Musique: dans les dédales du streaming

Musique: dans les dédales du streaming
DOSSIER SPÉCIAL MONÉTIQUE

 

Même si son modèle économique n’est pas encore totalement au point, le streaming a relancé l’économie de la musique et se révèle désormais un formidable accélérateur de notoriété pour les artistes.

 

Par R. K. Houdaïfa

 

Si Apple et Deezer ne communiquent pas publiquement sur le nombre de personnes dans le monde ayant payé pour des abonnements, Spotify dévoile, par transparence (au 31 décembre 2020), 345 millions d’utilisateurs, dont 155 millions d’abonnés, sur 93 marchés. Par ailleurs, nous pouvons prendre connaissance du nombre de fans de chaque playlist sur Deezer. Ainsi, celle dont le thème est les «beaux jours», par exemple, compte plus de 94.000 fans, celle pour courir plus de 61.000, et 88.000 personnes ont pris goût à celle pour chanter sous la douche…

Les revenus du streaming ont particulièrement participé à la croissance du marché mondial de la musique, puisqu’ils ont augmenté de 22,9% par rapport à 2019, atteignant 11,3 milliards de dollars. Pour la première fois, le streaming représente plus de la moitié des revenus mondiaux de la musique enregistrée (56,1% des revenus, dont 42% pour le streaming par abonnement et 14,1% pour le streaming financé par la publicité). Le nombre d’abonnements premium a d’ailleurs augmenté de 33,5% et la Fédération internationale de l'industrie phonographique (IFPI) estime qu’il y a 341 millions d’utilisateurs payants de services de streaming dans le monde fin 2019. Face à cette augmentation des revenus du streaming, ceux des téléchargements ont diminué de 15,3% et ne représentent plus que 5,9% du marché mondial.

Les certifications

Pour continuer à distribuer des cadres dorés (disque d’or, de platine, de diamant…), les modes de calcul prennent en compte depuis quelques années les statistiques des plateformes, et plus uniquement les ventes physiques de disques, en chute libre. Dans les années 2000, l’effondrement des ventes de CD a mécaniquement provoqué la dégringolade des certifications attribuées, qui sont passées de 644 en 2001 à seulement 73 en 2006. Il fallait faire quelque chose. Le seuil pour un disque d’or n’avait pas bougé depuis 1973 (100.000 ventes); il a donc été baissé en 2006 (75.000), puis en 2009 (50.000), au rythme de la débandade.

Aujourd’hui, 100.000 ventes suffisent pour décrocher un album de platine (c’était 300.000 il y a vingt ans). Encore plus spectaculaire, alors qu’il fallait écouler 500.000 exemplaires pour un single d’or dans les années 80, le seuil est tombé à 75.000 en 2013. Mais ces ajustements radicaux ne sont rien par rapport à la révolution consécutive au bouleversement des modes de consommation de la musique : l’intégration du streaming dans les procédures d’attribution.

Aux Etats-Unis, la RIAA (Recording Industry Association of America) a modifié ses règles en 2013 pour les singles et en 2016 pour les albums. En France, depuis 2016, les certifications du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) sont attribuées en additionnant les performances de streaming aux ventes physiques. Dans le cas des singles, seul le streaming et les téléchargements sont comptabilisés, puisque le support physique n'existe plus.

Le téléchargement de chaque titre est converti en 150 streams, qui s'ajoutent à son total. Cette méthode consiste à convertir les écoutes en «équivalents ventes», selon l’équation suivante : 1.500 écoutes en streaming d’un titre de l’album sont comptabilisées comme une vente de l’album en question. La règle exacte précise qu'il convient de soustraire, au cumul des écoutes des titres d'un album, la moitié des streams du titre le plus écouté. Pour obtenir un disque de diamant (500.000 exemplaires), il faut, par exemple, vendre 250.000 CD ou vinyles et ajouter 250.000 «équivalents ventes» grâce au streaming et aux téléchargements. 

Depuis avril 2018, les écoutes gratuites (financées par la publicité) ont été exclues du décompte; seules les écoutes payantes (les abonnements «premium») sont désormais comptabilisées afin de refléter, dans les classements, un engagement réel du consommateur.

 


 

Spotify Wrapped 2020

Le flow s'est transformé en flots. Autrefois méprisé par la majorité des professionnels et des grands médias, le rap règne désormais de manière écrasante sur le marché de la musique au Maroc, voire en Afrique. Cette domination s'est transformée en véritable hégémonie sur les streaming, les artistes rap, ou plutôt de «musiques urbaines» comme on dit aujourd'hui, trustant sans partage le top des écoutes et visionnages. Après une première édition, Spotify avait annoncé, pour la deuxième fois dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, son «Wrapped 2020» afin de célébrer les créateurs artistiques de l’année.

On y trouve trois Marocains sur les 10 meilleurs artistes les plus diffusés en 2020. En tête, El Grande Toto, juste devant le rappeur franco algérien Soolking. Stormy arrive en cinquième place, Madd à la 8ème place et pour finir Lbenj clôture le top ten. Au niveau des chansons, on trouve en tête du classement El Grande Toto avec le titre «Love nwantiti (feat. ElGrande Toto) - North African Remix» qui, par ailleurs, est resté plusieurs semaines n°1 du Top.

Ce record de longévité en tête du Top est directement suivi par le titre «Fratello» de Khtek, Stormy et Tagne. La chanson «Africain» de Stormy a été le troisième titre le plus diffusé au Maroc, à l’heure où «Lalala» de Snor est arrivée en quatrième position. Le titre «Hors-série» de Don Bigg, Draganov, El GrandeToto et Khtek occupe la 5ème place de ce classement. Aussi, à noter deux productions marocaines sur les 10 albums les plus diffusés au Maroc. «Moroccan Dream» de Tagne est le deuxième album le plus diffusé sur Spotify en 2020 au Maroc. Le très touchant album «Black Rose» de Madd arrive, quant à lui, à la quatrième place.

Effets pervers

Comment ça va, le disque ? Pas terrible, pour tout dire. Mais disons-le tout net : si la production marocaine tire spectaculairement son épingle du jeu (3 Marocains sur les 10 artistes les plus streamés en Afrique du Nord en 2020), nos élus pourront en profiter pour leur visibilité, mais malheureusement non pour, plus pratiquement, leur rémunération. 90% des artistes reçoivent moins de 10.000 dirhams par an, même avec des morceaux streamés 100.000 fois (!). Seule une infime partie de musiciens (nes) en vogue tels (les) que Eminem ou Cardi B catalysent un maximum d’écoutes et donc d’argent.

Ce problème s’avère, au fur et à mesure que le streaming s’ancre dans les pratiques culturelles et numériques, de plus en plus complexe et profond. Le marché des plateformes, intensément compétitif et dépendant d’échafaudages financiers de plus en plus compliqués et détachés des revenus générés par les écoutes et les abonnements, entraîne ses propres effets pervers qui vont à l’encontre des beaux discours sur le soutien à la création serinés par Spotify, Apple ou Deezer. Une étude, à l’initiative d’Alpha Data Music, faisait état d’une concentration massive des écoutes : sur les 1,6 million d’artistes dont la musique a été mise à disposition sur les plateformes en 2019, 1% d’entre eux ont capté 90% des écoutes globales. Parmi ces 1%, 10% ont même concentré 99,4% des écoutes.

Ce qui signifie que 1,44 million de la communauté d’artistes dont la musique est présente sur Spotify, Apple Music ou Deezer représentent ensemble 0,6% des écoutes globales. Autant dire que le mythe de la corne d’abondance à portée de clics, qui était le principal argument commercial des plateformes aux premiers temps, a fait son temps. Car, au-delà des beaux discours, rien ne dit que les plateformes, soumises à des pressions financières énormes et à une prise d’intérêts de plus en plus pugnaces des majors, continuent à s’encombrer de yottaoctets d’œuvres musicales qui n’intéressent qu’une infime partie de leurs abonnés.

Ainsi, la très improbable «correction» des taux de répartition des écoutes, appelée de leurs vœux par de plus en plus de créateurs, ne résoudrait en rien le problème de leur appauvrissement. Le streaming ne fait pas vivre, ni survivre les musiciens. Il est temps que le grand public, toujours plus nombreux à embrasser le streaming dans ses usages culturels par commodité - mais aussi parce qu’on lui a présenté le streaming comme la seule alternative viable au téléchargement illégal -, en soit informé. Le système n’est pas cassé, il n’a jamais fonctionné.

 

 

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