Finances News Hebdo : D’après les chiffres officiels, plus de 55.000 autorisations de construire ont été délivrées, 49.632 logements sont en cours de construction et de réhabilitation. Pouvez vous nous expliquer les différentes phases qui précèdent le processus de reconstruction ?
Pr Jamal Boudchiche : Le séisme d'Al Haouz est un défi majeur pour le Maroc. En effet, le tremblement de terre du 8 septembre 2023 a été une catastrophe naturelle d'une ampleur exceptionnelle. Le bilan communiqué par le ministère de l’Intérieur faisait état de 2.946 morts et de 5.674 blessés, principalement dans les provinces d'Al Haouz et de Taroudant. La réaction des autorités a été rapide et efficace. Sous l'impulsion de sa Majesté le Roi, une mobilisation générale a été mise en place pour porter secours aux sinistrés. Les équipes de secours ont rapidement déployé leurs efforts pour rechercher et sauver les personnes ensevelies.
Face à l'ampleur des destructions, l'hébergement d'urgence a été une priorité. Des centres d'accueil ont été ouverts pour héberger les personnes déplacées, et des aides d'urgence ont été distribuées.
Dès lors, la reconstruction s'annonçait longue et complexe. Un vaste plan a été lancé pour reconstruire les 55.000 logements détruits et renforcer la résilience des bâtiments face aux futurs séismes. Ce plan supervisé par sa Majesté le Roi prend en compte les spécificités culturelles de la région. Concrètement, la reconstruction à Zouia Nahlia, dans la province de Chichaoua, a suivi un processus en trois étapes.
Tout d'abord, une phase initiale de 2 à 3 semaines a impliqué la reconnaissance du terrain, le contact avec les bénéficiaires et la coordination avec divers acteurs locaux et gouvernementaux.
Ensuite, une phase de conception et d'autorisation de 4 mois pour 350 bénéficiaires a consisté en l'établissement des plans et des dossiers nécessaires pour obtenir le permis de construire, en veillant à respecter les normes de sécurité (conformes aux normes et réglement parasismique RPS 2000) et de conservation du paysage local, inclus dans le cahier des charges de l’opération et de l’architecte.
Enfin, la phase de construction a duré environ 3 à 4 mois par unité, comprenant des étapes telles que la démolition, les travaux de gros œuvre, de second œuvre et les finitions, aboutissant à la réception des travaux et à la délivrance du permis d'habiter.
Chaque étape était validée par des attestations de réception, conformes aux plans autorisés pour permettre aux bénéficiaires de recevoir l'aide de l'État via un code personnel sur mobile afin de percevoir la somme par le biais de Wafacash.
F.N.H. : Chichaoua est la 3ème province la plus impactée par le séisme, après Al Haouz et Taroudant. Comme vous supervisez les différents chantiers mis en place, en quoi consiste votre mission ?
Pr J. B. : Ma mission de reconstruction implique la constitution des dossiers de demande d'autorisation, le respect des normes de sécurité et de l'identité locale, la supervision de l'équipe de maîtrise d'œuvre et la coordination des chantiers. Je tra vaille en collaboration avec Al Omrane et les autorités locales pour résoudre les problèmes des bénéficiaires. Je participe à des réunions régulières pour suivre l'avancement du projet, tout en fournissant des conseils techniques à l'autorité locale. Mon travail est complet et global, alliant expertise technique et coordination administrative pour assurer la réussite des chantiers de reconstruction.
F.N.H. : L’Etat a mis en place une plateforme dédiée à la reconstruction pour superviser les différentes étapes. Concrètement, quel rôle joue cette plateforme et qu’en est-il de son apport ?
Pr J. B. : L'Etat a dématérialisé la gestion de l'opération et de l'équipe de maîtrise d'œuvre grâce au site interactif bâtir.co.ma. Cet outil a facilité la gestion des nombreux dossiers en un temps record, en permettant le partage d'informations en temps réel entre les services instructeurs et l'équipe de maîtrise d’œuvre.
Chaque membre numérise ses documents, qui sont validés en ligne, permettant un suivi en temps réel. Chaque intervenant a son propre accès et mot de passe, assurant une responsabilité directe sur les documents insérés et un tableau de bord partagé.
F.N.H. : Au niveau de Chichaoua, on estime que 65% des bénéficiaires ont terminé les fondations et la dalle de plancher. Que pouvez vous nous dire sur la finalisation de ce projet de reconstruction ?
Pr J. B. : La province de Chichaoua se distingue régionalement par ses avancées significatives. Malgré les obstacles rencontrés et gérés collectivement, des résultats prometteurs sont affichés pour la commune de Zaouia Nahlia.
J’ai reçu 348 demandes à traiter :
• 100 % ont été autorisées (entre décembre 2023 et mai 2024) et leur chantier ouvert
• Actuellement, 84% des travaux sont en cours (293 maisons);
• 240 unités au stade des finitions, soit un taux de 70%;
• 112 unités déjà livrées avec leur permis d'habiter, soit 33%.
A ce rythme et de façon crédible, nous pensons que l’ensemble des chantiers devraient être achevés en novembre prochain (dans un peu moins d’un trimestre).
Au regard de ces résultats, mes engagements contractuels (contrat de mission d’architecte conception et suivi jusqu’à la réception des travaux sur 12 mois pour 350 unités) sont en train d’être honorés.
F.N.H. : Pourquoi certaines régions arrivent à finaliser la reconstruction, voire reloger
leurs habitants, alors que d’autres peinent à le faire ? Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées en tant qu’acteur important dans la chaîne de reconstruction d’Al Haouz ?
Pr J. B. : Les difficultés que nous avons rencontrées peuvent être regroupées en 5 grandes catégories.
1. Tout d'abord, le cadre d'autoconstruction pose des défis majeurs, notamment dans des milieux isolés et montagneux, nécessitant une organisation complexe, lourde et coûteuse.
2. Ensuite, la disponibilité et l'acheminement des matériaux de construction s'avèrent problématiques, surtout dans les zones éloignées et inaccessibles avec une chaîne logistique non structurée.
3. La main-d'œuvre locale spécialisée est indispensable, mais parfois difficile à trouver.
4. Des contraintes économiques telles que l'inflation, la sécheresse, l’impact du contexte international entravent le processus de construction, malgré un budget initial de 1.600 DH/m2 (80.000 DH pour un logement de surface entre 50 et 60 m2 avec 2 chambres, un salon, une cuisine et une salle de bains) en moyenne pour les reconstructions partielles.
5. Enfin, le rejet des matériaux locaux par la population. Cette résistance culturelle est ancrée dans l'idée que ces matériaux, comme la terre ou la pierre, sont responsables des effondrements. Pour surmonter cet aspect, une approche multidisciplinaire devrait être élaborée en agissant sur certains leviers stratégiques :
• La sensibilisation : Il est nécessaire de mener des actions pédagogiques pour informer la population sur les avantages des matériaux locaux (disponibilité, facilité de mise en œuvre, qualités thermiques et acoustiques, esthétique adaptée). Les médias apporteraient leur appui afin de diffuser la culture des matériaux biosourcés. Il s'agit de modifier les perceptions et les comportements en valorisant les vertus des matériaux locaux.
• La démonstration pratique à travers des réalisations de modèles techniquement valides : Il s'agit de modifier les perceptions et les comportements en valorisant les vertus des matériaux locaux, ce qui faciliterait la reconstruction et préserverait l'identité locale. La puissance du modèle à travers les leaders d’opinion et l’élite locale serait un atout. Il existe dans la région des entreprises spécialisées dans la construction écologique.
L’implication de toute la chaîne de valeur du bâtiment dans ces filières alternatives serait un gage d’une économie d’échelle rentable. A ce titre, l’Etat devrait encourager la construction d’équipements (écoles, centre de santé, logements de fonction, équipements techniques etc.) en matériaux locaux conformes au règlement thermique de construction au Maroc (RTCM) et au règlement de construction parasismique (RPS 2000) dans les centres ruraux. Auquel cas, un marché s’ouvrirait aux acteurs économiques locaux. Et une garantie d’une véritable offre locale structurée et adaptée, fruit d’un volontarisme politique fort.
D’une façon générale, pour relever ces défis, nous avons développé des solutions adaptées en collaboration avec les bénéficiaires et les maçons locaux. Cela inclut un plan architectural qui prend en compte la résilience sismique, la lumière naturelle, la ventilation, la flexibilité et la facilité de construction pour une reproductibilité aisée, ainsi que l’optimisation économique de la structure. De plus, nous valorisons les savoir-faire locaux en utilisant des éléments architectoniques familiers (ouvertures, corniches, casquettes solaires, etc.) et des matériaux locaux pour les finitions moins coûteuses et intégrées au paysage, car nous utilisons les terres locales qui sont traitées contre la pluie.
F.N.H. : Après cette expérience de terrain et votre vécu sur place, quelles sont les leçons et enseignements à tirer pour l’avenir afin de mieux gérer les catastrophes naturelles ?
Pr J. B. : La gestion des catastrophes naturelles au Maroc, amplifiée par l’impact des changements climatiques sur les établissements humains, est cruciale pour l'avenir. Tirer des leçons du passé, améliorer les réponses et anticiper les crises à venir sont des priorités. L’expérience d’Al Haouz a démontré que le Maroc réagit de façon efficace et autonome car il dispose de ressources techniques et humaines suffisantes. Cependant, des défis persistent, notamment l’intégration de spécialistes logisticiens qui accompagnent les équipes de maîtrise d’œuvre. Valoriser l'architecture traditionnelle à travers la promotion d’un habitat durable et renforcer la collaboration entre différents acteurs sont essentiels pour renforcer la résilience. Sensibiliser, former et coordonner tous les acteurs impliqués sont des éléments clés pour une réponse efficace en cas de crise dans des contextes similaires.
F.N.H. : Une formation plus approfondie au niveau des matériaux locaux et de l’architecture d’urgence s’impose pour les générations futures. En tant qu’enseignant, qu’en pensez vous ?
Pr J. B. : Il est essentiel de former des architectes spécialisés dans les situations d'urgence, capables d'intervenir rapidement pour le relogement «du jour d’après» d’abord, et pérenne ensuite après une catastrophe. Les administrations font face à une pénurie de ces professionnels. La formation doit inclure des aspects théoriques et pratiques pour préparer les architectes aux crises. Il est important d'interagir avec diverses compétences pour apporter une expertise complète. Les écoles pourraient prévoir des actions de sensibilisation et des exercices pratiques pour sensibiliser aux défis des catastrophes.
L'objectif est de renforcer la résilience nationale et régionale face aux risques naturels.
Une stratégie durable centrée sur la gestion des ressources locales et la prévention des catastrophes est nécessaire.
Les architectes doivent jouer un rôle central, en proposant des solutions adaptées tout en tenant compte des aspects physiques, juridiques, psychologiques et logistiques.
Au niveau de l'enseignement, une offre de sensibilisation et de préparation aux situations d'urgence doit être présentée sous forme de modules courts (2 ou 3 jours) pour les architectes confirmés et en exercice, ainsi que des modules plus longs intégrés en fin de cursus aux élèves architectes.
A noter que la création d’un cycle de recherche et de formation post diplôme contribuerait à appuyer les stratégies et politiques publiques déjà mises en place en 2016 (avec l’appui de la Banque mondiale), du Programme de gestion intégrée des risques de catastrophes naturelles (PGIR).
Depuis 2012, je m'investis dans la promotion de l'utilisation de matériaux locaux, notamment le pisé, dans la construction post-séisme. Mes actions se concentrent sur la formation des futurs architectes. En encadrant des étudiants dans leurs projets de fin d'études, je les sensibilise aux enjeux de la construction durable et les incite à expérimenter de nouvelles techniques constructives. En concertation avec Hakim Boulouiz, directeur de l'École nationale d'architecture d'Oujda, j'ai encouragé un de mes étudiants à mener des recherches sur la reconstruction d'urgence sur la base d’enquêtes de terrain dans la région d’Al Haouz dans le cadre de son travail de fin d’études. L'objectif est de proposer une stratégie de reconstruction utilisant des matériaux locaux, en tenant compte des contraintes techniques, économiques et socioculturelles.
La diffusion des connaissances est capitale. Ainsi, cours, conférences et ateliers permettent de partager les retours d’expériences de chantiers et d’opérations afin de sensibiliser les futurs architectes et techniciens aux avantages de la construction en terre.
Le rôle de la recherche et de l'innovation est très important. A cet effet, des collaborations avec des universités nationales et internationales permettent de mener des recherches appliquées sur la performance des matériaux locaux et de développer de nouvelles solutions constructives adaptées aux contextes locaux.
A ce titre, en 2019, 2023 et 2024 des collaborations avec la direction de l’IFMEREE d’Oujda ou encore l’école d’architecture de l'Université internationale de Rabat (UIR), à l’invitation de sa directrice Imane Bennani, et l’Université d’architecture et d’ingénierie le Lubeck en Allemagne, à l’invitation du professeur Lippe Heiner, ont permis d'organiser avec les étudiants des expérimentations à échelle réelle de prototypes en terre, adobe et pisé préfabriqués ou de murs en terre antisismique.
En 2019, le Solar Decathlon de Benguérir a été la plate-forme d'un consortium d'écoles d’architecture UIR (Maroc) et Lubeck (Allemagne), auquel j'ai participé à l'encadrement en tant qu'architecte-consultant. Notre projet a remporté le premier prix grâce à l'aspect contemporain du plan proposé et à l'innovation technique mettant en valeur les avantages du pisé moderne.