- Il est temps d’initier une approche globale et inclusive afin de construire un vrai système de protection sociale, intégré et cohérent.
- C’est la conviction de l’économiste Mohamed Berrada, qui, dans cette interview, fait des recommandations pertinentes pour un système qui intègre les autres aspects de la vie économique et sociale.
Finances News Hebdo : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le système de protection sociale au Maroc ?
Mohamed Berrada : Hétéroclite. Je ne crois pas que l’on puisse parler d’ailleurs de système. C’est une suite d’actions ou de programmes menées par les pouvoirs publics dans le temps, en fonction des nécessités du moment, pour une population déterminée, dans des circonstances particulières et avec un cadre juridique et des règles de fonctionnement distincts.
Aujourd’hui, certainement plus d’une centaine d’éléments composent cet ensemble, c’est certes un effort louable. Mais ce sont des éléments sans liens entre eux, engendrant ainsi des chevauchements de leurs actions, un manque de coordination et de couverture sociale, des surcoûts, une multiplicité d’intervenants entraînant ainsi une dilution des responsabilités ! Le résultat, c’est que des individus non dans le besoin peuvent être surprotégés, alors que d’autres nécessiteux peuvent se trouver exclus des filets de l’assistance sociale !
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F.N.H. : Quelle serait, selon vous, la meilleure approche pour rendre efficient ce système ?
M. B. : Vous le savez, on a pris l’habitude dans nos approches de privilégier la fragmentation, la parcellisation des phénomènes au lieu d’une approche complexe dans laquelle les relations entre les parties sont plus importantes que les parties elles-mêmes, c'est-à-dire une approche globale et inclusive.
Le moment est venu de construire un vrai système de protection sociale, intégré et cohérent, avec l’ambition de couvrir la population en besoin de protection de manière équitable, efficace, responsable et transparente. On ferait, à mon avis, la même erreur si on envisage le système de protection sociale de manière intrinsèque, indépendamment des autres aspects de la vie économique et sociale…
F.N.H. : Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
M. B. : La protection sociale ne vit pas en vase clos ! Notre pays souffre actuellement de deux maux principaux : le chômage des jeunes, et en particulier celui des diplômés, et l’aggravation des inégalités sociales susceptible de fragiliser la cohésion sociale. Notre modèle de développement s’est essoufflé malgré le volume considérable d’investissements en capital fixe injecté sans se traduire par de la croissance et des emplois significatifs.
Le problème vient du fait qu’on a privilégié le capital fixe au capital immatériel, dont les composantes principales sont le capital humain et le capital social. Les deux sont liés ! Pour moi, créer des emplois serait le socle premier de tout système de protection sociale. Le travail est évidemment une source de dignité humaine, mais c’est aussi une source de revenu et de cotisations sociales. Sur 10 millions d’actifs occupés que compte notre pays, seuls 4 millions bénéficient du dispositif de sécurité sociale, AMO et retraite comprises. Sans parler du fait que seulement 1 salarié sur 2 est déclaré à la CNSS.
Le chômage alimente l’inégalité et la souffrance... Tout cela pour dire que la construction d’un système de protection sociale dans notre pays doit être intégrée dans la vision d’un nouveau modèle de développement qui reste à concevoir, en liaison avec ses multiples aspects : économique, financier, fiscal, social, agricole, industriel, éducatif, culturel… Mais je dois dire aussi que si la protection sociale est un facteur de croissance et de stabilité sociale, elle a besoin aussi de financement.
F.N.H. : Justement, le gouvernement envisage de mettre en place des aides directes qui se substitueront aux subventions sur certains produits, comme notamment le gaz butane. Cette approche est-elle viable à long terme ?
M. B. : Difficile de répondre à cette question si on ne la replace pas dans le cadre d’une vision globale. On peut prendre, mais pour donner. On a indexé par exemple le prix des carburants au cours mondial du pétrole. Ce fut une bonne et courageuse initiative ! Cela s’est traduit par une réduction considérable des charges de compensation ! Qu’a-t-on fait de ces économies ? Tout le monde sait que les charges de compensation ne profitent pas seulement aux couches défavorisées… comme l’utilisation du sucre dans l’industrie alimentaire, ou le gaz butane subventionné pour alimenter les motopompes agricoles…, alors qu’il serait plus opportun de subventionner des pompes solaires ! Le problème de la Caisse de compensation doit être apprécié en relation avec les autres composantes de la politique de développement.
F.N.H. : Alors comment faire ? Les besoins de financement sont considérables pour couvrir les populations exclues du système de protection sociale.
M. B. : Notre pays consacre 60 milliards de dirhams par an, soit 5% de son PIB aux dépenses de sécurité sociale en matière de santé et de pensions de retraite, et 6% du PIB si on prend en considération les subventions du gaz butane. On est loin des 15% des seuls pays dits émergents. Pas de ressources, pas de protection sociale efficiente. Comment trouver de nouvelles ressources ? A cet effet, il faut d’abord mettre en place des dispositifs pour mieux connaître, analyser et apprécier la situation sociale des populations cibles. Répondre à la question : qui ?
F.N.H. : Pas d’actions sans informations…
M. B. : Oui ! Le gouvernement envisage de mettre en place une Agence nationale des registres qui regroupera un registre national de la population, mais surtout un registre social unique. Cela permettrait évidemment d’améliorer l’identification et l’efficacité des programmes de protection et de rationaliser l’utilisation des ressources. Améliorer notre système de gouvernance du système, à mon sens c’est le point de départ !
Ensuite, promouvoir les ressources. A l’instar de toute politique fiscale, élargir la base imposable pour améliorer les ressources. Faire entrer le système informel dans le circuit. Élargir la couverture au bénéfice des populations qui ont des capacités contributives, mais qui en sont exclues : travailleurs non salariés, activités libérales, les indépendants. Réfléchir à la mise en place d’une fiscalité dédiée pour marquer la responsabilité de l’État dans ce domaine, sans que cela n’impacte la capacité concurrentielle de nos entreprises. Mais surtout, à mon avis, impliquer les acteurs locaux et la société civile dans le cadre de partenariats PPP innovants à mettre en œuvre… La protection sociale est de la responsabilité de tous !
F.N.H. : L’un des grands chantiers structurels auquel doit s’attaquer le gouvernement concerne la réforme des retraites. Quelle lecture portez-vous sur cette réforme, et plus globalement sur le système de retraite au Maroc ?
M. B. : Comme vous le savez, notre population vieillit, du fait de la baisse de la fécondité - urbanisation et coût de la vie obligent - et de la progression de la longévité ! Actuellement, l’effectif des personnes âgées de plus de 60 ans dépasse 8% de la population et atteindra 15% en 2030.
F.N.H. : Quelles conséquences ?
M. B. : Tout d’abord, cette évolution démographique va peser sur les équilibres financiers des régimes de répartition, ce qui nécessitera des ajustements au niveau des cotisations, ou des pensions, ou bien de l’âge de départ à la retraite.
Mais il y aurait aussi d’autres problèmes. Les demandes de soins et d’aides quotidiennes vont s’accroître avec l’âge, avec plus de dépendance des personnes âgées, alors que la solidarité familiale pourrait baisser du fait du plus faible nombre d’enfants par famille et de leur éloignement.
Mais, bien plus grave, seulement 30% de cette catégorie d’âge perçoivent une retraite. Pour le reste : rien ! Il est pris en charge par les descendants, sinon par les dispositifs de charité…
Vous avez raison de soulever cette question. Notre système de retraite couvre à peine 40% des actifs. Plus de 6 millions n’ont aucune couverture ! Nous devons impérativement chercher à élargir la base de couverture des pensions de retraite comme celles des cotisations sociales. Et cela dépend d’une politique de croissance créatrice d’emplois, mais aussi d’une bonne gouvernance du système ! Avec un sens de responsabilité et une démarche systémique pour pérenniser et mieux coordonner les régimes et assurer leur équité. Car c’est aujourd’hui qu’on doit penser aux personnes qui vont atteindre les 60 ans, garantir leurs droits, leur dignité et leurs revenus. Pas demain ! ■
Propos recueillis par D. William