75% du PIB. Toute forme d’aide à la consommation ne devrait pas se faire au détriment dans l’investissement sur les projets structurants que sont le nouveau modèle de développement, et la généralisation de la couverture sociale.
En Afrique, on peut dès à présent envisager une pression sur l’aide au développement offerte par les partenaires européens. L’Allemagne par exemple a décidé de doubler son enveloppe militaire à 2% du PIB soit 100 milliards d’euros. L’Union européenne a acheté des armes pour la première fois de son histoire, en vue de les livrer à l’Ukraine. D’autres pays suivront en raison de la forte insécurité ressentie, qui poussera les Européens à ne plus compter entièrement sur les Américains pour leur propre sécurité. Le détournement des fonds publics vers l’armement questionnera les enveloppes d’aide au développement. Cela devrait pousser les pays africains à compter sur eux-mêmes et sur la coopération intra-africaine. Par contre, l’Europe cherchera à investir dans le secteur énergétique en Afrique pour réduire sa dépendance russe. Cela permettra à des pays africains au sol riche en énergies fossiles, d’attirer davantage d’investissements étrangers. Enfin, la crise actuelle rappelle la nécessité de l’autonomie énergétique stratégique. La transition énergétique ne se fera pas du jour au lendemain, mais à terme, c’est cela qu’elle pourra offrir aux Africains : une source d’énergie propre et autonome, pour alimenter leur développement.
(*) : Omar Fassal travaille à la stratégie d’une banque de la place. Il est l'auteur de trois ouvrages en finance et professeur en Ecole de commerce. Retrouvez-le sur www.fassal.net.